Il croise les bras et plisse les yeux en les gardant rivés

Lettre de l’éditrice : Chère lectrice, cher lecteur, Ma bibliothèque est remplie de romances, or je choisis rarement ma prochaine lecture au hasard...

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Il croise les bras et plisse les yeux en les gardant rivés sur elle : « Alors c’est non ? Parce que ça t’effraie ou… ? » Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, Jennifer fait un pas vers lui et plaque sa bouche sur la sienne, l’embrasse vite fait avant de se détacher tout aussi rapidement. Elle ramène l’ordinateur plus fermement contre sa poitrine pour éviter qu’il ne perçoive le tremblement qui l’assaille, puis elle lui jette un regard noir : « Satisfait, votre majesté ? »

Lettre de l’éditrice : Chère lectrice, cher lecteur, Ma bibliothèque est remplie de romances, or je choisis rarement ma prochaine lecture au hasard. Aije envie de quelque chose de moderne et dynamique, qui me donne envie d’affronter le monde ? Ou bien préférerais-je me laisser emporter dans un mélodrame et oublier ce qui m’entoure ? Ai-je le goût d’éprouver le suspense d’une intrigue policière, ou suis-je au contraire d’humeur pour une histoire légère et mignonne ? C’est à cette image que j’ai conçu la ligne éditoriale de Laska. Non seulement pour plaire à des goûts différents, mais pour satisfaire à vos propres désirs de variété. Pour moi, il n’y a rien de meilleur que la routine… pourvu que sa matière soit riche. Ainsi, Laska vous garantit des publications régulières et correspondant au même standard de qualité : voilà ce sur quoi vous pourrez toujours compter. Et pour la partie imprévisible de vos envies, il y a la gamme de nos collections et de nos auteurs, entre lesquels vous n’aurez que l’embarras du choix ! Alors que le roman de Suzanne Roy, Pour le meilleur et pour le pire, représente la romance contemporaine dans ce qu’elle a de meilleur, le mois de mars voit paraître nos premières romances fantastique et historique. Et ces collections s’enrichiront rapidement au cours des mois suivants, avec notamment un roman de science-fiction romantique de Richard Arlain, La Saga de Moira et Svein, une saga historique en deux tomes de Nicole Vuillermoz intitulée Marta, ainsi que le premier livre de la série bit lit Alexia Hope, écrite par Florence Gérard. Tous ces ebooks et bien d’autres encore sont disponibles via l’abonnement au site web des Éditions Laska. L’abonnement minimum est à 8,99 $ seulement pour 30 jours, et vous donne accès à tout — oui, absolument TOUT ce que nous avons publié jusqu’à la fin de votre mois ! En pouvant tout essayer, vous trouverez forcément votre bonheur, ce qui n’est pas forcément le cas lorsque vous achetez un seul livre à 8,99 $. De plus, vous avez la garantie d’ebooks sans DRM, et le plaisir de savoir que les auteurs sont mieux payés que lorsque vous achetez nos ebooks chez les détaillants. Enfin, c’est aussi une façon pour nous de rester plus proches de nos lecteurs et de leurs attentes. Nous vous invitons à donner votre avis en tout temps via la notation des œuvres, le forum, le blog, et bien sûr le concours de nouvelles annuel (en août cette année), où vous déciderez quelles nouvelles entre huit devraient être éditées. Si vous avez des questions, des remarques, des suggestions, écrivez-moi à [email protected]. D’ici là, profitez de ce moment privilégié de lecture ! Jeanne Corvellec Fondatrice des Éditions Laska www.romancefr.com/abonnements www.twitter.com/RomanceFR http://www.facebook.com/EditionsLaska

POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE Suzanne Roy Corrigé par Amélie Voyard-Venant et Jeanne Corvellec

ÉDITIONS LASKA Montréal

Éditions Laska Montréal, Québec Courriel : [email protected] Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et incidents sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés de manière fictive. Toute ressemblance avec des faits réels ou des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. Tous droits réservés © Suzanne Roy, 2013 Extrait de Chronique d’un amour fou © Anne Rossi, 2013. Aucune reproduction ou transmission, totale ou partielle, n’est autorisée sans le consentement écrit préalable de la détentrice des droits et de l’éditeur. Le téléchargement de cet ebook sur d’autres sites que ceux autorisés par l'éditeur ainsi que son partage au-delà du cadre strictement familial et privé est interdit et puni par la loi. Les Éditions Laska s’engagent à ne pas apposer de DRM ni d’autre mesure visant à restreindre l’utilisation de cet ebook par les personnes l’ayant dûment acquis. Design de la couverture : Sarah Rousseau ISBN : 978-2-924242-06-3

Table des matières Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 L’auteure Chronique d’un amour fou (extrait)

