L’espace des morts, l’enjeu de l’incommunication

faut une césure propre au déni de la mort comme en parlait Louis-Vincent Thomas 2 pour croire que les sociétés d ... 1 Louis-Vincent Thomas, La mort...

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L’espace des morts, l’enjeu de l’incommunication Patrick Baudry * Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)

La construction de l’espace des morts tient de l’obligation la plus incontournable : situer les défunts, s’en séparer… Mais l’enjeu est aussi celui d’une médiation avec l’inconnu, avec l’incommunicable. Faire avec l’ambigu, c’est faire place à l’existence incertaine, au jeu vital d’un imaginaire imprévisible.

L’espace des morts ne ressortit pas seulement à une gestion rationnelle des cadavres. Il s’agit de matérialiser un lieu, mais pour qu’il fasse sens de hors lieu. Pour le dire autrement, il faut savoir que les morts sont là (ou ici) pour les situer ailleurs. L’enjeu de fond des funérailles est de permettre une séparation articulatoire. Les morts qui ne sont pas seulement absents, ou plutôt qui ne sont même plus absents, comme le disait Vladimir Jankélévitch 1, trouvent ainsi une autre présence dans les rapports que les vivants nouent entre eux et qu’ils ne peuvent mettre en scène qu’en s’affrontant à cette altérité radicale. Il n’y a ici aucun choix : il faut façonner l’espace des morts, parce que ce façonnage, cette fiction, permet la mise en scène de l’espace des vivants. On le comprend : l’imaginaire n’est pas croyances ou naïvetés, représentations fausses ou déformations d’une réalité mais mise en forme d’un rapport au monde. Mais que devient aujourd’hui cette mise en scène ? Faudrait-il regretter qu’elle soit aujourd’hui moins “efficace” qu’autrefois ?

1. L’épreuve du désarroi Allons au cimetière et plus précisément devant la tombe. Mais au fond devant quoi ?, et où ? Le cimetière devient de façon tautologique l’endroit où sont mises les tombes. Mais que signifient-elles elles-mêmes ? Le défunt est-il là ? Est-il encore là pour que je m’adresse à lui, pour que je lui parle et que je “soigne sa tombe” ? Le corps du mort n’est pas * 1

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Vladimir Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 247

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l’essentiel, me dit-on. C’est son âme qui importe. Or elle serait partie. Et donc la personne avec elle. Que faire donc devant cette tombe censée contenir un corps, mais qui se résout à des restes, et qui de toute façon ne contient plus l’âme en allée du défunt ? S’agit-il de parler aux pierres tombales ? De marmonner devant des monticules ? En Occident ce qui s’est construit, c’est bien une mise en scène du rapport aux défunts mais dans la plus stricte ambiguïté. Le mort n’est plus là, et le cimetière serait pourtant le lieu d’une visite qu’il faudrait lui faire. On me demande d’obéir aux conventions du respect des morts, mais en même temps il faut croire qu’ils ne sont plus à l’endroit même où les conventions fixent un absurde rendez-vous. Du corps au cercueil, du cercueil à la tombe, de la tombe à la pierre tombale, la “présence” du mort se déplace, et ce que l’on retient ne contient plus le décédé ni son souvenir. Jean-Didier Urbain l’a montré : cette lourde pierre qui vient en lutte contre la putréfaction, cette pierre massive et lisse, est aussi une porte lourdement refermée sur celui dont on entend qu’il n’aille pas s’échapper de l’endroit où on l’enferme 1. Mais comment s’échapperait-il de l’endroit d’où il n’est plus ? Ce ne sont pas des croyances qui entrent seulement en faillite. C’est leur ambiguïté de fond qui se tolère de plus en plus mal ou qui s’élabore de moins en moins bien. Bien rares sont les personnes qui ont des opinions arrêtées sur la question des cimetières. Ou plutôt, et ceci est important, si l’on sait (ou croit savoir) ce que l’on veut pour soi-même, on peut se montrer tolérant à l’endroit d’opinions tout opposées aux siennes, et l’on peut pour ses propres proches accepter l’idée d’une manière de faire qui pourrait être toute divergente de ses propres intentions. En bref il n’y a plus un corps de règles qui s’impose, mais des usages variés qui apparaissent de coutumes : qui perdent ce faisant de leur unité non pas seulement au plan des pratiques observables mais à celui des significations que ces coutumes désunies ne contrôlent plus. Jean Baudrillard l’a bien dit : « Notre mort à nous, c’est quelqu’un qui fout le camp » 2. À partir d’une situation aussi faible, que peut-on faire si ce n’est tenter de gérer des croyances incroyables avec des pratiques forcément mal adéquates ? Mais ce qu’il faut prendre en compte ce n’est pas seulement le délitement des croyances et des pratiques, ou leur remaniement, mais d’une part la fragilisation d’un soutènement symbolique et d’autre part la résistance qui s’opère dans une culture au quotidien à la disparition de la mort comme limite ou au traitement de la mort comme disparition. Le “désordre” actuel des manières de faire et de penser n’est pas en effet le simple reflet d’une société qui voudrait s’édifier sans la mort, sans la question de la mort et donc sans les réponses qui constituent la culture comme telle. Ce désordre, ou ce qui se perçoit ainsi, participe également d’une culture de 1

