Historique du tabagisme - Tabac Humain

1 HISTORIQUE DU TABAGISME R. Molimard L'histoire du tabagisme n'aurait qu'un intérêt mineur s'il ne s'agissait que d'accumuler des anecdotes pour...

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HISTORIQUE DU TABAGISME R. Molimard

L'histoire du tabagisme n'aurait qu'un intérêt mineur s'il ne s'agissait que d'accumuler des anecdotes pour alimenter les conversations de salon. Mais elle appelle à une grande réflexion, pour éviter de renouveler d'anciennes erreurs et pour développer des politiques publiques efficaces. Comme je l'ai évoqué dans l'introduction, je voudrais à ce propos, et tout au long de cet enseignement, instiller dans vos esprits le doute scientifique. Toute l'histoire des sciences montre que les progrès n'ont jamais été réalisés que lorsque des notions universellement admises ont été remises en question. Ce n'est pas parce que tout le monde dit la même chose que c'est une vérité. Sur ce point, la minorité n'a pas toujours raison, mais la majorité a pratiquement toujours tort, surtout lorsqu'elle cherche à faire taire les contestataires sous le poids de ses "évidences" mille fois répétées.. L'histoire La fumée a fasciné l'homme bien avant qu'il connaisse le tabac. Subtile émanation visible du feu, elle semble lui emprunter sa force en s'élevant vers le ciel. Les frères Montgolfier lui attribuaient la vertu ascensionnelle, qui emporte et exalte les arômes des plantes. Ils s'aperçurent cependant vite que la densité de la fumée n'était pas importante, puisque la paille très sèche était plus efficace. Mille cinq cent ans avant notre ère, les fumigations constituaient la partie essentielle des rituels religieux de la période védique. Vraisemblablement, le chanvre faisait partie de ces rituels, puisque parmi les substances utilisées on comptait le soma et le bhangas, et que bhang est le nom usuel du cannabis en Inde. Selon Hérodote, les Scythes répandirent l'usage religieux du cannabis de la Sibérie à l'Europe au VIe et Ve siècle avant Jésus-Christ. Lors de cérémonies, ils inhalaient la fumée exhalée par les graines et les sommités fleuries de chanvre jetées sur des pierres brûlantes. C'est vraisemblablement la fumée de jusquiame qu'inhalait la Pythie de Delphes pour rendre ses oracles. Les aromates, l'encens mêlés à la myrrhe, le benjoin ont été brûlés dans des rites de purification et d'exorcisme dans de nombreux cultes. Un autel des encens existait au temple de Jérusalem. L'usage s'en répandait d'autant plus que certaines fumées génèrent une sorte d'enthousiasme, une élévation de l'âme et un obscurcissement de la conscience. Par un glissement sémantique, le mot de fumée en est venu à exprimer ces vertus, si bien qu'on parle encore de nos jours des "fumées" de l'alcool. L'utilisation individuelle n'était d'ailleurs pas inconnue. Un cylindre assyrien du VIe siècle avant Jésus-Christ représente un roi aspirant par un tuyau la fumée d'un petit fourneau rond. On aurait retrouvé, dans des tombeaux celtiques d'Irlande et au Danemark, certains ustensiles se rapprochant des pipes modernes. Ils auraient pu servir à aspirer la fumée de quelque aromate, le tabac semblant exclu, puisque les nicotianées sont des plantes américaines et australiennes. Pourtant l'utilisation d'une sorte de tabac sauvage à fleurs jaunes, qui pourrait être une variété de Nicotiana rustica, aurait déjà été signalée en Chine dans la province de Gan Su en 225 de notre ère [1]. Quelques données récentes sont troublantes. Ainsi, en 1992, une équipe de Münich a retrouvé de la cocaïne, du haschich, mais également de la nicotine dans des momies égyptiennes d'un millénaire avant notre ère [2]. L'hypothèse la plus immédiate, en particulier pour les cheveux et les tissus mous, est une contamination par le tabagisme des archéologues. La présence dans les os fait un peu plus problème. Bien que la nicotine ait une prodigieuse capacité de diffusion, il faudrait pour emporter la conviction étudier des momies de découverte récente, vierges de tout contact avec de la fumée de tabac environnementale, et analyser plutôt la cotinine, qui a subi un métabolisme. Aucun texte égyptien ne faisant état d'utilisation d'une plante pouvant être du tabac, cette nicotine pourrait provenir d'autres espèces où elle est présente en petites quantités, voire d'une nicotianée sauvage comme il vient d'en être découvert une en Afrique. mais la présence de cocaïne, qui n'a pas les propriétés de diffusion et d'adsorption de la nicotine, est beaucoup moins 1