Chapitre 1 S’il y a une chose que Jennifer aime, le dimanche matin, c’est se prélasser au lit jusqu’à ce que la faim l’oblige à se lever. C’est le seul jour où elle prend un moment pour elle : pas d’obligation, pas d’échéance, pas d’horaire. Même si elle ne dort plus, elle garde les yeux fermés, étire son corps sous les draps pour essayer de prendre tout l’espace disponible. Ce moment de détente lui plaît terriblement. Quand la sonnerie de la porte résonne, elle sursaute et marmonne sous la couverture avant de se redresser. Qui ose venir chez elle à une heure pareille ? Les pas de Maxime se dirigent vers l’entrée, s’arrêtent sur le seuil de sa porte pour la rassurer au passage : « C’est sûrement des enfants qui vendent du chocolat. » Calmée, elle se laisse retomber sur le lit, non sans songer que son petit ami est une sorte de héros qui vient de sauver son jour de congé. La tête sur l’oreiller, Jenny repart à la conquête du repos dominical en remontant les draps sur elle. Au loin, elle entend des voix et, malgré les secondes qui s’écoulent, elle perçoit toujours des échanges de paroles. C’est interminable. Impatiente, elle gronde de façon à être entendue : « Tu les fais ficher le camp, oui ? » Les pas de Maxime reviennent et elle ouvre un œil pour apercevoir son air confus : « C’est que… Il y a un gars à la porte qui… — On s’en fout ! Dis non et ferme la porte ! — Il dit qu’il est ton mari. » L’information paraît amuser Jennifer qui a un rire léger, puis elle tourne le dos à Maxime et se cale confortablement dans le lit avant de le disputer : « Arrête de dire n’importe quoi. Chasse-le à coups de pied aux fesses et reviens au lit. Quand je pense qu’on a le culot de déranger les gens à neuf heures du matin pendant leur jour de congé ! » Avant même que Maxime ne puisse s’exécuter, un bruit de pas résonne lourdement dans le couloir qui mène à la chambre. Alertée par le bruit, Jenny se redresse, mais à peine a-t-elle le temps de remonter le drap sur elle que l’intrus apparaît dans l’embrasure de la porte. Il la détaille du regard avec un visage dur et force un sourire sur sa bouche : « Bonjour, chérie, tu te souviens de moi ? » Un lourd silence s’installe pendant que Jennifer observe l’homme qui, sans aucune gêne, s’adosse au rebord de la porte et lève un sourcil en signe d’impatience. Le corps de la jeune femme se fige, en proie à moment d’absence lorsqu’elle reconnaît ces traits carrés, cette chevelure noire en pagaille et ces yeux gris dont elle est tombée amoureuse, il y a fort longtemps. Ce visage la ramène des années en arrière et elle doit secouer la tête pour s’assurer qu’elle ne rêve pas : « Bruno ? — Bien ! Maintenant que tu te souviens de moi, tu veux bien te vêtir décemment et me rejoindre dans un lieu plus approprié pour la conversation ? » Sans attendre sa réponse, il lui tourne le dos et quitte la chambre, mais il est bien le seul à se mouvoir. Maxime et la jeune femme restent là, immobiles, et se regardent sans réagir. « Tu le connais ? lui demande-t-il enfin. — Euh… ouais. » Tout en cherchant à se ressaisir, Jennifer repousse la couverture et bondit sur ses jambes. Bruno ? Chez elle ? Comment est-ce possible ? Le passé lui revient par rafales, assaille son cerveau d’images

qu’elle croyait avoir oubliées ; certaines n’ont d’ailleurs rien d’agréable. Sans chercher à se vêtir outre mesure, elle enfile un peignoir sous l’œil inquiet de son petit ami : « Mais… ce n’est pas… enfin, je veux dire… ce gars, ce n’est quand même pas ton mari ? — Max, ne t’en mêle pas, tu veux ? C’est déjà assez compliqué comme ça. — Quoi ? C’est vrai ? Tu es mariée ? Mais tu ne me l’as jamais dit ! » Devant son air surpris, elle lui jette un regard noir, le sommant de se taire ; mais, comme il ne peut s’empêcher de la questionner en silence, elle lui répond en attachant prestement ses cheveux derrière sa nuque : « Ça date d’il y a plus de… Je ne sais même plus quand ! Et ce n’était même pas un vrai mariage ! Juste une erreur de jeunesse… — Huit ans, bientôt neuf, annonce la voix dans la pièce voisine. Et je confirme qu’il s’agissait bel et bien d’une erreur, ce que je suis venu réparer. » Au lieu de poursuivre la discussion en cours, Jennifer se rue à l’extérieur de la chambre en nouant son peignoir à la taille. Elle retrouve Bruno dans la cuisine ; sur le point de se servir un café avec un sans-gêne qui la choque. Avant de porter la tasse à ses lèvres, il feint un sourire et, lui montrant le liquide fumant, il lui demande : « Tu permets ? — C’est quoi, ce délire ? Tu es là pour demander le divorce ? — En partie. » Il prend un temps considérable pour savourer son breuvage, alors qu’elle est là, bras croisés, de l’autre côté du comptoir, à attendre une réponse claire de sa part. Dès qu’il avale sa gorgée, Bruno grimace et repose la tasse sur le comptoir : « Décidément, les Américains ne savent toujours pas faire du bon café ! » Agacée par son intrusion autant que par sa remarque, Jennifer avance, récupère la tasse en question et en vide le contenu dans l’évier avant de la reposer sur le comptoir avec bruit. Elle se plante devant lui, le visage rougi par la colère : « Tu vas me dire ce que tu fais ici ? — Que tu es à cran ! se moque-t-il, plein d’ironie. Tu n’es donc pas contente de me revoir ? — Pas vraiment, non. — Hum. Je m’en doutais. Soit… » Il se penche, attrape un attaché-case et le dépose sur le comptoir. Ses gestes sont lents, car il sait pertinemment que la patience est loin d’être une vertu chez son épouse. Il a à peine sorti ses papiers qu’elle les lui arrache des mains et se met à marcher dans la cuisine pour les consulter attentivement. Les documents étant en langue espagnole, Jennifer fronce les sourcils, mais cherche néanmoins à en saisir le sens. « Où est-ce que je signe ? demande-t-elle enfin en revenant près du comptoir. — Signer ? Pour quoi faire ? — Pour divorcer ! Tu es bien là pour me faire signer ta paperasse, non ? » Elle continue de faire virevolter les pages à la recherche d’un X ou d’un formulaire quelconque à remplir. En vain. « Ne te donne pas tant de mal. Ce ne sont pas les papiers du divorce, mais plutôt la procédure pour y avoir droit. En Catalogne, on ne peut pas se marier et divorcer dans la même journée, comme en Amérique… » Il lâche ces derniers mots sur un ton hautain et fait un pas dans sa direction pour lui reprendre les feuilles des mains. Revenant sur la première page, il lui fait une traduction rapide des premiers paragraphes en glissant son doigt sur certaines phrases surlignées au marqueur jaune. Jennifer cligne des yeux plusieurs fois en entendant les mots qu’il prononce : possibilité de reconstruction du couple,

