Réécrire, revivre, oublier : la genèse et la publication de « La douleur

Lus ensemble, les Cahiers de la guerre et « La douleur » révèlent de nombreux écarts stylistiques et de contenu. Par une analyse des passages supprimé...

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ISSN : 2031 - 2970 http://www.uclouvain.be/sites/interferences

Ania Wroblewski Réécrire, revivre, oublier : la genèse et la publication de « La douleur »

Résumé Lus ensemble, les Cahiers de la guerre et «  La douleur  »  révèlent de nombreux écarts stylistiques et de contenu. Par une analyse des passages supprimés ou rajoutés par Marguerite Duras lors de la réécriture de son journal, cette étude explorera sa prise de parole publique et tardive sur une souffrance très personnelle. D’intérêt particulier est l’idée de recomposer un témoignage, de réécrire une version de l’Histoire. À quoi bon revenir sur le passé sinon pour en souffrir encore ? Peut-être n’est-ce que par la mise en récit, par la fictionnalisation de l’indicible que Duras arriva au bout de la douleur, qu’elle put en faire de la littérature.

Abstract When read together, Cahiers de la guerre and «  La douleur  » reveal numerous discrepancies in style and content. This study will explore Marguerite Duras’s late and controversial rewriting of the war journals she kept while waiting for Robert L. Of particular interest will be the ways in which deletions and revisions made to the « original » manuscript bring forth the idea of recreating testimony, recomposing a version of History. Why return to the past if not to suffer once more ? Perhaps it is only through fiction that Duras is able to reach the end of suffering.

Pour citer cet article : Ania Wroblewski, « Réécrire, revivre, oublier : la genèse et la publication de ‘‘La douleur’’  », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane Sable, mai 2010, pp. 63-74.

Interférences littéraires, n° 4, mai 2010

Réécrire, revivre, oublier : la genèse et la publication de

« La douleur »

En 1985, Marguerite Duras publie La Douleur, un livre réunissant des récits dits fictifs, des histoires dites vraies et des extraits d’un journal écrit, semble-t-il, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale et après la capitulation allemande. Dans « La douleur »1, le texte qui ouvre le recueil et qui lui donne son nom, Duras raconte, sous la forme d’un journal, l’histoire de l’attente du retour de son mari, Robert L., membre de la Résistance sous l’Occupation, déporté à Buchenwald le 1er juin 1944 pour ses activités clandestines contre les forces de l’Axe2. Duras rapporte fidèlement la situation politique en France et en Europe au mois d’avril 1945 tout en exprimant, simultanément, sa propre dépossession totale face à l’incertitude de la vie ou de la mort de son conjoint. En 2006, dans une édition intitulée Cahiers de la guerre et autres textes3, Sophie Bogaert et Olivier Corpet publient en leur entier les fameux cahiers abandonnés par Duras dans les armoires bleues de Neuphle-le-Château, cahiers dont fut tiré le texte de « La douleur »4. Avec la parution de ce manuscrit retrouvé le pacte établi par Duras dans la préface de « La douleur », notamment qu’il s’agit d’un journal intime à l’état pur auquel elle n’ose pas toucher5, semble être mis en cause. Effectivement, selon Philippe Lejeune, un vrai journal n’a pas d’avant-texte6. Il est écrit au jour le jour, il progresse de manière linéaire d’entrée en entrée, il n’est ni rectifié ni réécrit après coup. Bref, il constitue un document en soi tel qu’il existe dans sa forme dite première et originale. Tandis que le style succinct, précis et simple de « La douleur » a de fortes ressemblances avec le style dénudé et cru des Cahiers de la guerre, une étude comparative des deux œuvres révèle de nombreux écarts entre la version originale et le texte publié en 1985. Certains fragments du journal retrouvé disparaissent de « La douleur ». Ils en sont, tout simplement, gommés. De légers changements sont également repérables au plan de la phrase originale elle-même, où certains temps verbaux ou pronoms personnels se trouvent modifiés. De plus, de nouvelles scènes 1. Marguerite Duras, « La douleur », dans La Douleur (1985) Paris, P.O.L., « Folio », 1993, pp. 11-85. 2. Étant donné que « La douleur » remplit la condition onomastique de la triple identité (auteure = narratrice = personnage), nous attribuerons désormais les événements qui y sont décrits au véritable passé de Duras elle-même tout en reconnaissant qu’il se peut que ceux-ci soient légèrement voire tout à fait inventés. 3. Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, s. dir. Sophie Bogaert et Olivier Corpet, Paris, P.O.L./IMEC, 2006 ; pour faciliter la lecture, nous abrégerons désormais le titre Cahiers de la guerre et autres textes en Cahiers de la guerre. 4. Les pages 175-204, 209-240, 262-267, 268, 278-280, et 283-288 de l’édition de Bogaert et Corpet correspondent, respectivement, aux pages 13-41, 41-73, 82-83, 85, 76-78, 69-76 de « La douleur ». 5.  Marguerite Duras, « La douleur », op. cit., p. 12. 6.  Philippe Lejeune, Les Brouillons de soi, Paris, Seuil, « Poétique », 1998, p. 317.