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Jean-Didier Urbain, La société de conservation, Paris, Payot, 1978, p. 252 et suivantes. Jean Baudrillard L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 251.

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fond qui résiste avec ses contradictions ou ses hésitations à l’éviction de la question de la mort. Et ces résistances sont à trouver précisément du côté des rites et du désarroi qui s’y manifeste, dans ce désarroi et dans les rapports aux défunts qui perdurent, qui se prolongent dans les gestes et les paroles ordinaires que la professionnalisation ou que la technicisation d’une société qui se voudrait sans dehors n’atteignent pas. L’événement de la mort ne se traite pas comme une malheureuse disparition, mais bien comme un traumatisme qui touche à la fois la personne et la société et, aussi bien, les survivants et le mort. Ainsi peut-on comprendre ce qu’écrit Henri Michaux sous forme de “fiction” dans Au pays de la magie : « Il est des morts embarrassés, malades. Il en est qui deviennent fous. Ici entrent en scène les Psychiatres pour morts. Leur tâche est d’orienter les malheureux, de les guérir des troubles que la mort leur apporta. » Et Michaux ajoute : « Cette profession demande beaucoup de délicatesse. » 1. De même faut-il beaucoup de délicatesse culturelle pour que le vivant se sépare du mort, et qu’il entre dans la possibilité de remanier un rapport modifié. Remaniement qui ne le concerne pas lui seulement en son for intérieur. Mais qui touche à la place qu’il a à occuper autrement lui-même, dans sa relation aux autres générations 2. L’idée contemporaine qu’il faudrait « gérer le deuil » 3 (contrôler les effets d’une altération) et que la communication avec les morts est technologiquement à notre portée, signale a priori l’incapacité symbolique d’une société où l’énigme de l’altérité devrait se résorber. Mais le deuil, dont essentiellement on ne contrôle rien, s’avère d’autant plus incontrôlable. Il fallait une certaine société pour tenir les morts en un lieu, et se satisfaire de ce logement (du reste, était-il satisfaisant ? et ce lieu n’était-il qu’un lieu ?). Notre société retrouve la question anthropologique d’une place des morts qui ne saurait précisément se localiser et se gérer. Place des morts qui interroge l’incertitude de la place des vivants. Ou peut-être place incertaine des vivants qui provoque le tourment d’une “disparition” pour laquelle l’explication des religions devient insuffisante…

2. L’œuvre du symbolique Les sociétés dites traditionnelles se prêtent, en raison de la “traditionalité” à laquelle on les réduit préalablement, à des simplifications. L’opposition “historique” entre sociétés du passé et mondes d’aujourd’hui donne une apparence de processus à des typologies qui peuvent n’avoir aucun sens. Ainsi, selon la légende, c’est “hier” que l’espace des morts

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Henri Michaux, Au pays de la magie, Paris, Gallimard, 1967, p. 146. Voir Patrick Baudry, La place des morts, Paris, Armand Colin, 1999. Voir Patrick Baudry, Le deuil impossible (en collaboration avec Henri-Pierre Jeudy), Paris, Eschel, 2001.