explicable. Elle pourrait suggérer l'existence de liens commerciaux très anciens avec le nouveau monde, et de consommation d'herbes rares par des personnages privilégiés. Quoi qu'il en soit, le terrain n'était pas vierge et était propice à l'implantation d'une nouvelle plante à faire de la fumée. C'est bien comme des fumigations rituelles religieuses que Luis de Torrès et Rodrigo de Jerez, compagnons de Christophe Colomb, interprétèrent le comportement des Indiens lorsqu'ils débarquèrent de la Pinta sur le sol de Cuba le 28 octobre 1492 et se mirent à explorer la région. "Nous observâmes avec inquiétude ce qui nous a semblé être un sacrifice rituel par le feu, car nombre de ces indigènes portaient à leur bouche des tubes ou des cylindres se consumant à leur extrémité et ils les suçaient, des tubes à travers lesquels ils aspiraient de la fumée, et de leur apparent confort nous en déduisons qu'il doit s'agir d'un rituel important dont ils semblent éprouver une satisfaction des plus grandes. Nous vîmes même d'ailleurs ces indigènes s'offrir les uns aux autres ces tubes étranges et les allumer". Christophe Colomb et ses amis ont cependant vite constaté que, chez les indiens, la fumée n'avait pas ce caractère sacré ou thérapeutique qu'elle avait revêtu dans l'Antiquité ou au Moyen-âge. Chacun, du moins à partir d'un certain niveau social, pouvait fumer à sa convenance. La pipe était préférée au cigare par les indiens de classe sociale plus élevée, ou dans des circonstances sociales plus recherchées comme les banquets. Au fur et à mesure des expéditions explorant de plus en plus profondément les terres indiennes, on découvrit qu'on fumait partout, soit des feuilles roulées en cylindre, soit en aspirant la fumée à travers un tuyau ou un roseau. On utilisait aussi cette herbe séchée en la mâchant, en la suçant, ou même en boisson. Barthélemy de Las Casas, qui avait accompagné Colomb en 1492 et en 1502, en parle dans son ouvrage "Historia de las Indias". "Ce sont des herbes sèches, enveloppées dans une certaine feuille, sèche aussi, en forme de ces pétards en papier que font les garçons à la Pentecôte. Allumés par un bout ou par l'autre, ils le sucent ou l'aspirent ou reçoivent avec leur respiration vers l'intérieur cette fumée, dont ils s'endorment la chair et s'enivrent presque. Ainsi ils disent qu'ils ne sentent pas la fatigue". Et déjà, très perspicace, Las Casas note la dépendance qu'induit cet usage : "J'ai connu des espagnols dans l'Ile Espagnole (Saint-Domingue) qui s'étaient accoutumés à en prendre et qui, après que je les en ai réprimandés, leur disant que c'était un vice, me disaient qu'il n'était pas en leur pouvoir de cesser d'en prendre. A cette plante, les navigateurs donnent le nom de tabacco". Les européens, marins ou explorateurs, initiés par les indiens, se mirent à fumer et répandirent rapidement l'usage du tabac de l'autre côté de la Cordillère des Andes où il n'était pas encore connu, au Pérou avec Pizarre et Almagro, au Chili vers 1540. Tout naturellement, les marins et soldats revenant en Europe y rapportèrent le tabac, qu'ils fumaient dans les rues de Lisbonne et de Barcelone. On fumait déjà dans les ports de la côte occidentale de l'Afrique avant même que le tabac se répandît dans les pays européens. Mais d'autres navigateurs, explorateurs et évangélisateurs du Nouveau monde préparèrent l'introduction massive du tabac en Europe. Cortez en avait déjà envoyé des graines en 1518 à Charles-Quint. André Thévet, un moine cordelier qui avait accompagné l'expédition de Villegaignon, partie en 1515 coloniser le Brésil, dût regagner la France en 1556 parce qu'il était tombé malade. Il se fit l'apôtre du tabac. Il était justement l'aumônier de Catherine de Médicis. Serait-ce lui qui, par l'intermédiaire du Cardinal de Lorraine, fit souffler à son protégé Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal, l'idée d'envoyer à la Reine de la poudre de tabac pour traiter ses migraines? L'idée vint-elle de Jean Nicot qui, le 26 avril 1560, écrivait au Cardinal "J'ai recouvré une herbe d'Inde merveilleuse et expérimenté la propriété contre le "noli me tangere" (dermatose prurigineuse), les fistules déplorées comme irrémédiables par les médecins et de prompt et singulier remède aux nausées". Le tabac fut-il salvateur ? Le succès en fut sans doute suffisant pour que la mode à la Cour tournât à la furie et que l'usage s'en répandît comme une traînée de poudre. Cette Jean Nicot. Gravure de 1876 (Wikipedia)

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utilisation médicinale a certainement favorisé la progression de l'usage, en particulier dans les sociétés aristocratique et bourgeoise. C'était un remède universel, adapté aux maladies les plus diverses. Le tabac guérissait nausées, plaies, ulcères, dartres, morsures de chiens enragés, rhumatismes. Comme il coûtait cher, Catherine de Médicis encouragea sa culture en Bretagne, en Gascogne et en Alsace. On le nommait tabac, pétun, nicotiane. Il n'y eût pas de mots assez flatteurs pour cette panacée. Herbe à l'Ambassadeur, Herbe à la Reine, Médicée, Buglosse ou Panacée Antarctique, Herbe sainte, Herbe sacrée, Herbe à tous les maux, Jusquiame du Pérou. Son introduction en Italie en 1561 par le Cardinal Prospero de Santa-Croce et le Nonce Tornadon lui valurent les noms d'Herbe de Sainte-Croix et de Tornadonne. Les Anglais estiment que leur Amiral Drake aurait rapporté de Virginie le tabac avec une priorité sur Nicot. Mais ce serait en fait le second de Drake, John Hawkins, qui en aurait introduit en 1565 les premières feuilles en Angleterre, bien que pour certains l'honneur devrait en revenir à Sir Walter Raleigh, avec celui d'y avoir rapporté la pomme de terre et d'avoir lancé la mode de la pipe à la Cour. Un ouvrage consacré au tabac, le Stirpium Adversa Nova était publié en 1570 par deux botanistes français émigrés, L'Obel et Pena. Parmi les propriétés du tabac, qu'ils dénommaient Indorum Sana Sancta Sive Nicotina Gallorum , ils notaient que les fumeurs sont censés calmer leur faim et apaiser leur soif avec le tabac, que la fumée provoque une ivresse agréable et une incroyable sensation de calme, qu'elle restaure leur force et rafraîchit leur esprit, et se déclare particulièrement efficace contre les douleurs, les blessures, les affections de la gorge, de la poitrine, de la fièvre, de la peste.... En 1563, les huguenots fuyant les persécutions introduisent le tabac en Allemagne. En 1570 on le trouve en Autriche, en 1580 en Turquie, en 1593 au Maroc, en 1595 en Corée, au Japon et en Chine. Ainsi, dès la fin du XVIe siècle, le tabac était connu dans le monde entier et l'objet de cultures locales qui allaient le diversifier prodigieusement.