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La genèse et la publication de « La douleur » sont décrites dans « La douleur », ce qui laisse surgir des images parlantes du texte intime. D’après Lejeune, «  La douleur  » ne serait donc pas un journal, mais, au contraire, constituerait un « artefact réécrit »7. Comme l’indiquent les éditeurs des Cahiers de la guerre, Duras s’adonne bien à un travail de mise en forme, qui, certes, « n’attente ni à la linéarité du premier jet ni à la spontanéité vive, parfois brutale, qui fait toute la force du récit »8. Dans un entretien avec Marianne Alphant dans Libération, Duras elle-même aborde le sujet de la réécriture : « Le texte du livre n’a pas été travaillé : il est jeté sur le papier pour plus tard l’écrire. Et puis, voyez, je ne l’ai pas écrit. Le principal de mon travail pour la publication a été d’enlever, par exemple ce qui avait trait à la religion »9. D’ailleurs, le préambule de « La douleur » pointe déjà vers une première confusion ou ambigüité : celle du temps de l’écriture et des événements relatés. Duras, confrontée aux cahiers retrouvés dans la maison de campagne, ne se souvient pas de les avoir écrits. Elle est amenée à émettre des hypothèses dans le but d’expliquer leur existence : « Ce qui est sûr, évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L. » 10. Alors que le journal témoigne, au jour le jour, de cette attente-là, Duras croit avoir écrit le tout quelque temps plus tard. Ainsi, le pacte évoqué plus haut se révèle caduc. Néanmoins, s’en dégagent l’évidence que la découverte des cahiers et leur subséquente publication font problème et la certitude que les circonstances de leur rédaction et leur réécriture sont invérifiables et compliquées. C’est donc vers les deux textes eux-mêmes qu’il convient de nous pencher. Par une analyse des passages supprimés ou rajoutés par Duras lors de la réécriture de son journal et par une étude des disparités formelles entre les deux textes, cette étude explorera le rapport qu’entretient l’écrivaine avec son passé personnel. Les paroles et les silences qui parsèment l’œuvre publiée et le document indemne de la guerre nous révéleront peut-être ce qui motive sa prise de parole publique et tardive sur des événements qui eurent lieu quelque quatre décennies plus tôt. Il ne sera pas question de décider du statut de « La douleur » comme journal intime ou document arrangé par après, mais plutôt d’interroger ce que les disparités entre les deux versions de la même histoire peuvent signifier. Nous nous intéresserons particulièrement à l’idée de recomposer un témoignage. À quoi bon revenir sur les événements du passé sinon pour en souffrir encore ? S’ajoute au fait de revivre une souffrance en la récrivant une question d’ordre éthique : pourquoi représenter la guerre, pourquoi l’esthétiser, après tant d’années ? Les études de Yan Hamel sur l’écriture de la guerre et les théories de Jérôme Porée sur la temporalité de la souffrance serviront de tremplins afin de répondre à ces questions. Il se peut que pour Duras la mise en récit et la fictionalisation de l’indicible soient les seuls moyens propices pour arriver au bout de la douleur – c’est-à-dire, afin de ne plus souffrir, faire d’un passé traumatique de la littérature. Dans La Bataille des mémoires : la Seconde Guerre mondiale et le roman français, Yan Hamel adopte une approche sociocritique pour étudier la représentation de la Seconde Guerre mondiale d’après un groupe d’écrivains français choisis. Pour Hamel, grâce à sa polyphonie et à son ambigüité, le texte qui met en scène les années 19397. Ibidem. 8.  Sophie Bogaert et Olivier Corpet, « Préface », dans Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 10. 9.  Libération, 17 avril 1985, cité dans Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., pp. 10-11. 10. Marguerite Duras, « La douleur », op. cit., p. 12.