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étaient situé, que l’articulation symbolique des défunts et des vivants était opératoire. À présent, nous serions dans le flou et l’indéterminable. Contre cet historicisme exotisant, il faut rappeler que notre hésitation ne provient pas de la disparition d’un monde traditionnel qui, définitivement, serait l’apanage de sociétés que nous ne pourrions plus rejoindre, mais qu’elle est le symptôme d’une mise en doute des catégories classiques et de certitudes organisationnelles qui ne fonctionnent plus. Ce ne sont pas les sociétés traditionnelles qui “savaient”, mais nos sociétés qui croyaient savoir. En somme ce que nous devrions regretter, ce n’est pas une primitivité perdue hélas disparue, mais un ordre social, une répartition, une logique distributive qu’aucune société dite traditionnelle n’a jamais pratiquée. En société négro-africaine, la mort n’est jamais cet événement individuel que nous refoulons dans la fin de vie et que nous voudrions situer dans le corps du mourant. Elle est toujours, comme le dit Louis-Vincent Thomas « en train de se faire » 1. Quant aux morts, ils ne sauraient être des “disparus” mais des intermédiaires dont l’action bienfaitrice n’est jamais acquise. Ce sont nos sociétés qui ont cru qu’on pouvait parquer les morts dans des lieux clos et qu’ils demeureraient éternellement immobiles dessous leurs marbres. Cette idéologie du stockage et du bon rangement aura-t-elle d’ailleurs vraiment convaincu ? L’homme de la société industrielle aura-t-il vraiment cru que le défunt (defunctus) pouvait devenir une figure sans fonction ? Un imaginaire macabre veut donner aux décédés un rôle sournois. Des mysticismes organisent des rencontres avec des esprits. Un érotisme met en scène l’excitation trouble qui s’expérimente près des tombes. Les vivants n’ont peut-être jamais cru, même sous les feux d’une rationalité triomphante, que les morts ne pourraient plus agir. Bien des années après le décès d’une personne, on rêve qu’on l’a revue et qu’elle allait beaucoup mieux… La psychanalyse sera venu dire, sur un mode savant, l’action de ceux qui ne sont plus là et le rôle qu’ils ont. Il faut une césure propre au déni de la mort comme en parlait LouisVincent Thomas 2 pour croire que les sociétés d’autrefois “croyaient” à des morts autrement présents, à des défunts agissants, à des ancêtres que la mémoire ne peut ranger dans des souvenirs intacts. Curieusement cette incompréhension de l’univers symbolique dont les sociétés “traditionnelles” n’ont nullement le monopole, s’accompagne de leur idéalisation. Idéalisation qui sert, entre autres, à décréter que le monde contemporain a perdu le chemin du sens 3.

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Louis-Vincent Thomas, La mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 91. Voir Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot 1999, p. 55. Michel de Certeau le disait bien : « Les ministres du savoir ont toujours supposé l’univers menacé par les changements qui ébranlent leurs idéologies et leurs places. Ils muent le malheur de leurs théories en théories du malheur », in L’invention quotidien, Paris, UGE, 1980, p. 177.