rencontre avec un conseiller conjugal, accélération du processus lorsqu’il y a consentement mutuel et si la demande est effectuée dans la ville où l’union a eu lieu. « Pardon ? l’interrompt-elle en lui reprenant à nouveau le document pour tenter de vérifier ses dires. Hors de question que je retourne là-bas ! — C’est le moyen le plus rapide. J’ai déjà tout planifié : nous avons une rencontre prévue avec le conseiller du village, vendredi prochain, et c’est lui qui autorisera… » Jennifer relève un visage abasourdi vers lui. Comment a-t-il pu organiser un rendez-vous qui l’implique sans même lui demander son avis ? Et en Espagne, qui plus est ! Anxieuse, elle secoue la tête et rugit : « Tu ne penses quand même pas que je vais retourner là-bas ? — Il va de soi que je prendrai en charge tous les frais qui… — Pas question ! » Sa réplique fuse avec force et laisse planer un silence lourd dans l’appartement. Même s’il est surpris par la violence des paroles de la jeune femme, Bruno ne peut s’empêcher d’insister : « Jen, j’ai besoin de ce divorce et c’est le seul moyen pour qu’il soit prononcé avant la fin de l’été… — Et alors ? Tu n’avais qu’à y songer avant ! Ça fait huit ans que je suis partie ! » Il reste de marbre devant son énervement. Aussi, pour tenter de retrouver son calme, Jennifer soupire bruyamment, puis reprend sur un ton volontairement détaché : « Écoute, voilà ce que tu vas faire : tu retournes là-bas, tu engages la procédure et moi, j’attends que les papiers officiels me soient envoyés par la Poste. Je signe, je retourne le tout et hop ! Le divorce sera prononcé. — Cette manière de faire sera inefficace. Ça pourrait prendre deux ans. — Et alors ? Ça fait déjà huit ans ! On n’est pas à ça près ! » Têtue, Jennifer décide qu’elle en a terminé avec cette conversation. D’un pas ferme, elle contourne son « mari », récupère une tasse et s’y verse du café. Ses gestes sont un peu tendus, se sachant observée, mais elle prend néanmoins le temps d’y ajouter du lait, du sucre et de mélanger le tout sans précipitation. Elle tend même une tasse vide en direction de Maxime, resté un peu à l’écart du couple, de l’autre côté du comptoir : « Je te sers ? » Il secoue simplement la tête, visiblement mal à l’aise d’assister à cette scène. Il n’arrive pas à croire que Jennifer soit mariée à cet homme dont il n’a jamais entendu parler. Et il ignore l’attitude à adopter devant ce mari qui — il doit le constater — prend toute la place dans cet appartement. Il observe Jennifer qui boit une longue rasade de son breuvage chaud et qui, sur un air plus léger, apostrophe à nouveau le visiteur : « Il est excellent, ce café ! Qu’est-ce que tu lui reproches ? — L’amertume. » Bruno répond sans réfléchir, impatient qu’elle revienne au sujet pour lequel il a traversé l’océan et qu’elle a balayé un peu trop rapidement selon lui. Grâce à l’effet de surprise, il avait espéré que Jennifer cèderait à sa demande sans rechigner, heureuse de mettre fin à une union qui n’a que trop duré. Après toutes ces années, se peut-il qu’elle soit toujours furieuse contre lui ? Le silence persiste et, comme elle reste là, à siroter son café, ignorant délibérément sa présence, il reprend, avec une voix empreinte de colère : « Jen, il faut que tu viennes avec moi. J’ai besoin de ce divorce. Je me marie à la fin du mois d’août. » Peut-être est-ce l’évocation de ce remariage ou l’insistance dont il fait preuve, mais Jennifer peste aussitôt :