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Ania Wroblewski 1945 – autrement dit, les années noires – rend perceptible le caractère contradictoire de la guerre et de ses remémorations11. Non seulement il est difficile pour l’écrivain de rendre en forme romanesque une guerre indescriptible, mais cette difficulté se traduit aussi pour certains en brouillement, opacité ou éclatement identitaires. Hamel range ces écrivains-là – dont Marguerite Duras, Jean Genet, Julien Gracq et Patrick Modiano – sous la catégorie des écrivains « de la conscience inquiète », des écrivains qui « tiennent la Seconde Guerre mondiale pour un événement marquant qui [entre] en résonance avec leurs préoccupations personnelles, leurs obsessions, leurs imaginaires »12. À son avis, la guerre s’introduit directement dans leurs textes, donnant lieu à une exploration intérieure, à un questionnement de soi, ou bien à la catharsis. Hamel précise qu’il s’agit bien d’une catharsis « sans cesse recommencée, à la limite de l’obsession narcissique et de la compulsion de répétition »13. La guerre fonctionne comme un motif poétique dans leurs œuvres ; elle est à la fois cause et objet de leurs entreprises scripturales14. Dans « La douleur », Duras aligne la peine qu’elle éprouve pendant l’attente de Robert L. sur celle des déportés. Elle vit la souffrance de son mari à travers son propre corps : « Sa mort est en moi », dit-elle à plusieurs reprises, « Elle bat à mes tempes »15. La guerre fait ainsi non seulement partie du texte de Duras, mais elle pénètre également au plus profond de son être. Toutefois, le fait d’oser comparer deux souffrances qui paraissent incomparables et incongrues indigne certains, en particulier, la critique anglo-saxonne. Dans son article « Duras, Antelme and the Ethics of Writing », Colin Davis lui reproche d’avoir quitté son mari après le retour de celui-ci des camps de concentration et l’accuse d’avoir écrit une littérature « which holds open no prospect for the recovery of moral value »16. Selon Davis, le texte de Duras expose les maux de l’humanité sans offrir une perspective humanisante. Là où Antelme soutient « the unity of species between victim and persecutor »17, Duras produit un art sans éthique18, sans remords, sans pardon. De même, pour Martin Crowley, dans « “Il n’y a qu’une espèce humaine” : Between Duras and Antelme », la peine qu’éprouve Duras n’est qu’un « generous doubling »19 de la souffrance de son mari ; sa fièvre, ses maux de tête, son refus de manger ne sont que des « self-dramatization[s] rather lacking in perspective »20. Selon Davis et Crowley, la souffrance de Duras ne peut qu’être foncièrement moindre que celle de son mari. Sandrine Rabosseau explique que Duras « écrit au nom de sa vérité »21. Elle donne sa propre version des événements, elle raconte son propre accablement pen11. Yan Hamel, La Bataille des mémoires : la Seconde Guerre mondiale et le roman français, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, « Socius », 2006, p. 27. 12. Ibid., pp. 211-212. 13. Ibid., pp. 213-214. 14. Ibid., p. 213. 15. Marguerite Duras, « La douleur », op. cit. p. 15. 16. Colin Davis, « Duras, Antelme and the Ethics of Writing », dans Comparative Literature Studies, nº 34.2, 1997, p. 182. 17. Ibid., p. 181. 18. Ibid., p. 182. 19. Martin Crowley, « “Il n’y a qu’une espèce humaine” : Between Duras and Antelme », dans The Holocaust and the Text : Speaking the Unspeakable, s. dir. Andrew Leek et George Paizis, London, Macmillan Press Ltd., 2000, p. 176. 20. Ibidem. 21. Sandrine Rabosseau, « Marguerite Duras, écrire le crime de guerre », dans Des Femmes écrivent la guerre, s. dir. Frédérique Chevillot et Anna Norris, Paris, Complicités, 2007, p. 144.

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La genèse et la publication de « La douleur » dant l’attente interminable de Robert L. sans se soucier de l’effet que cela puisse produire sur des éventuels lecteurs. Au contraire, il s’agit pour elle de « prend[re] le risque de susciter une controverse »22 afin de pouvoir tenter de relater ce qui est indicible pour elle, ce qu’elle ne put jamais vivre mais qu’elle ressentit de façon accrue, à savoir, l’épreuve subie par son mari. Hamel clarifie l’idée du témoignage, en quelque sorte, double présenté par Duras. Alors qu’il indique très bien que son but n’est pas de juger de l’éthique de « La douleur », les observations d’Hamel sont révélatrices du fait que le travail auquel se livre l’écrivaine n’est pas du tout hors de la norme du témoignage de la guerre : [N]otre mémoire n’est pas exclusivement meublée par des souvenirs personnels. Elle est également occupée par une multitude d’événements et d’images dont nous n’avons jamais été les témoins directs. À nos souvenirs vécus s’ajoute une masse de souvenirs transmis. Notre mémoire est peuplée en partie de souvenirs appris par rapport auxquels il nous faut nous positionner, puisqu’ils intéressent le groupe dont nous faisons partie23.

Dans « La douleur », Duras assume les souvenirs de son mari, souvenirs qui lui sont étrangers mais qui l’assiègent comme s’ils étaient les siens. Cela finit par exacerber davantage ses propres doutes, ses paranoïas et ses peines.