Le tabac est une plante d'origine américaine, introduite en France après les voyages de Christophe Colomb par André ThEVET, pour des proriétés médicinales. Son succès tient à Jean NICOT, ambassadeur au Portugal et à Catherine de MEDICIS qui l'utilisa contre des "migraines".

Réflexions Sans radio, sans télévision, sans affiches, sans industrie tabagière, sans promotions, uniquement par le bouche à oreille, le tabac a gagné le monde entier en moins d'un siècle après la découverte de Colomb. Pendant 70 ans de régimes communistes dans l'ancienne URSS et en Chine, il n'existait aucune publicité pour quelque produit que ce soit. Pourtant l'usage de l'alcool et du tabac y était aussi intense que dans les pays occidentaux. L'interdiction de la publicité répond à une exigence morale. Elle témoigne de l'engagement de l'Etat dans la lutte contre le tabac. A-t'elle l'efficacité qu'on lui suppose? C'est un beau cadeau financier aux compagnies tabagières, soulagées de dépenses imposées par la concurrence des marques. Que penser de l'affectation éventuelle de ces ressources à des pratiques promotionnelles plus sournoises et perverses?

Les "contre" Dès son apparition, le tabac eût ses détracteurs. Amurat IV, empereur des Turcs, Boris, Tsar de Moscovie et le Shah de Perse en interdirent strictement l'usage. Comme c'est sous forme de poudre à priser que le tabac avait pénétré l'orient, les contrevenants, punis par où ils avaient pêché, avaient le nez coupé, la récidive étant punie de mort. Le Pape Urbain VIII excommunia tous ceux qui prisaient dans l'église. Jacques 1er d'Angleterre et d'Irlande était farouchement opposé au tabac et écrivit tout un traité, le Misocapnos, dans lequel il dénonçait "cette déplorable habitude, dégoûtante aux yeux, désagréable au nez, dangereuse pour le cerveau, désastreuse pour le poumon". Le tabac le faisait tousser et il en interdit l'usage en 1619. Quand il fit décapiter Raleigh, l'un des griefs était son rôle dans l'introduction et l'expansion du tabac dans le royaume. En 1857, The Lancet publiait l'opinion de 50 médecins sur l'usage du tabac. Les opposants lui reprochaient la perte de certaines capacités intellectuelles, l'apparition de troubles 3

visuels, et lui attribuaient l'augmentation de la criminalité L'éditorialiste, reprenant les arguments des partisans du tabac, concluait " l'usage du tabac doit avoir certains effets bénéfiques, ou à tout le moins agréables; si les effets pernicieux étaient si terribles qu'on veut bien le dire, la race humaine aurait déjà cessé d'exister". Réflexions Les interdictions et pénalités actuelles dont sont menacés les fumeurs font bien pâle figure à côté des mesures extrêmes prises dans le passé. Qu'on songe au degré d'exclusion sociale que représentait l'excommunication. Elles n'ont pas empêché la diffusion du tabagisme. La pire des sanctions que fait peser le tabac sur le fumeur est le cancer ou l'infarctus. Nul n'est censé ignorer la loi. Pourtant, combien de médecins, même parmi les plus avertis, pneumologues, cardiologues, ne peuvent s'abstenir de l'enfreindre… Plus intéressés, d'autres virent le parti qu'on pouvait tirer de cet engouement. En France, Richelieu augmenta considérablement en 1621 la taxe sur le tabac. En 1674, Colbert créa une ferme d'état ayant le monopole de la vente, les fraudeurs risquant les galères et, plus tard, la décapitation. Il étendit ultérieurement ce fermage à la fabrication. Cette ferme fut cédée à la Compagnie des Indes en 1720, et abolie à la révolution. En 1811, Napoléon 1er rétablit le monopole des tabacs sous forme d'une régie d'état, Le Service d'Exploitation Industriel du Tabac (SEIT) a hérité de ce monopole, puis est devenu la SEITA par transformation en Société et adjonction des allumettes au monopole. Elle l'a cependant récemment perdu, puis a été privatisée, puis s'est unie à la firme espagnole Tabaccalera pour former le groupe ALTADIS . Celui-ci vient d'êtra absorbé par le géant britannique IMPERIAL TOBACCO. Dans de nombreux pays, la taxe sur le tabac constitue une part importante des revenus de l'Etat, qui devient donc dépendant du tabac. La fiscalité du tabac est spéciale. - Les "droits d'accise spécifiques" portent sur la quantité, par cigarette, par paquet ou Kg, indépendemment du prix. Par exemple, 1,50€ par paquet de cigarettes. - Le "droit d'accise ad valorem" porte sur le prix , donc suit l'inflation - La TVA Le total représente un peu plus de 80% du prix de vente. Les recettes fiscales du tabac en 2008 ont été de 12,8 milliards d'€, dont 9,8G€ pour les droits spécifiques et + 3G € de TVA. S la capacité d'une "drogue" à soutirer de l'argent des poches des plus démunis traduit la force avec laquelle elle accroche ses victimes, cela donne la mesure de la puissance de la dépendance qu'induit le tabac. Que le tabac soit un des produits les plus chers et les plus taxés en fait un des plus grands facteurs d'appauvrissement. Ce prix ampute tellement les revenus des plus pauvres qu'ils sont conduits à sacrifier au tabac des éléments essentiels à leur survie sociale et à leur santé et à celle de leur famille, et à adopter des comportements de fume particulièrement nuisibles [3], tout en incitant à la contrebande et à la délinquance. Réflexions La privatisation de la SEITA a fait cesser une ambiguïté, entre un Etat vendeur de tabac et se voulant protecteur de la Santé Publique. Mais, moins visible et scandaleuse, cette schizophrénie persiste entre le Ministère de finances et celui de la Santé. Comment être crédible lorsqu'on prétend organiser la lutte, quand on tire une part importante de ses rentrées fiscales de l'alcool et du tabac. Lors de la préparation du rapport ayant abouti à la Loi Evin, les recettes fiscales du tabac représentaient 2,5 % du budget de l'Etat. En Allemagne, c'était 6 %. C'est peut-être pourquoi les Allemands n'ont pu prendre une loi analogue à la Loi Evin, et sont réticents envers toute mesure restrictive. La part du tabac dans les revenus de la France ayant augmenté du fait de l'augmentation des taxes) , la Loi Evin aurait-elle pu être promulguée en 2010? Un des grands problèmes que pose la dépendance que crée le tabac, c'est qu'il asservit non seulement les fumeurs, mais aussi l'Etat.