« Je te rappelle que c’est toi qui as refusé de divorcer quand je suis partie. — Tu sais très bien pourquoi j’ai refusé ! » La voix de Bruno détonne dans le petit appartement et, même si la jeune femme a un léger sursaut devant la force du ton qu’il utilise, elle soutient son regard sans sourciller. Conscient qu’il perd du terrain, il module sa voix sur un ton plus doux : « Jen, voyons ! Cette histoire date d’il y a plus de huit ans ! Nous sommes tous les deux passés à autre chose, tu le vois bien. Pourquoi voudrais-tu rester mariée à moi ? » Il pose la question en désignant de la main son petit ami, toujours figé à bonne distance du comptoir. Il espère surtout amadouer la jeune femme en lui rappelant qu’elle est aussi en couple. « Si ça peut te rassurer, réplique-t-elle, je ne tiens pas plus que toi à ce mariage. Mais tu ne peux pas débarquer chez moi sans prévenir et m’obliger à traverser la moitié de la planète, sous prétexte que c’est maintenant que les choses t’arrangent. — Mais puisque je t’ai dit que je prenais tout à ma charge ! Qu’est-ce que tu veux de plus ? De l’argent ? Une pension ? » La gifle qu’il reçoit sur la joue gauche le surprend, mais ce n’est rien en comparaison de la colère qui aveugle la jeune femme lorsqu’il mentionne la question pécuniaire. Choqué, Bruno attrape le bras vengeur de Jenny et le serre fortement en guise d’avertissement : « Ne recommence jamais ça ! — De quel droit tu viens m’insulter dans mon propre appartement ? Je ne veux rien de toi, compris ? Et ton divorce, tu peux te le mettre où je pense ! » Malgré la douleur que son geste provoque, elle arrache son poignet en tirant d’un coup sec et pointe la sortie d’une main tremblante. Mais Bruno se borne à rester là, un peu amer, vexé par la façon dont il vient de perdre ses moyens. Discret depuis le début de leur discussion, Maxime fait un pas vers eux et coupe court au silence qui règne dans l’appartement : « Peut-être qu’on pourrait en discuter d’abord, toi et moi ? » Consciente que la question s’adresse à elle, la jeune femme pose un regard sombre sur lui : « Discuter de quoi ? J’ai un travail et une vie, ici. Je ne vais pas tout laisser de côté pour aller m’enterrer dans un village perdu, sous prétexte qu’il n’a pas été foutu de m’accorder le divorce il y a huit ans ! » Bruno soupire, mais il n’est pas mécontent d’obtenir un appui de la part de Maxime. Confiant, il repose des yeux pressants sur Jennifer : « Si ce n’était pas important pour moi, je ne serais pas là et tu le sais. — Oh, que oui, je le sais ! M. de Verteuil en Amérique, waouh ! Tu veux que je prenne une photo de ce jour mémorable ? — Pour ta gouverne, sache que je viens régulièrement en Amérique. Pas dans ce lieu gris et froid qui te manquait tellement quand nous vivions à Esclanyà, mais dans des endroits qui connaissent le goût des bonnes choses : le bon vin, par exemple ! » Jenny tourne la tête vers Maxime et annonce, sur une voix qui dénote le peu d’intérêt qu’elle porte au sujet : « Pour ton information, M. de Verteuil cultive des vignes et des oliviers. Oh ! Et il a une sainte horreur des Américains ! D’après lui, nous ne connaissons rien à rien. » Elle lève sa tasse de café : « Mauvais café, mauvais vin, mauvaise fille… » Elle termine son monologue en serrant sa tasse sur sa poitrine afin de démontrer que c’est ellemême qu’elle traite de mauvaise fille. Puis elle regarde à nouveau Bruno et se moque ouvertement de lui :

« Décidément, tu dois vraiment le vouloir, ce divorce, pour oser t’aventurer chez moi un dimanche matin. — Je ne suis pas d’humeur à rire. Le voyage a été long et j’ai promis à Emma que… — Emma ? Voilà donc l’imbécile qui veut épouser le grand monsieur de Verteuil ? Laisse-moi deviner : c’est un sujet de ton royaume ? — Arrête avec ça ! Je n’ai pas de royaume ! » Elle le toise du regard en répétant la question et il finit par confirmer, un peu à contrecœur : « C’est une fille de Begur, oui. » Maxime refait de nouveau un pas dans leur direction. Cependant, comme personne ne lui accorde la moindre attention, il décide de se rapprocher du petit comptoir de cuisine où il règne subitement un silence très lourd. Pour alléger l’atmosphère, il essaie de résumer la situation en jetant un regard inquisiteur vers sa petite amie : « Bon, alors… T’es toujours mariée à ce gars-là ? — Et elle ne vous l’a pas dit, bien sûr ! siffle Bruno sur un ton plus sec que moqueur. — Lui dire quoi ? rétorque Jennifer. Ça a duré deux mois ! C’est pas comme si c’était un vrai mariage, non plus ! — Mais c’est un vrai mariage ! Pourquoi je serais là, sinon ? » Elle lâche un « pffft » nonchalant avant de vider sa tasse, qu’elle repose avec bruit sur le comptoir : « Je m’en fiche de ce divorce, moi ! C’est toi qui en as besoin ! » Bruno pointe Maxime du regard et pose la seule question qui lui vient à l’esprit : « Et lui ? Tu ne veux pas l’épouser ? — T’es fou ? Deux mois avec toi suffisent à dégoûter une femme du mariage pour le reste de ses jours ! — Oh ! Du calme ! Peut-être devrait-on prendre le temps d’y réfléchir ? propose Maxime. Il ne te demande pas grand-chose, au fond… — J’ai dit non », gronde-t-elle en lui jetant un regard noir pour qu’il cesse d’intervenir. Bruno éclate d’un rire désagréable. Décidément, il plaint ce jeune homme que Jennifer fait taire comme s’il s’agissait d’un simple domestique. Pourtant, comme il s’agit de la seule personne dans cette pièce susceptible de l’écouter, autant essayer de le rallier à sa cause. Glissant soudain une main dans la poche intérieure de son veston, Bruno en sort la carte d’affaires d’un hôtel du centre-ville de Montréal, au dos de laquelle il inscrit le numéro de sa chambre. « Si vous parvenez à la raisonner, voici comment me joindre. Je serai là jusqu’à mercredi. » Sans les saluer, il s’éloigne et sort de l’appartement en claquant la porte derrière lui. Heureuse qu’il ait disparu de chez elle, Jenny frappe le comptoir avec la paume de sa main : « Quel salaud, celui-là ! Dire qu’il a le culot de débarquer chez moi, un dimanche matin, pour m’obliger à le suivre dans son bled pourri ! — Il veut juste le divorce… — Ouais, eh bien… il n’avait qu’à me l’accorder quand je le lui ai demandé, il y a huit ans. » D’un geste rapide, elle dépose sa tasse dans l’évier et défait son peignoir, tout en se dirigeant vers la chambre. Maxime la suit du regard, surpris de la voir s’éloigner alors qu’il espérait que la conversation se poursuive : « Qu’est-ce que tu fais ? — Je retourne au lit. » Et elle disparaît dans la pièce du fond. Surpris par son départ, Maxime fixe le vide qu’elle laisse dans la pièce, puis il s’empresse de la rejoindre. Il la regarde se glisser sous les draps, incapable de comprendre comment elle peut espérer