1. Les passages supprimés : la censure de la vulnérabilité Paradoxalement, ce sont les extraits de son journal que Duras choisit de ne pas publier qui rendent particulièrement bien les nuances et la profondeur de sa souffrance. Ces passages, qui figurent dans les Cahiers de la guerre, auront certainement révélé aux critiques la portée des blessures et des crises psychologiques suscitées par l’attente. Que ce soit pour étouffer un scandale possible ou bien pour protéger la pudeur d’autrui, lorsqu’une publication d’un journal intime est envisagée, il se peut que certains détails en soient supprimés. Comme le souligne Lejeune dans son étude Les Brouillons de soi, le journal intime est souvent fort indiscret. Le diariste, qui écrit pour lui-même, écrit toute la vérité selon son propre point de vue : « Tout journal met en cause autrui, soit en révélant aux tiers des choses sur autrui, soit en révélant à autrui comment on le voyait, sans le lui dire »24.  À la lumière des passages de « La douleur » qui évoquent en très grand détail les souffrances physiques de Robert L. revenu des camps de concentration – son corps squelettique, la texture et l’odeur de ses défécations, son obsession désespérée pour se procurer de la nourriture –, il est évident que de telles conceptions d’autocensure n’entrent pas en jeu pour Marguerite Duras. D’ailleurs, elle publie La Douleur contre la volonté de ceux dont elle parle25. À part les passages virulents contre l’Église catholique et le gouvernement du Général de Gaulle supprimés sans doute pour des raisons éditoriales, les rares censures que Duras décide d’apporter au texte original en 1985 effacent l’aspect 22. Ibidem. 23. Yan Hamel, La Bataille des mémoires : la Seconde Guerre mondiale et le roman français, op. cit., p 18. 24. Philippe Lejeune, Les Brouillons de soi, op. cit., p. 325. 25. Voir Laure Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, «  Biographies Gallimard  », 1998, pour plus de détails sur le contexte de la publication de La Douleur.

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Ania Wroblewski très personnel et très intime de sa souffrance. En effet, certains des passages supprimés par l’écrivaine dévoilent sa vulnérabilité accrue, une vulnérabilité qui est, plus ou moins, cachée dans « La douleur ». Duras affirme plusieurs fois dans son journal que sa vie à elle dépend entièrement de celle de son mari : « Il ne me plaît pas de vivre s’il ne vit plus. C’est tout »26. Ou encore, tout simplement : « Puisqu’il est mort, je veux mourir »27. Plus loin, elle se compare aux autres femmes de déportés et témoigne de son abdication totale face à l’attente : « Je n’ai pas de dignité. Ma dignité je l’emmerde. Plus aucune honte. Ma honte est suspendue »28. Dans un passage du journal qui aurait figuré vers la fin de l’entrée du dimanche 22 avril 1945 de « La douleur », Duras illustre sans scrupules les sacrifices qu’elle est prête à accomplir afin de sauver la vie de son mari : « Si on me disait : Tu vas te faire baiser par quatre-vingt-dix soldats et on lui donnera un morceau de pain, je demanderais d’être baisée par cent quatre-vingts soldats afin qu’il ait deux morceaux de pain »29. Duras se montre capable de sacrifier son corps et son honneur pour Robert L. Elle explique la base de son raisonnement : « Ces calculs, je les fais trois cents fois par jour. Un doigt pour un morceau de pain, deux doigts pour deux morceaux de pain. Dix ans de ma vie pour qu’il en vive encore deux »30. Tandis que dans le journal intime il est très précisément question d’un discours sur l’attente des femmes dont le sort est considéré moins atroce que celui des hommes partis en guerre ou aux camps, dans le même passage du texte de « La douleur » cette vérité est remplacée par des réflexions générales sur « des bouleversements sans objet, des arrachements d’on ne sait quoi, des distances qui se créent comme vers des issues »31 qui, comme le remarque Hamel, ont pour but d’abolir « la maîtrise et […] la conscience de soi provoqué[es] par une force étrangère, par une autre en soi qui reste, dans une large mesure, innommable et indescriptible, impossible à rationaliser »32. Il ne reste qu’à se demander pourquoi Duras choisit de supprimer des passages frappants qui auraient prouvé à ses critiques la magnitude de sa souffrance et la constance de son amour pour son mari. Exclue du même passage est une adresse directe de la part de l’écrivaine aux lecteurs de son texte : « Ceci nous regarde, ne regarde que nous – vous qui nous jugez, retirez-vous ailleurs dans vos demeures »33. Un peu plus loin, elle se justifie : « Tout est toujours possible puisque nous ne savons rien »34. Pour les femmes qui patientent passivement – le « nous » évoqué par Duras –, effectuer des calculs et négocier des échanges sont les seules manières de maîtriser la réalité. En éliminant ces extraits-là de la version publiée de son journal, Duras se laisse sombrer dans une attente sans fin et sans solution, dans une attente-folie. Peut-être préfère-t-elle être vue comme celle qui désire son mari pendant qu’il est absent et qui le rejette lors de son retour que d’être celle qui essaye, quarante ans plus tard, d’affirmer que c’est elle qui a le plus souffert ? Il est possible que le texte de 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. p. 247. 33. 34.

Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 193. Ibid., p. 231. Ibid., p. 194. Ibid., p. 217. Ibid., p. 217. Ead., « La douleur », op. cit., p. 48. Yan Hamel, La Bataille des mémoires : la Seconde Guerre mondiale et le roman français, op. cit., Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 217. Ibidem.

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La genèse et la publication de « La douleur » Duras semble dénudé de compassion et fort égocentrique, car elle a peur de susciter la pitié de ses lecteurs. Par ailleurs, une lecture comparative très attentive des Cahiers de la guerre et de « La douleur » révèle de minuscules disparités formelles entre les deux textes qui semblent inscrire cet état d’esprit sur le plan de l’écriture elle-même. Ces petites rectifications, auxquelles nous porterons un intérêt particulier, finissent par mettre la souffrance à distance dans la forme d’une douleur universelle, tout en condamnant Duras à la ressasser inlassablement, cherchant pour toujours à s’en défaire.

2. Le temps verbal : du futur simple au présent absolu Dans la présentation d’un numéro de la revue Études françaises consacré à l’écriture de la guerre et de la mémoire, Élisabeth Nardout-Lafarge propose la notion de l’intemporalité de la guerre en affirmant que « sous ses différents noms propres […] ou synonymes déclinant leur dégradation euphémique […] la guerre reste obstinément réelle dans notre présent »35. Hamel confirme ce postulat, tout en précisant que la guerre demeure un enjeu du présent parce qu’on ne peut pas attribuer un sens à ce passé non représentable, ce passé sans cesse visité et revisité36. Faute de pouvoir trouver une explication convenable aux atrocités souvent inimaginables de la guerre, celui ou celle qui en fait l’expérience garde pour toujours cette réalité à l’esprit. Dans « L’épreuve du temps : souffrance et maintien de la personne », Jérôme Porée approfondit l’idée de l’omniprésence de la guerre en considérant ses rapports avec le sentiment du temps qu’éprouve le sujet souffrant37. Porée explique que souvent le moment de la souffrance perd ses bornes avec le passé et le futur pour devenir un moment fixe qui ne cesse de durer : « On peut décrire dans ce sens la souffrance […] comme l’écrasement de la temporalité tout entière sur ce que l’on pourrait appeler un présent absolu »38.  C’est sans doute pour cette raison que dans les Cahiers de la guerre et surtout dans « La douleur » le présent de l’indicatif est le temps verbal utilisé par excellence afin de décrire l’attente. Dans l’incipit de « La douleur » et dans les premières pages du journal, Duras énonce cette « déchronologisation du temps »39 dans une seule phrase succincte : « J’attends Robert L. qui doit revenir »40. Au moins trois temps se résument et se recoupent dans ce bref énoncé, notamment, le présent de la souffrance, celui de l’écriture et celui de la réécriture. Chez Duras, « l’afflux du passé dans le présent »41 produit ce que Porée désignerait « un temps sans échéances »42. Alors que Duras apporte peu de changements aux temps verbaux lors de la retranscription des Cahiers de la guerre, certaines rectifications qui se recentrent 35. Élisabeth Nardout-Lafarge, « Présentation », dans Études françaises, nº 34.1, 1998, p. 3. 36. Yan Hamel, La Bataille des mémoires : la Seconde Guerre mondiale et le roman français, op. cit., p. 12. 37. Dans son article, Porée cite comme exemple de témoignage de la guerre L’Espèce humaine de Robert Antelme. 38. Jérôme Porée, « L’épreuve du temps : souffrance et maintien de la personne », dans Sociétés, nº 76, 2002, p. 25. 39. Par déchronologisation du temps, Porée entend « l’absence de différence significative entre “hier”, “aujourd’hui” et “demain” » (ibid.). 40. Voir la page 14 de « La douleur » et la page 176 des Cahiers de la guerre. 41. Jérôme Porée, « L’épreuve du temps : souffrance et maintien de la personne », art. cit., p. 26. 42. Ibidem.

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Ania Wroblewski sur le discours de Duras à propos de sa propre mort peuvent être notées. Dans son journal intime, Duras décrit sa mort au futur : « Le moment où je mourrai m’indiffère »43. Et encore : « Entre le moment où j’ouvrirai la porte et celui où nous sommes à la mer, je serai morte »44. Elle est certaine de ce futur, mais il lui paraît encore lointain. Dans «  La douleur  », par contre, Duras parle de sa mort au présent, comme d’un fait accompli ou en voie d’accomplissement : « Le moment où je meurs m’indiffère »45 ; « Entre le moment où j’ouvre la porte et celui où nous nous retrouvons devant la mer, je suis morte »46. Vu que, d’après Porée, l’homme ou la femme qui souffre « est un être qui ne peut ni avancer, ni reculer, ni demeurer là où il est »47, le changement de forme du futur simple au présent de l’indicatif semble indiquer que le sujet souffrant – dans ce cas, Duras qui récrit son journal – est pris dans une temporalité de la douleur qui n’aboutira pas avec la finalité de la mort. Duras effectue la même rectification lors de ses représentations de Robert L. Dans le journal, elle imagine son mari revenu des camps à l’aide du futur simple : « Là sur la plage il sera en bras de chemise et il parlera avec D »48. Dans la même phrase du texte publié, Robert L. existe au présent : « Là, sur la plage, il sort en bras de chemise et il parle avec D »49. Ici, l’emploi du présent semble refléter un certain désir de la part de Duras de rendre son mari éternel. Il est devant la mer, et il y sera pour toujours, figé à jamais dans le présent absolu.