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Le mode d'usage a varié selon les milieux et les époques. Bien que la nicotine soit aussi bien absorbée par l'intestin que l'est la caféine, il est étonnant que le tabac n'ait jamais été utilisé en ingestion comme le sont le thé ou le café, dans un contexte de dépendance, mais seulement pour les effets aigus d'ivresse nicotinique. Ainsi, lors de pratiques religieuses en Amérique du sud, les chamans en absorbent des quantités prodigieuses afin d'entrer dans des transes leur donnant des pouvoirs surnaturels grâce à une communication avec les esprits. Toutes les voies d'administration sont utilisées: fumée, chique, prise, mais aussi ingestion de jus et de sirops de tabac, léchage de pâte de tabac, lavements avec des décoctions de tabac, applications sur la peau et dans les yeux. Les doses sont absolument massives, aboutissant à la reproduction d'un scénario de mort, commençant par maladie (nausées, vomissements, prostration), puis agonie (tremblements, convulsions), et enfin mort apparente (arrêt respiratoire), le tout suivi d'une résurrection, la dose ayant été savamment calculée. Triompher de la mort confère ainsi au chaman le pouvoir de guérir. Il faut y ajouter toutes les visions et prédictions faites dans cet état [4]. Mais cette ivresse peut avoir des raisons tout à fait impies, voire commerciales. Vladimir Korolienko, dans Le rêve de Makar, écrit: "...s'il n'arrivait pas à aller jusqu'au bout de son idée, c'était vraisemblablement parce que le tartare du coin lui avait toujours vendu de la mauvaise vodka, macérée, pour la force, avec de la makhorka (Nicotiana rustica), qui le faisait tomber dans le coma et le laissait malade comme une bête" [5]. La pipe et la chique, plus faciles à utiliser dans les embruns, ont toujours eu la faveur des marins. Pendant tout le XVIIIe siècle on a beaucoup prisé. Le tabac était râpé directement par les fumeurs, ou acheté en poudre et conservé dans des tabatières qui allaient de la simple boite à des objets de luxe de bois précieux, ouvragés, incrustés de nacre, d'or ou d'argent. Elles faisaient partie des cadeaux diplomatiques aux grands de ce monde. L'orient a beaucoup utilisé les pipes à eau, le narghilé. La "chicha" connait un regain de faveur chez les jeunes gens en Tunisie, qui trouvent que cela donne de la force et développe les poumons. La mode gagne les milieux occidentaux avides d'exotisme. Le cigare a vite été un symbole de luxe Les mégots de cigares jetés par les riches négociants espagnols, récupérés par de moins fortunés et roulés dans du papier auraient été à l'origine des premières cigarettes, qui auraient été fumées en Espagne dès la seconde moitié du XVIe siècle. Mais l'usage n'en fut importé en France qu'après 1809 par les troupes napoléoniennes, et se développa extrêmement rapidement à partir de 1830. Le mot cigaret (petit cigare, 1830) se féminisa en cigarette en 1840. La première manufacture fut créée à Gros Caillou en 1842, au lieu-même où s'installa le siège social de la SEITA, quai d'Orsay à Paris. La première machine à rouler les cigarettes, le cigarettotype de Le Maire fut construite en 1843. L'ancêtre du filtre, un bout de bois de marronnier poli de 3 cm de long, apparaissait la même année, remplacé en 1847 par un véritable filtre en carton enroulé, plus économique. Cependant la plus grande partie du tabac consommé était encore fumé avec les pipes, ou roulé à la main dans des feuilles de maïs ou de papier journal, puis dans des papiers spécialement étudiés. Ce n'est qu'autour des années 1880 qu'apparurent des machines capables d'assurer une fabrication industrielle à grand débit. Une machine présentée à l'exposition universelle de 1878 par Surini et Durand confectionnait 3600 cigarettes à l'heure. Ce passage au stade de la grande industrie et les améliorations technologiques permettant de fournir des cigarettes toutes faites, comme on les appelait encore entre les deux guerres, à un prix tout à fait compétitif avec la confection manuelle individuelle, est responsable de l'énorme diffusion du tabagisme. En 1900, on produisait en France un million de cigarettes. En 1923, dix milliards, en 1939, près de 20 milliards. Les machines actuelles arrivent à des cadences supérieures à 12.000 unités par minute, et la consommation annuelle française a frisé les 100 milliards de cigarettes. La première fabrique moderne de cigarettes équipées d'un filtre a été construite en Suisse dans les années 30. En France, l'ANIC, munie d'un filtre en coton, a été commercialisée en 1937. Actuellement, les cigarettes-filtre occupent la plus grande part du marché. La présentation s'est également mécanisée. Les machines à empaqueter fabriquent actuellement près de 400 paquets à la minute, dans des emballages non seulement propres, mais aussi luxueux, colorés, attractifs, ce qui compte certainement pour beaucoup dans l'adoption de la cigarette par les femmes, très sensibles à l'esthétique. 5