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Tout un ensemble de discours, notamment médiatisés, se sera construit sur un mode nostalgique, comme si toujours nous courrions davantage vers notre perte, comme si le vide (nécessairement menaçant) nous éloignait d’une plénitude (évidemment heureuse). Une certaine critique de la modernité aura également servi cette tendance. L’idéalisation réactionnaire d’une mort “apprivoisée” – les analyses complexes que LouisVincent Thomas faisait des sociétés “primitives” sont plus difficiles à entendre – continue de prévaloir comme si la familiarité avec la mort était un acquis historique 1. Or il faut se demander au nom de quoi la parole devrait être facile, quelle idéologie communicationnelle gouverne l’appétit de transparence et conduit à escamoter l’indicible ? La noncoïncidence du monde avec lui-même se dit déjà dans l’échange commun et la parole ordinaire. Parler n’est pas “communiquer”, si l’on se fait de la communication l’idée d’une interaction efficace et rentable. Heureusement nous parlons pour ne “rien dire”, ou plutôt pour dire l’entre-nous que la parole porte dans le dit sans le dire 2. De même l’écriture n’est-elle jamais simple saisie du maintenant, ni évasion vers l’après, mais présence par devers soi du non-saisissable, tension non pas vers l’ailleurs situable, mais situation “obscure” de l’ailleurs, du “non encore”, dans la tension même. Les mots peuvent sans doute être trompeurs, véhicules d’opinion, de fausseté et d’humeurs qui nuisent à l’exactitude. Mais ni la rhétorique la plus bouclée, ni la prétention du “bien écrit”, ne peuvent dissiper un travail dans l’écriture, où la non-coïncidence d’avec soi-même se travaille et s’écrit. L’embarras que nous connaissons ne provient pas d’une perte de repères fondateurs, mais du retour d’un “désordre” que nous ne mettons plus en mots. Cette difficulté d’élaboration peut se rapporter à des changements de sociétés (place de la religion, devenir démocratique 3, émergence de l’individu dans son rapport à sa propre singularité 4…). Mais il ne faut pas la considérer seulement comme un déficit ou comme une incompétence. La modernité contemporaine nous oblige à un inconfort. C’est ce trouble qu’il faut tenter de comprendre, ce sont ces hésitations dont il faut dire les richesses possibles, au lieu d’idéaliser une précision et une exactitude d’invention. Le symbolique n’a rien à voir avec un rangement catégoriel qui tiendrait le social à la façon d’une glu. Il n’est pas une réunion harmonieuse de signes préalablement disjoints. L’enjeu n’est pas 1

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Une telle idéologie qui veut notamment s’appuyer sur les travaux de Philippe Ariès (L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977) constitue une redoutable réduction de recherches qu’on ne saurait borner à une typologie “historique”. Voir Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin 1986, p. 221 ; voir Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 79 et p. 109. Voir Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998. Voir Patrick Baudry, Violences invisibles, Bègles, Éditions du Passant, 2004, p. 166.

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celui d’une plomberie qui saurait jointoyer la culture. Le symbolique n’est pas l’autre nom d’une programmation “rationnelle”, mais une construction complexe, une fiction. Il n’est pas un ordre qui s’oppose au désordre, mais une combinatoire qui compose avec le désordonné, l’imprévu. Le symbolique, pour le dire encore autrement, ne se situe pas en surplomb d’une aventure singulière et collective qui, déterminée par la supériorité de son instance, compterait alors peu 1. Il fait place aux mises en tensions qui impliquent dans un récit qui peut comporter des trous et des trouées, le rapport de chacun à lui-même et aux autres. Michel de Certeau disait que « le raté ou l’échec de la raison est précisément le point aveugle qui la fait accéder à une autre dimension, celle d’une pensée, qui s’articule sur du différent comme son insaisissable nécessité. » Et il précisait : « La symbolique est indissociable du ratage » 2. L’espace des morts n’a jamais pu se tenir dans un territoire étanche. La place des morts (question tout à la fois du statut et de la distance, de l’action et du lieu) ne se désigne pas comme l’on peut montrer une chaise à un visiteur. Celui-ci d’ailleurs, même sagement assis sur le siège qu’on lui aura attribué, demeurera-t-il toujours à “sa place” ? Et même en ne bougeant pas, restera-t-il toujours immobile ? Tout autant que la vision rigide d’un symbolique prédicteur des pratiques, un éloge du foutoir ou de la confusion ne saurait mener bien loin. Prendre acte de la déchirure, de l’inachevé et de la faille comme le fait Alain Mons 3 dans ses analyses des lieux et des images du contemporain, c’est se tenir au plus près d’un monde dont les ambiguïtés marquent et dynamisent le travail d’une pensée ordinaire.

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Quand on prétend que le symbolique est une invention d’anthropologues qui auraient ainsi trouvé le moyen de justifier des répressions, et qu’aujourd’hui, revenus de ces racontars, nous pourrions nous en débarrasser, c’est qu’on y a strictement rien compris. Michel de Certeau, op. cit., p. 338. Alain Mons, La traversée du visible, Paris, Éditions de la Passion, 2002, p. 139.

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