3. Les pronoms personnels : la mise à distance de la souffrance Dans sa thèse intitulée Écrire au bord de la guerre, Gabriella Lodi remarque l’existence de deux sujets qui alternent dans « La douleur » : le « sujet divisé » qui oscille entre « je » et « elle », et le « sujet fusionné » qui, par l’imbrication du « je » et du « il », abolit la distance entre Duras et son mari50. Effectivement, Duras ne se contente pas dans ce texte d’un discours au « je » conforme au journal intime traditionnel, mais, au contraire, elle glisse d’un pronom personnel à un autre, parfois à l’intérieur de la même phrase. Bien entendu, les observations de Lodi se compliquent davantage à la lumière des Cahiers de la guerre, le « vrai » journal intime. Ici, Duras se sert presque exclusivement du « je », alors que dans la version publiée apparaissent soit la non-personne « elle » soit le marqueur du collectif « on ». Dans un passage particulièrement fragmenté des Cahiers de la guerre, Duras écrit : « Qui je suis ? D. le sait qui je suis. Où est D. ? Je peux le voir »51. L’écri-

26.

43. 44. 45. 46. 47.

Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 179.  Ibid., pp. 201-202. Ead., « La douleur », op. cit., p. 17. Ibid., p. 39. Jérôme Porée, « L’épreuve du temps : souffrance et maintien de la personne », art. cit., p.

48. Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 202. 49. Ead., « La douleur », op. cit., p. 40. 50. Pour plus de détails à ce sujet, voir les pages 143-154 de la thèse Gabriella Lodi, Écrire au bord de la guerre : Natalia Ginzburg, Marguerite Duras, Régine Robin, thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, Faculté des arts et des sciences, Département des littératures de langue française, 2006. 51. Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 220.

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La genèse et la publication de « La douleur » vaine réécrit le même passage dans « La douleur », remplaçant « je » par « elle » : « Qui est-elle ? Qui elle est, D. le sait. Où est D. ? Elle le sait, elle peut le voir »52. Le changement de pronom personnel n’entraîne pas l’ambiguïté de l’énonciateur – le lecteur attribue toujours le discours à Duras – mais il crée un effet de distanciation. En fait, dans cette réécriture, Duras accomplit ce qu’elle propose de faire dans les Cahiers de la guerre : « Je devrais raconter cette attente en parlant de moi à la troisième personne »53. Un effet semblable se produit lorsque Duras affirme « On n’existe plus à côté de cette attente »54, là où dans le journal elle avait écrit « je ». « On » ne décrit pas seulement l’effacement de l’énonciateur, mais devient aussi l’expression d’une sorte de fraternité dans la souffrance. Encore dans les Cahiers de la guerre, Duras dépeint son corps habité et tourmenté par la guerre : « Rafales de mitraillette à chaque minute à l’intérieur de la tête »55. Elle transpose la violence de la guerre sur elle-même et exprime son endurance au « je » : « Mais je dure, elles ne tuent pas »56. Dans « La douleur », par un seul changement de pronom, cela devient une endurance collective, féminine : « Et on dure, elles ne tuent pas »57.  Ainsi, dans «  La douleur  », Duras s’éloigne de sa souffrance  : l’urgence et l’immédiateté du discours au « je » sont atténuées par l’emploi des pronoms « elle » et « on ». Son écriture ne décrit pas uniquement la spécificité de ses propres expériences, mais elle traduit également l’attente de toutes les femmes. La douleur est à la fois amplifiée, généralisée et éloignée de l’écrivaine.