La cigarette a donc complètement supplanté tous les autres modes d'usage. La prise et la chique ne sont plus guère utilisées que lorsqu'il est vraiment impossible de fumer, par risque d'incendie ou d'explosion, ou dans les sousmarins. Pourtant certaines pratiques sont tenaces, comme le snuff-dipping chez les femmes de Caroline du Nord. Cela consiste à placer de la poudre à priser entre lèvre et gencive. Il s'agit en générale de moist-snuff, c'est à dire d'une poudre à priser humide et aromatisée. Une forme plus "hygiénique" s'est énormément développée aux Etats-Unis et en Scandinavie sous forme de petits sachets de papier poreux contenant du tabac en poudre (Skoal bandits, Copenhagen), en particulier parmi les jeunes. Huit millions de teen-agers américains en seraient des adeptes. Une tentative de commercialisation en France a été un fiasco, et l'interdiction a été obtenue en Europe, comme susceptible de favoriser l'entrée en tabagisme. Seule la Suède a obtenu un dérogation pour son "snus'" lors de son adhésion à la Communauté Européenne. La fumée étant la source des principaux dangers du tabagisme, le risque à utiliser ces Smokeless tobaccos, tabacs sans fumée, serait selon les épidémiologistes plus de 90% inférieur à celui des cigarettes. Réflexions Pourquoi le tabac a-t'il été prisé, chiqué, fumé, et son usage sous forme de tisane, à l'instar du thé ou du café, ne s'est-il pas répandu? La solution de ce problème ferait faire un grand pas pour la compréhension du phénomène de dépendance. Pourquoi persister à interdire les tabacs sans fumée, quand la plus dangereuse cigarette est encore légalement vendue? Les sociétés modernes dévelopent une intolérance croissante à l'égard du tabac, à base d'idéologie puritaine. De puissants intérêts, contradictoires, sont en jeu. On comprend aisément que l'Industrie tabagière soit peu encline à lutter contre le tabagisme. De même, l'Etat préfèrera des mesures d'autant plus populaires que les fumeurs sont en minorité, comme augmenter les taxes, à condition qu'elles ne soient pas vraiment efficaces au point de menacer cette grande source de rentrées fiscales. Les fumeurs eux-mêmes sont assez opposés à ce qui pourrait les priver de leur cigarette, qu'ils estiment indispensable à la vie. Mais l'intérêt nouveau que porte l'industrie pharmaceutique au "sevrage tabagique" vient appuyer avec grande efficacité l'action des différentes sociétés de lutte contre le tabagisme. L'Association Française contre l'Abus du Tabac, fondée en 1877, organisa en 1888 un concours doté de 1000 F sur le thème : "Des effets du tabac sur la santé des gens de lettres et de son influence sur l'avenir de la littérature française". C'était l'ancêtre du Comité National contre le Tabagisme (CNCT) qui organise des campagnes, et se spécialise dans les actions en justice contre l'industrie du tabac. L' Institut National de Prévention et d''Education pour la Santé (INPES) fait enquêtes et campagnes sur le tabac, en dehors de ses activités multiples dans le domaine de la santé. Il finance Tabac-Info-Service, site téléphonique d'aide aux fumeurs. L'Office Français du Tabagisme (OFT) tente de coordonner les actions, fait des interventions dans les entreprises. Il édite un annuaire des consultations, et gère Tabac-Info-Service. (Ne pas confondre avec l'OFDT, Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies, qui est un organisme public chargé du recueil, de l'analyse et de la synthèse des données relatives aux drogues illicites, à l'alcool et au tabac en France). Le Réseau Hôpital sans Tabac, qui cherchait à désenfumer les hôpitaux, a perdu de son intérêt depuis la loi d'interdiction dans les lieux publics, cherche à étendre son activité à l'Addictologie. L'Alliance Française pour la Santé-Coalition Contre le Tabagisme fait du lobbying politique. La Ligue contre la fumée du tabac en public, devenue Droits des Non-Fumeurs (DNF) mène une action contre l'enfumage qui vient de prouver son efficacité politique. La Société de Tabacologie, que j'ai fondée en 1983, avait pour but de promouvoir la recherche scientifique sur le tabac et le tabagisme dans tous leurs aspects. Elle a cédé la place en 2004 à la Société Française de Tabacologie. La Société d'Addictologie Francophone s'intéresse également au tabac et au tabagisme.

Les guerres Le tabac a toujours fait partie de la ration du soldat. Symbole de virilité, il trompe l'ennui, entretient la convivialité du groupe, maintient éveillé et en alerte, mais relaxe et atténue l'angoisse. Avant l'anesthésie, le soldat blessé qu'on amputait serrait très fort sa pipe entre les dents. Mourir était alors "casser sa pipe", bien qu'il soit plus vraisemblable que la formule se rapporte aux fourneaux à tête humaine des pipes en terre, d'où les expressions "par 6

tête de pipe" pour dire "par personne", et "aller au casse-pipe" pour partir à la guerre, évoquant les pipes plus sommaires utilisées comme cibles dans les tirs forains. L'expérience de la seconde guerre mondiale fournit des données intéressantes sur les conséquences de la raréfaction du tabac en France. Les stocks de la SEITA se sont révélés suffisants jusqu'en 1942, puis une restriction a été imposée. Seuls les hommes de plus de 18 ans avaient une carte de tabac qui donnait droit à 40 g de tabac, soit deux paquets de gauloises ordinaires par décade. Le paquet valait 9F de l'époque, mais le prix du marché noir était autour de 50F. A titre de référence, le salaire d'un employé était d'entre 1000F à 1500F par mois. C'est dire si l'accès au marché noir était interdit au plus grand nombre et si les petits moyens prospéraient: fumer les mégots, les mêler avec des herbes sèches diverses: Armoise, houblon, coeur de sureau, jusquiame, busserole, arnica, chicorée, lavande, topinambour, bardane, bette, menthe poivrée, barbe de maïs, oseille sauvage, valériane, feuille de pomme de terre, mélilot, pas d'âne (tussilage), thym, plantain, sauge, frêne, vigne, rhubarbe, etc... Tout à fait curieusement, alors que la nicotine était disponible comme insecticide, elle n'a jamais été utilisée comme substitut au tabac, ne serait-ce que pour en imprégner de telles cigarettes d'herv=bes variées. De petits métiers sont apparus, comme ces ramasseurs de mégots qui en fabriquaient des cigarettes artisanales qu'ils revendaient. Enfin, les cambriolages d'entrepôts des tabacs, les attaques à main armée de bureaux de tabac, voire de trains permettaient aux plus audacieux de satisfaire leur dépendance, ou de trouver une monnaie d'échange. Des soldats ont tué des gens pour leur prendre la cigarette qu'ils fumaient. En 1965, 20 ans après la fin de la guerre, on se mitraillait encore dans les rues de Marseille, à la suite de l'affaire du COMBINATIE, un navire chargé de cigarettes de contrebande intercepté par une bande rivale. Lors de la récente guerre de Bosmie, une étude a montré que le tabagisme des membres des professions de santé à Sarajevo s'était accru malgré une hausse de 800% du prix des cigarettes [6]. Réflexions Le tabac provoque une puissante dépendance. Curieusement, la nicotine n'a pas été utilisée omme substitution Tout va bien lorsqu'il est licite, disponible facilement à un prix accessible. Lorsque les conditions deviennent difficiles, il montre sa vraie nature " dure", susceptible de susciter des comportements de fume plus nocifs et d'induire une criminalité aussi importante que celle liée aux opiacés. Le développement d'un trafic illégal et les modifications du mode de consommation depuis les fortes hausses de taxes dans un but de protection de la santé publique devraient faire mettre en balance les bénéfices et les éventuels effets pervers d'une telle politique.