se rendormir alors que son mari vient tout juste de quitter l’appartement. Puisqu’elle continue d’ignorer sa présence, il gronde d’un ton agacé : « Tu te rends compte qu’on est ensemble depuis presque un an et que je n’ai jamais su que t’étais mariée ? — C’est une vieille histoire. Ça n’a aucune importance. — T’entends ce que tu dis ? On parle d’un mariage, pas d’une voiture d’occasion ! Et puis, je ne comprends pas. Pourquoi tu ne veux pas lui accorder le divorce ? » Le corps de la jeune femme se raidit et elle se redresse sur un coude pour le foudroyer du regard : « Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? T’as bien vu que Bruno est un vrai macho, non ? Il ne demande pas, il ordonne ! “On fait ceci, on fait cela, on prend du café, il est dégueulasse ce café…” Je lui en referai du café, moi ! Pas question que je lui obéisse ! Compris ? Je ne suis pas sa bonne ! — Mais on s’en fiche du café ! Si tu divorces, on pourrait songer à se marier, toi et moi… — J’ai dit non ! » Elle veut se recoucher, mais quand elle voit le visage défait de Maxime, elle se sent obligée de se retourner vers lui et d’ajouter, sur un ton plus doux : « Ça n’a rien à voir avec toi, OK ? C’est juste que… la meilleure chose que je puisse faire pour l’humanité, c’est d’empêcher ce macho d’épouser une autre fille. — T’exagères ! » Elle secoue la tête dans l’oreiller d’un air boudeur, mais il s’installe sur le rebord du lit et insiste encore : « Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de tout ça ? — Parce que je ne veux pas en parler. » Sa réponse est sèche, mais elle n’a réellement pas la moindre envie de lui raconter son histoire, surtout après tout ce qu’elle a fait pour la chasser de sa mémoire. Comment aurait-elle pu prévoir que Bruno débarquerait chez elle après tant d’années ? Elle ferme les yeux et détourne la tête pour tenter de clore la discussion, mais la voix de Maxime reprend, légèrement réprobatrice : « Jenny, je viens juste d’apprendre que tu es mariée ! Tu ne penses pas que j’ai le droit d’en savoir un peu plus ? » La jeune femme se rassoit dans le lit et, pour en finir avec ce sujet une bonne fois pour toutes, elle lance : « Tu veux savoir ? J’avais vingt-et-un ans, j’étais jeune. Je suis partie en voyage pendant l’été et j’ai fait un détour par l’Espagne. J’ai loué une voiture pour longer le bord de la mer. C’est là que je l’ai rencontré. Il était beau, il possédait une sorte de royaume de l’olive et du vin. Il m’a fait visiter son village. Et je suis tombée dans ses bras, comme une idiote. Voilà. T’es content, maintenant ? — Et vous vous êtes mariés ? Comme ça ? — J’étais jeune ! se défend-elle en frappant sur la couverture. C’était la première fois que je me faisais draguer par un homme de ce genre-là. Je veux dire : quelqu’un qui avait un métier, de l’argent, qui savait ce qu’il voulait faire de sa vie. Et puis… il était tellement passionné, cultivé aussi. Il me parlait d’art, de vin et il avait une telle… Enfin, ça été le coup de foudre. Puis la vieille folle du village nous a dit qu’on était faits l’un pour l’autre et… je ne sais pas… tout est allé si vite… » Deux jours après cette prédiction ridicule, ils s’étaient mariés, sans prévenir personne, dans un décor magnifique et romantique à souhait : au coucher du soleil, sur le bord de la mer. Aujourd’hui encore, il lui arrive de croire qu’elle a rêvé cet instant si parfait : loin de tout, le regard d’un homme amoureux, le bonheur et l’amour. Un vrai conte de fées… « Et après ? s’impatiente Maxime. — Après, rien. On a filé le parfait amour pendant quelques semaines, puis j’ai compris que j’avais fait une erreur. Après tout, j’avais une vie, ici ! Je ne pouvais quand même pas tout abandonner pour