4. Les passages rajoutés : une réécriture littéraire Le texte de « La douleur » est parsemé de phrases qui n’existent pas dans la version originale. Les passages rajoutés peuvent être lus comme des rectifications ou des précisions faites par une écrivaine qui prend la parole publiquement sur des événements passés sous silence pendant des décennies. Parfois, les rajouts sont mis en évidence explicitement par des crochets : « [Même maintenant quand je retranscris ces choses de ma jeunesse, je ne saisis pas le sens de ces phrases] »58.  Ceux-là sont les marques d’une réécriture, d’une révision du texte. Toutefois, les autres réflexions sur elle-même et sur son passé sont moins faciles à repérer. Par exemple, vers la fin d’un extrait presque incohérent où Duras décrit le délire dans lequel elle est plongée lors d’un moment de défaillance pendant l’attente de son mari, l’écrivaine sort de son texte, se regarde de l’extérieur et se pose quelques questions : « Qu’est-ce qu’elle attend en vérité ? Quelle autre attente attend-elle »59 ? Ces questions, qui n’existent pas dans les Cahiers de la guerre, sont preuves d’une contemplation 52. Ead., « La douleur », op. cit., p. 50. 53. Ead., Cahiers de la guerre, op. cit., p. 215. 54. Ead., « La douleur », op. cit., p. 46. 55. Ead., Cahiers de la guerre, op. cit., p. 215. 56. Ibidem. 57. Ead., « La douleur », op. cit., p. 46. 58. Ead., « La douleur », op. cit., p. 33. 59. Ibid., p. 50.

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Ania Wroblewski et d’une évaluation faites à distance. Dans d’autres cas, les phrases rajoutées sont imprégnées d’ironie : « Autant en attendre un autre si ça fait plaisir d’attendre »60 ? Il se peut que Duras anticipe ici sur les propos de ses critiques. Duras rajoute aussi, ici et là, des phrases très imagées qui diffèrent du style lapidaire de l’énoncé. Notamment, elle personnifie la douleur : « La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus besoin d’air. La douleur a besoin de place »61. Elle qualifie le soleil : « Le soleil rouge sur Paris, lent »62. Dans « La douleur », la certitude de la mort de Robert L. n’est pas simple et absolue comme elle l’est dans le journal. Au contraire, Duras évoque l’image de la mitraillette, leitmotiv qui traverse le texte publié, pour la qualifier : c’est une « certitude en rafale »63. Parallèlement, la ville de Paris prend une valeur symbolique morne. Elle représente pour Duras un futur noir et vide : « La ville éclairée a perdu pour moi toute autre signification, que celle-ci : elle est signe de mort, signe de demain sans eux »64. Afin de rendre le texte de « La douleur » encore plus urgent, Duras modifie certaines phrases du journal intime. Par exemple, elle souligne plusieurs fois la pénibilité de son travail à la gare d’Orsay. « J’ai envie de quitter le centre et de me coucher »65 devient « J’ai envie de m’étendre par terre »66. De même, « J’ai hâte de rentrer »67 devient « J’ai hâte de rentrer, de m’enfermer avec le téléphone, de retrouver le fossé noir »68. Ou encore, elle précise la nature de son envie « d’en finir, de poser le crayon, de ne plus demander de nouvelles, de sortir du centre »69 : elle veut sortir de là non seulement aujourd’hui mais « pour le reste de [s]a vie »70. Plus loin, elle affirme ne pouvoir compter que sur le moment présent, figé et terrible, dans lequel elle est prise : « La vérité c’est maintenant »71. Par le biais de ces légères modifications et de ces minuscules rajouts, Duras réussit à intensifier l’émotion suscitée par le texte. Finalement, certaines scènes qui n’existent pas dans les Cahiers de la guerre trouvent une place dans « La douleur ». Deux d’entre elles sont particulièrement frappantes. Dans l’une, Duras, atteinte de fièvre, revoit un personnage qui est absent du journal. C’est une jeune femme enceinte convoquée à la gare pour récupérer les affaires de son mari fusillé : « Elle parlait, elle parlait sans pouvoir s’arrêter… Dans la queue elle lisait et relisait sa dernière lettre à ses voisines. «Dis à notre enfant que j’ai été courageux» »72. Pourquoi évoquer cette femme-là ? Duras s’explique : « Je pense à elle parce qu’elle n’attend plus »73. La femme folle de chagrin avec « ce ventre énorme qui lui sortait du corps, cette lettre à la main comme si elle voulait la donner »74 apparaît dans « La douleur » en tant que symbole. Elle sert à illustrer 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. 69. 70. 71. 72. 73. 74.

Ibidem. Ibid., p. 16. Ibid., p. 17. Ibid., p. 49. Ibid., p. 62. Ead., Cahiers de la guerre, op. cit., p. 192. Ead., « La douleur », op. cit., p. 32. Ead., Cahiers de la guerre, op. cit., p. 193. Ead., « La douleur », op. cit., p. 32. Ead., Cahiers de la guerre, op. cit., p. 188. Ead., « La douleur », op. cit., p. 27. Ibid., p. 47. Ibidem. Ibidem. Ibid., p. 42.