Les idées L'évolution des idées de la société civile à l'égard du tabac peut être suivie à travers la littérature. Au XVIe siècle, le poète anglais Ben Johnson ne devait guère s'attirer les faveurs de Jacques 1er lorsqu'il qualifiait le tabac d'herbe souveraine. Spenser le proclamait divin. Un peu plus tard, Molière faisait dire à Sganarelle: "C'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre... Il inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent". Mais c'est l'opinion de ceux qui ont assisté à l'énorme explosion de consommation tabagique qui a marqué le XIXe siècle qui paraît la plus intéressante, car antérieure à la découverte des véritables dangers du tabac pour la santé. En 1886, Tchekhov publiait sous le titre les méfaits du tabac une petite piècemonologue où un conférencier, terrorisé par sa femme, devait développer ce thème, et réussissait à n'en pas dire un mot. Avoir choisi ce titre laisse penser que les idées moralisatrices à l'égard du tabac étaient dans l'air. D'ailleurs, en 1877 était fondée l'Association Française contre l'Abus du Tabac qui, en 1888, organisa un concours doté d'un prix de 7

1000 F sur le thème "Des effets du tabac sur la santé des gens de lettres et de son influence sur l'avenir de la littérature française". Le Docteur Maurice de Fleury obtint le prix et reproduisit l'essentiel de son mémoire dans son ouvrage Introduction à la médecine de l'esprit [7]. Le cancer du poumon et l'infarctus du myocarde étaient alors inconnus, si bien que c'est sur les effets psychiques du tabac, sur son éventuelle action délétère sur l'intelligence, la conscience et la morale que se partageaient les avis des hommes de lettres et des savants de la fin du XIXe siècle. Selon De Fleury, le tabac avait fait de Byron "le plus désespéré des hommes, le moins énergique des lutteurs, le plus aisément vaincu par la vie". Le tabac inspirait à Goethe une répugnance qu'il estimait devoir être partagée par tout homme doué de goût et de discernement. Alexandre Dumas Fils décrivait dans une de ses lettres son expérience: "Moi, qui avait heureusement commencé très tard à fumer, j'y ai renoncé malgré une grande habitude prise très vite, comme toutes les mauvaises, quand j'ai vu que le tabac me donnait des vertiges, lesquels ont disparu dans les six mois suivant la cessation (...). Le tabac est selon moi, avec l'alcool, le plus redoutable adversaire de l'intelligence, mais rien n'en détruira l'abus; les imbéciles étant les plus nombreux et le tabac n'ayant rien à détruire en eux". Balzac, grand buveur de café, faisait de la propagande contre le tabac. Ses personnages fumeurs étaient traités avec grand mépris. Tout un chapitre de son Traité des excitants modernes est un pamphlet contre le tabac. L'épigraphe au Bulletin de la Société contre l'Abus du Tabac est d'ailleurs de Balzac: "Le tabac détruit le corps, attaque l'intelligence et hébète les nations". Victor Hugo ne fumait pas, et personne n'avait jamais fumé chez lui. Il écrivait: "Le tabac change la pensée en rêverie. La pensée est le labeur de l'intelligence, la rêverie en est la volupté. Malheur à celui qui tombe de la pensée dans la rêverie. Remplacer la pensée par la rêverie, c'est confondre un poison avec une nourriture". Barbey d'Aurevilly affirmait dans Les diaboliques: "Le tabac engourdit l'activité". Théodore de Banville, bien qu'adepte passionné de la cigarette, écrivait: " Le fumeur ne peut être ni un ambitieux, ni un travailleur, ni, à de très rares exceptions près, un poète ou un artiste. La cigarette n'est que rêve et résignation, passe-temps meurtrier, complètement inutile". Théophile Gautier, Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Taine et Alphonse Daudet étaient fumeurs. Prosper Mérimée hachait les débris de cigare avec un canif spécial puis les roulait dans du papier à cigarettes. Baudelaire, qui fumait beaucoup, chantait le mensonge éternel des paradis artificiels. Et Fleury attribuait la lenteur avec laquelle travaillait Flaubert à ce qu'il fumait la pipe sans discontinuer. Mais d'autres ne se contentaient pas simplement de fumer et soutenaient activement le tabac. George Sand écrivait: " Le cigare est partout, il est le complément indispensable de toute vie oisive et élégante, tout homme qui ne fume pas est un homme incomplet. Le cigare a remplacé aujourd'hui les petits romans du XVIIIe siècle, le café et les vers alexandrins. Le cigare endort la douleur, distrait l'inaction, nous fait l'oisiveté douce et légère et peuple la solitude de mille gracieuses images". Zola défendait le tabac de la manière suivante: "J'ai cessé de fumer il y a dix ou douze ans sur le conseil d'un médecin, à une époque où je me croyais atteint d'une maladie de coeur. Mais croire que le tabac a une influence sur la littérature française, cela est si gros qu'il faudrait vraiment des preuves scientifiques pour tenter de le prouver. J'ai vu de grands écrivains fumer beaucoup et leur intelligence ne pas s'en porter plus mal. Si le génie est une névrose, pourquoi vouloir la guérir? La perfection est une chose si ennuyeuse que je regrette souvent de m'être corrigé du tabac". François Coppée a considéré le tabac comme une aide précieuse pour les écrivains: "Depuis l'âge de dix-huit ou dix-neuf ans -j'en aurai tout à l'heure quarante-sept-, je grille toute la journée des cigarettes. Jamais de pipe, ni de cigares, seulement la cigarette, et je la jette après les premières bouffées. Je m'en porte assez mal, c'est vrai. Mais je n'ai aucune raison d'attribuer ma médiocre santé au tabac qui je considère, jusqu'à preuve du contraire, comme un excitant au travail et au rêve, et, pour le poète, ces deux mots sont synonymes". De même, pour Freud, le tabac stimulait le travail intellectuel. L'absence de ses cigares provoquait chez lui une angoisse. Il est bien regrettable qu'il ne nous ait pas laissé une auto-analyse de sa dépendance tabagique.[8] Léon Tolstoï classait le tabac parmi les produits tels que le vin, le haschich et l'opium. Il écrit dans Plaisirs Vicieux: "La consommation de ces produits est incontestablement nuisible au plus haut degré, car elle entraîne des maux qui sont la perte d'un plus grand nombre d'êtres humains que n'en détruiraient les guerres les plus sanglantes et les plus terribles épidémies". Les vues de Tolstoï sur la dépendance s'exprimaient ainsi: "L'explication de cette habitude, aujourd'hui répandue dans l'univers entier, de fumer et de s'alcooliser ne nous est fournie ni par un penchant naturel, ni par le plaisir et la distraction que cela donne, mais par la nécessité de se dissimuler à soi-même les manifestations de la conscience. Si quelqu'un veut commettre un crime, il lui est nécessaire de s'étourdir par l'ivresse, l'alcool étouffant la voix de la conscience. Par exemple, on fait boire les soldats avant de les envoyer sur le champ de bataille". Ainsi l'alcool et le tabac sont nécessaires "afin d'endormir la conscience pour ne pas remarquer le désaccord 8