aller m’enterrer dans un village paumé. Et sa mère qui s’imaginait que j’étais là pour mettre le grappin sur son fils… » La colère de Jenny se renforce tandis qu’elle se souvient des paroles cinglantes de Bruno concernant une éventuelle pension alimentaire. « Tout ce que je demandais, c’était la chance de terminer mes études. J’avais vingt-et-un ans, pas de diplôme, pas d’argent, rien ! Tu crois que je suis le genre de fille à vivre aux dépens d’un homme ? » Elle pose la question sur un ton qui ne laisse aucun doute sur la réponse. À l’époque, il était hors de question qu’elle reproduise l’histoire de sa propre mère, sans éducation, enceinte et mariée malgré son jeune âge. Tout ça pour finir divorcée et se retrouver serveuse dans un café à cinquante ans. « Pourquoi tu ne lui en as pas parlé ? lui demande Max. Il aurait pu comprendre ! — Qu’est-ce que tu crois ? Il ne voulait rien entendre ! On était faits l’un pour l’autre, qu’il me répétait. Monsieur voulait que j’abandonne tout, que je m’occupe de la maison, du domaine, que je lui fasse des enfants… — C’est qu’il devait bien mal te connaître, parce que moi, je n’arrive pas à t’imaginer dans ce genre de rôle », avoue-t-il avec un rire discret. Elle fait mine de sourire, mais elle doit admettre que revoir Bruno après toutes ces années lui laisse un goût amer dans la bouche. « OK, ajoute-t-il en cherchant un moyen de régler la situation. Ça n’a pas marché, ça arrive, pas vrai ? Pourquoi tu ne lui accordes pas le divorce ? — Oh ! Mais je m’en fous de son divorce ! Tout ce que je veux, c’est ne plus jamais remettre les pieds là-bas ! Il n’a qu’à m’envoyer les papiers par la poste, comme tout le monde ! » Elle détourne la tête, les yeux dans le vide pendant un moment, et replonge dans ces souvenirs lointains : « Un jour, tu reviendras et tu me supplieras de te reprendre », lui avait-il dit sous le coup de la colère. Quel prétentieux ! Comment a-t-elle pu tomber amoureuse d’un être aussi imbu de luimême ? « Je lui en ferai, un divorce, moi ! siffle-t-elle. — Mais c’est juste pour quelques jours ! Que veux-tu qu’il… ? » Les yeux bleus qu’elle pose sur lui, froids comme l’hiver, empêchent Maxime de terminer sa phrase. « Je ne retourne pas là-bas, compris ? Et maintenant, laisse-moi dormir ! Mon dimanche a été suffisamment gâché, il me semble ! » Sans attendre, elle se recouche et jette les draps par-dessus sa tête. Elle sait bien que le sommeil ne viendra plus, mais elle préfère enrager seule que de partager sa colère et ses souvenirs avec Maxime.

Chapitre 2 C’est un lundi matin comme les autres pour Jennifer Élie. Après avoir répondu à une dizaine de courriels dont l’objet mentionne inutilement le mot « urgent », puis rencontré un graphiste pour lui faire part des modifications attendues par un client, elle rejoint son associé à son bureau et c’est ensemble qu’ils planifient la semaine à venir. « Alors, ce week-end ? » demande Sergio en lui servant son troisième café de la journée. Elle a un vague haussement d’épaules, se contente de répondre : « C’était OK », pour éviter de lui raconter comment Bruno a débarqué à son appartement, la veille. À la limite, si elle pouvait oublier jusqu’à son existence, ce serait encore mieux, mais, à défaut d’y parvenir, elle préfère plonger dans le travail au plus vite et faire comme si cet épisode ne s’était jamais produit. Au milieu de leur réunion, un petit bruit se fait entendre sur le haut-parleur du téléphone, suivi de la voix de la réceptionniste : « M. Campillo ? Est-ce que mademoiselle Élie est toujours avec vous ? — Oui, Laetitia, mais nous sommes en train de planifier la semaine et… — Vous m’en voyez désolée, mais c’est que… il y a ce monsieur à la réception qui dit… il dit être… » Avant que Laetitia ne prononce le mot « mari », Jennifer a déjà fermé les yeux et secoue la tête en grondant : « C’est pas vrai ! Dites-moi que je rêve ! » Sergio lève une main vers elle et lui fait signe de se calmer, mais elle est déjà debout à faire les cent pas devant son bureau. « Laetitia, quel est le nom de ce monsieur ? — Un certain… M. de Verteuil. Bruno de Verteuil. » Juste à entendre ce nom, Jennifer sent la colère revenir dans son ventre. Sans attendre, elle prend une longue respiration et marche en direction de la sortie d’un pas décidé : « Donne-moi deux minutes, je vais aller le foutre à porte ! » Son associé parle avec un débit accéléré : « Laetitia, accordez-moi une petit minute, voulez-vous ? » Avant que son interlocutrice ne réponde, Sergio met la conversation téléphonique en attente et bondit sur ses jambes pour interpeller son amie, qui est sur le point de quitter la pièce : « Jennifer, qu’est-ce que tu fais ? — Qu’est-ce que tu crois que je fais ? Je vais le mettre dehors ! — Tu ne l’as pas vu depuis huit ans ! Tu n’es donc pas curieuse de savoir ce qu’il veut ? — Je sais très exactement ce qu’il veut ! » s’emporte-t-elle en gesticulant comme une poupée disloquée. Alors qu’elle s’apprête à ouvrir la porte, Sergio reprend le téléphone en ne la quittant pas des yeux : « Laetitia, demandez à ce monsieur de patienter, voulez-vous ? Jenny devrait en avoir pour une toute petite quinzaine. — Qu’est-ce que tu fais ? questionne son associée alors qu’il referme le combiné. — Je le fais patienter. Regarde-toi : tu n’es pas en état d’aller là-bas. Tu veux vraiment faire un esclandre devant tous tes employés ? » Jennifer retient son souffle. C’est plus fort qu’elle : savoir Bruno à l’intérieur de son entreprise