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La genèse et la publication de « La douleur » le fait que l’attente peut devenir insupportable au point de rendre n’importe quelle nouvelle, même l’annonce de la mort, préférable à la continuation infinie de l’incertitude. La deuxième scène rajoutée fait partie de l’entrée du 20 avril, dont le début est consacré à l’aspect théâtral ou presque carnavalesque de l’arrivée des convois de déportés politiques à la gare d’Orsay. Dans les deux textes, Duras interrompt l’histoire de sa propre souffrance pour raconter la scène chaotique du retour des prisonniers, faibles, éblouis par la lumière dans la gare, interpelés par les femmes désespérées hurlant les noms de villes allemandes et les numéros de stalag. Or, dans « La douleur », elle mentionne aussi les gens, un peu à l’écart des autres, silencieux, qui n’attendent personne mais qui viennent à la gare d’Orsay simplement «  pour voir le spectacle, l’arrivée des prisonniers de la guerre et la façon aussi dont les femmes attendent, et tout le reste, voir comment ça se passe, ça ne se reproduira peut-être plus jamais »75. Est-ce à nous, lecteurs, que Duras s’adresse ici indirectement ? Tels les spectateurs-voyeurs, les lecteurs de « La douleur » ne comprendront jamais à fond ce spectacle déchirant et morbide. Il est impossible de savoir si les scènes rajoutées surgirent dans l’esprit de l’écrivaine à la relecture de son journal ou bien si elles furent inventées par elle pour remplir des lacunes quelconques du texte original. Cependant, nous pouvons constater que les rajouts et les rectifications apportés par Duras aux Cahiers de la guerre dévoilent la littérarité de sa souffrance – une littérarité évoquée déjà dans le préambule à « La douleur  » – tout en permettant au lecteur de faire le pont entre le passé lointain des événements, le moment de la première énonciation et la publication tardive de ce discours. Lors de la découverte du journal de la guerre, Duras se trouve devant « des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme »76 qu’elle ne se souvient pas d’avoir écrit et « au regard de quoi la littérature [lui] fait honte »77. Afin de pouvoir aborder « le désordre phénoménal de la pensée et du sentiment »78 que représente ce texte-là, afin de pouvoir oser le confronter, elle doit s’y lancer de la perspective d’un écrivain de métier. En faisant de son passé un récit qu’elle peut embellir de métaphores et d’images, qu’elle peut censurer, réécrire, réinventer à son gré, Duras se laisse éloigner un peu de la réalité des faits qu’elle raconte. Selon Andrew Slade dans Lyotard, Beckett, Duras, and the Postmodern Sublime, « The transition from the journal to literature, the subsumption of the journal into literature, draws the traumatic core of the text to the domain of pleasure »79. De fait, l’évolution des esquisses des Cahiers de la guerre vers le texte publié de « La douleur » n’est pas nécessairement une œuvre du plaisir, mais, comme l’affirme la narratrice du roman Emily L., ce n’est que « lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir..., que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé »80. Par l’acte de la mise en récit, si délicat, difficile, usant, Duras arrive à transformer en littérature certains éléments d’un passé douloureux. Dans les deux textes étudiés, Duras décrit la paix comme une nuit profonde qui vient, une nuit qui marque le commencement de l’oubli81. La paix dont elle parle 75. Ibid., p. 26. 76. Ibid., p. 12. 77. Ibidem. 78. Ibidem. 79. Andrew Slade, Lyotard, Beckett, Duras, and the Postmodern Sublime, New York, Peter Lang, 2007, p. 96. 80. Marguerite Duras, Emily L., Paris, Minuit, 1987, p. 23. 81. Voir la page 62 de « La douleur » et la page 236 des Cahiers de la guerre.

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Ania Wroblewski n’est pas uniquement celle de la politique, celle de l’aboutissement de la guerre. Elle est également la paix de l’esprit qui se repose, soulagé après des années de tourment. Duras, qui souhaite s’enfoncer à jamais dans le fossé noir où gît son mari, qui désire embrasser la mort une fois pour toutes afin d’en finir avec l’attente, qui cherche désespérément une résolution à la douleur, ne peut le faire ni par l’écriture des journaux des Cahiers de la guerre ni par la publication de La Douleur : « Dès ce nom, Robert L., je pleure. Je pleure encore. Je pleurerai toute ma vie »82. Néanmoins, la réécriture littéraire d’un document de la guerre lui permet de combattre, à sa façon, les forces de l’oubli. Les deux textes peuvent être perçus à la fois comme des symboles de la précarité du souvenir et des symboles de la survie grâce à l’écriture qui fonctionne comme acte de témoignage83. Duras, qui écrit toujours au bord de la perte, de l’échéance et de la catastrophe, touche pourtant aussi, malgré elle-même peut-être, les frontières élusives de la vie.

Ania Wroblewskii Université de Montréal

82. Marguerite Duras, « La douleur », op. cit., p. 84. 83. Gabriella Lodi, « Écrire au bord de la guerre : Natalia Ginzburg, Marguerite Duras, Régine Robin », op. cit., p. 134.

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