flagrant qui existe entre la vie moderne et les exigences de la conscience". Tolstoï remarque qu'on ne peut utiliser l'opium, l'alcool ou le haschich en tous lieux et en tous temps, alors que le tabac se différencie des autres narcotiques par sa facilité de transport et d'usage, "outre la rapidité avec laquelle il engourdit l'esprit et sa prétendue innocuité(...). De plus, le fumeur d'opium et l'ivrogne inspirent le dégoût et l'épouvante, tandis que le fumeur de tabac ne présente rien de repoussant". Selon la nécessité de chaque situation particulière, le fumeur peut régler l'action engourdissante du tabac: "Supposons que (...) vous sentiez trop vivement le remords d'une faute que vous avez commise: fumez une cigarette et le remords rongeur s'évanouira dans la fumée du tabac. Vous pourrez aussitôt vous occuper à autre chose et oublier ce qui a provoqué votre dépit". Et il conclut que les fumeurs sont des gens qui s'adonnent à des vices. "Si tous les joueurs et les prostituées fument, c'est parce qu'ils ont cette nécessité d'étouffer leur conscience". Dans un intéressant article de novembre 1913, Le Gaulois du Dimanche publie les réponses d'un éventail de célébrités de la fin du XIXe siècle à une traduction de cette diatribe de Tolstoï que leur avait soumise Madame Halpérine-Kaminsky [9]. La plus documentée est celle d'Alexandre Dumas Fils. Il lui semble que Tolstoï "fait trop d'honneur à l'homme en le supposant capable de tant de raisonnement préventif et de préméditation utilisable L'homme est plus instinctif, disons le mot, plus bête que çà". Quant à la possible suppression du vin et du tabac "il n'y faut point songer. Tous nos articles et toutes les sociétés de tempérance du monde n'y feront rien. Le phylloxera lui-même y a renoncé. On n'a jamais fait autant de vin que depuis que la vigne n'en produit plus, et l'on n'a jamais tant fumé que depuis que les cigares ordinaires sont infumables et que les bons cigares sont hors de prix". Charcot ne trouva pas l'article de Tolstoï fort remarquable. Abominant les thèses excessives, il lui semblait que les mœurs s'étaient plutôt adoucies depuis l'introduction de l'alcool et du tabac, et qu'on pouvait en user modérément. Alphonse Daudet trouvait aussi que Tolstoï, voyant tout plus grand que nature, avait un petit côté tarasconnais, et déclarait: "Lorsque, jeune, il m'est arrivé de me griser, j'étais incapable d'écrire ou de concevoir une ligne. En revanche, j'ai fumé beaucoup en travaillant et, plus je fumais, mieux je travaillais". Gounod était d'accord avec l'engourdissement des facultés intellectuelles, mais, ayant beaucoup fumé, ne se rappelait pas que cela ait jamais modifié le jugement de sa conscience sur la moralité de ses actes. Charles Richet voyait dans l'action du tabac la réponse à un mal-être en face d'un présent peu agréable, apportant une stimulation ou plutôt un engourdissement obscurcissant la conscience non pas au sens moral, mais au sens physiologique du terme, sans agir le moins du monde sur l'intelligence. "Ce n'est pas un poison psychique et il n'agit sur l'intelligence qu'indirectement: parce qu'il émousse la sensibilité de nos organes en laissant peut-être plus de liberté à nos fonctions psychiques". Cette analyse extrêmement perspicace pourrait peut-être ouvrir une voie pour donner une réponse au mystère le plus intriguant du tabac: pourquoi s'accroche-t-on aussi fort à utiliser une substance qui donne si peu d'effets psychiques objectifs? Bien que Richet ne le dise pas explicitement, on peut affirmer que sa réflexion vient d'un fumeur, ayant vécu une expérience de l'intérieur. Cela ne donne que plus de valeur à l'admirable réponse de Louis Pasteur qui, en véritable homme de science, répond à Madame Halpérine: "Je vous suis trés obligé d'avoir bien voulu m'adresser un exemplaire de la Revue Scientifique, où vous avez fait paraître une étude très intéressante du Comte Léon Tolstoï. Vous me faites l'honneur de me demander mon appréciation sur ce travail. J'ai le regret de ne pouvoir vous en donner aucune, n'étant ni fumeur, ni buveur de liquides alcooliques". Les méfaits du tabac Tout changea avec le rapport de Doll en 1950, qui démontrait, sans le secours d'ordinateurs, qu'il existait une forte association entre la consommation de tabac et le cancer du poumon [10]. Cette liaison avait en fait déjà été démontrée en 1939 en Allemagne par Franz H. Müller, et en 1943 par E. Shairer et E. Schöninger qui avaient utilisé pour la première fois à ce propos la méthode épidémiologique des cas-contrôle . Les épidémiologistes allemands avaient également vu les complications vasculaires du tabagisme [11]. Depuis, les études épidémiologiques ont largement prouvé que cette association était une relation de cause à effet, une des plus belles illustrations en étant que la seule population où l'on ait observé une diminution de l'incidence des cancers bronchiques est celle des médecins anglais, et que c'est la seule population qui se soit arrêtée en masse de fumer. Les campagnes antitabagiques ont essentiellement porté sur les dangers du tabac, avec des résultats à vrai dire assez décevants. Une des campagnes parmi les plus musclées est celle initiée par les nazis en 1933, qui diabolisaient littéralement le tabac, faisant remarquer que ni Hitler, ni Franco, ni Mussolini ne fumaient, alors que Roosevelt, Staline et Churchill ne quittaient guère leur cigarette, leur pipe ou leur cigare. Une législation extrêmement stricte a été édictée, avec des résultats consternants. En 1932, les ventes de cigarettes étaient identiques en France et en Allemagne, soit 570 par an et par habitant. En 1939, alors qu’elles étaient montées à 630 en France, elles atteignaient 900 en Allemagne après 6 ans de campagnes intensives. Ces campagnes d'inscrivaient dans le cadre d'un hygiénisme, portant en particulier sur l'alimentation, sur 9