déclenche une colère qu’elle ne parvient pas à maîtriser. Surtout après la manière dont il a osé venir chez elle hier matin ! D’un geste autoritaire, Sergio pointe la chaise qu’elle vient de quitter : « Maintenant, reviens ici et explique-moi comment tu peux savoir ce qu’il veut. J’ai raté un épisode ou quoi ? » Après un interminable soupir, la jeune femme revient sur ses pas et se laisse retomber sur la chaise devant lui, puis se met à raconter comment Bruno est arrivé chez elle à l’improviste, la veille, pour demander le divorce. Elle ne lésine pas sur les passages désagréables de leur rencontre et conclut, sur un ton ferme : « S’il croit qu’il peut débarquer dans ma vie et me demander ce qu’il veut… — Au fond, il ne te demande pas grand-chose… — Il me demande de retourner à Esclanyà ! rectifie-t-elle en le fusillant du regard. Sergio ! Si quelqu’un sait ce qui s’est passé, il y a huit ans, c’est bien toi ! — Justement. Ça fait huit ans. Peut-être qu’il est temps de régler la question une bonne fois pour toutes ? Temps d’oublier le passé ? » Elle ne répond pas et s’oblige à garder la mâchoire serrée, car elle a bien envie de le contredire. Oublier le passé ? Comment ? À la limite, si Bruno s’était contenté de lui envoyer une lettre ou de lui téléphoner pour lui demander le divorce… elle y aurait songé ! Mais qu’il débarque chez elle sans prévenir avec ce ton hautain d’homme à qui l’on doit tout… Pire encore : qu’il ose lui demander de retourner là-bas… alors ça, non ! « Les choses sont différentes, aujourd’hui, reprend son associé en s’adossant confortablement dans son fauteuil. Il a fait des erreurs, j’en conviens… — Tu parles ! — Mais tu en as fait, toi aussi, lui rappelle-t-il en fronçant les sourcils. Écoute, Bruno veut reprendre sa liberté parce qu’il a quelqu’un d’autre dans sa vie. Et c’est aussi ton cas, dois-je te le rappeler ? » Jennifer ne répond pas, un peu agacée de se faire remettre à l’ordre par son ami. Devant son air pincé, Sergio ne peut s’empêcher de se demander si elle est parvenue, au fil des années, à oublier cette histoire malheureuse… « Écoute, je m’en fous de son divorce, rugit-elle en tapant du pied. S’il ne passait pas son temps à débarquer sans prévenir, aussi ! — Jen, souviens-toi que Bruno ne connaît pas toute l’histoire… » Elle soupire bruyamment, cherche à reprendre son calme, mais elle sait très exactement ce qui l’angoisse et finit par poser un regard moins ferme sur son ami : « Je ne peux pas retourner là-bas… » Un second bruit les avise que la réceptionniste tente de les rejoindre, puis la voix de Laetitia surgit de nouveau : « Mademoiselle Elie ? C’est que… ce monsieur s’impatiente… » Savoir que Bruno essaie de lui mettre la pression ne tarde pas à faire rejaillir la colère de Jenny : « Qu’il s’impatiente ! Je travaille ici, moi ! — C’est qu’il… il est… — … agaçant, oui, je sais, termine-t-elle sèchement. Écoutez, Laetitia, soit il attend, soit il prend rendez-vous. Dites-lui bien que je ne suis pas à ses ordres ! » Sans attendre la réponse de son interlocutrice, elle appuie sur le bouton du téléphone pour fermer la communication et lance un regard trouble en direction de Sergio : « Tu vois ? Il se croit vraiment tout permis, celui-là ! » Son associé rit, amusé par l’énervement de son amie, surtout qu’il sait qu’elle ne perd pas facilement contenance. Enfin, il recule son siège et se lève prestement, tapote son veston pour en