tout ce qui pouvait diminuer la puissance et la pureté de la race. Il faudrait sérieusement méditer sur les effets pervers que peuvent avoir certaines actions reposant sur des idées généreuses mais simplistes. Lorsqu’un problème social est sous-tendu par un phénomène de dépendance, sa complexité dépasse les raisonnements de simple logique, et toute campagne, toute disposition légale devrait reposer sur de profondes études psychosociologiques préalables. L’ampleur des conséquences organiques du tabagisme, qui justifie pleinement l’opinion de Tolstoï quant au désastre que constitue constitue le tabac pour la santé, ne doit pas faire oublier que, si l'on pouvait se passer de fumer aussi facilement que de manger des fraises quand elles vous donnent des boutons, les dangers du tabac ne seraient que tigres de papier, et que tout se passe dans la tête. La solution au problème du tabagisme passera par la compréhension des mécanismes de la dépendance, qui font de cette herbe un philtre magique attachant avec autant de force l'esprit humain.

Références bibliographiques 1.- Zhang Da Ming : L'histoire du tabac chinois. Editions de Industries légères de Chine. Beijing, 1993; p11 2.- Balanova S, Parsche F., Pirsig W. : First identification of drugs in egyptian mummies. Naturwissenschaften. 1992; 79: 358 3.-Aloot CB, Vredevoe DL, Brecht ML : Evalutation of high-risk smoking practices used by the homeless. Cancer Nursing 1993; 16 : 1202-3 4.-Wilbert J: Does pharmacology corroborate the nicotine therapy and practices of South American shamanism? J. of Ethnopharmacology 1991; 32: 179-186 5.-Korolienko W : Son Makara. Raskazi i Poviesti. Kiev .Izdatelstvo TsK LKSMY. 1987; p.37 6.- Creson D, Schmitz JM, Arnoutovic A : War-related changes in cigarette smoking : a survey study of health professionals in Sarajevo. Substance Use & Misuse . 1996; 31 : 639-46 7.- Fleury M (de). : Introduction à la médecine de l'esprit. Paris, Félix Alcan 1900 8.- Grimbert P. Pas de fumée sans Freud Armand Colin 1999. 1 vol. 240 p 9.- Halperine-Kaminsky E.: Le tabac et l'alcool entravent-ils le travail intellectuel? Le Gaulois du Dimanche, Novembre 1913, p.10-12. 10.- Doll R.: Peto R., Wheatley K., Gray R., Sutherland I. Mortality in relation to smoking: 40 year's observations on male British doctors. Brit. Med. J. 1994; 309: 901-11 11.-Proctor RN.: The antitobacco campaign of the Nazis: a little known aspect of public health in Germany, 1933-45. Brit. Med. J. 1996; 313: 1450-3. 12.- Proctor RN:: La guerre des Nazis contre le cancer. Les Belles Lettres (2001) 415p

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Couverture de Reine Luft (Air-pur), Mars-Avril 1941 Chevalier contre la Mort et le Diable…Tabac et Cancer.

Ce n'est pas lui, c'est elle qui le consomme (le dévore)! signé : le "fumeur-à-la-chaîne"

Notre Führer Adolphe Hitler ne boit ni ne fume. Sans la moindre autre inclination dans ce sens, il se tient dur comme fer dans cette règle de vie autodécidée. Sa puissance de travail est incroyable

Est-ce vraiment un hasard si les hommes souffrent tellement plus que les femmes de maladies respiratoires? (Reine Luft, 1941;23 :215)

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