enlever les plis. Elle le dévisage avec un brin d’inquiétude : « Qu’est-ce que tu fais ? — Je vais aller rencontrer ce M. de Verteuil. Quand je pense que tu ne me l’as jamais présenté… » Il ajoute ces derniers mots comme on fait un reproche, même si son regard reste moqueur. Elle secoue la tête, anxieuse à l’idée de quitter ce bureau : « On devrait plutôt terminer… — Arrête, tu vois bien qu’il ne te fichera pas la paix tant qu’il ne t’aura pas vue. Et pour être honnête, j’ai très envie de voir quel genre d’homme t’a passé la bague au doigt en moins de dix jours ! » D’un bond, Jennifer se lève et fiche un coup de poing sur l’épaule de son ami : « Il n’a aucun mérite : j’étais conne, à l’époque ! — Ah Jenny ! Avec toi, il n’y a jamais de demi-mesure ! Un jour, cet homme est un dieu ; le lendemain, c’est le pire salaud de tous les temps… » Il prononce ces mots en se frottant l’épaule et en souriant à pleines dents, posant sur elle le regard d’un père attendri. Au même instant, un des illustrateurs de l’entreprise traverse le couloir et aperçoit Jennifer dans l’ouverture laissée par la porte : « Jen ! Je viens de rencontrer ton mari ! C’est fou ! Je ne savais pas que t’étais mariée ! » Elle dirige aussitôt son attention sur le jeune homme et lui répond d’une voix cinglante : « Pardon ? — Ben oui : Bruno de quelque chose. » C’est plus fort qu’elle : les pieds de Jenny décident d’eux-mêmes de sortir du bureau et se mettent à marcher d’un pas décidé vers le devant de l’entreprise. Deux autres employés l’apostrophent au passage, lui parlent de son mariage, la félicitent en riant, mais elle ne s’arrête pas avant d’avoir retrouvé Bruno, toujours en discussion avec deux ou trois personnes qui s’échangent des photographies… de leur cérémonie ! S’introduisant parmi le groupe, elle arrache les images qui flottent dans un tas de mains et lance un regard noir en direction du coupable : « Mais qu’est-ce que tu fais, bon sang ? — Quoi ? Je montre seulement quelques photos de famille… » Il affiche un air fier, visiblement heureux de la réaction suscitée chez la jeune femme qui le dévisage avec une hargne évidente. Les mots se bousculent dans la bouche de Jennifer, mais la main de Sergio sur son épaule l’empêche de céder à la panique et elle referme les lèvres aussi rapidement qu’elle les a ouvertes. « Qu’est-ce qu’il y a ? Je n’ai pas le droit de venir rendre visite à ma femme sur son lieu de travail ? » insiste Bruno avec un sourire faussement naïf. Elle fait un effort considérable pour éviter d’exploser devant ses employés, mais elle doit admettre que le stratagème de son époux fonctionne à merveille : elle a une furieuse envie de le ficher hors de son entreprise à coups de pied aux fesses ! La main de Sergio la relâche et se tend en direction du Catalan : « Vous devez être Bruno ? Je me présente : Sergio Campillo, l’ami et l’associé de Jennifer. Désolé pour ce petit délai, mais nous avons des échéances très serrées à respecter ces jours-ci. — M. Campillo ? Je suis ravi de rencontrer un homme qui a autant de talents ! J’ai suivi vos réalisations l’année dernière. Félicitations pour votre prix… le choix du public, je crois ? — Oui, c’est exact. » Les deux hommes s’échangent une poignée de main franche et amicale ainsi que quelques politesses d’usage. Jennifer en reste pantoise. Comment Bruno ose-t-il féliciter Sergio alors qu’ils ont gagné ce prix ensemble ? Et comment sait-il toutes ces choses ? Leur échange s’étire et finit par

l’agacer. Elle les interrompt brusquement : « Bon, je suis là, qu’est-ce que tu veux ? » Les yeux de Bruno quittent ceux de son associé pour se reposer froidement sur elle. D’un geste rapide, il récupère les photographies qu’elle tient toujours entre ses doigts et les glisse dans son sac avant de répondre : « Tu veux qu’on en discute ici ? Je croyais que tu me ferais visiter… — T’es quand même pas venu d’Espagne pour visiter ma compagnie ? » Plusieurs employés se rapprochent et forment un groupe de curieux autour d’eux. Ils devinent probablement qu’une guerre est sur le point d’éclater dans l’entrée du bureau. Jenny étouffe alors ses paroles, mais qu’il est difficile de se taire lorsque la colère est aussi bruyante ! Sergio la scrute en silence, finit par proposer de lui-même de faire visiter l’endroit à Bruno : « Je le ramène à ton bureau tout de suite après. Comme ça, tu pourras terminer la planification… » Elle n’arrive pas à le croire ! Non seulement cet idiot s’invite sur son lieu de travail, mais Sergio accepte de l’emmener faire le tour du propriétaire. En prime, elle se retrouve seule pour boucler la planification hebdomadaire ! Sans répondre, elle foudroie les deux hommes du regard et tourne les talons, laissant sous-entendre qu’elle se fiche complètement de ce qu’il fera avec leur visiteur inattendu. Si seulement Sergio pouvait le balancer du haut d’une fenêtre, tiens ! Pour se venger, Jennifer effectue une liste très inégale des tâches à accomplir cette semaine, reléguant la plupart des dossiers litigieux à son associé. Ça lui apprendra à vouloir faire visiter l’entreprise à ce parfait inconnu ! Plus le temps passe et plus elle s’impatiente. Mais que peut-il lui montrer pendant plus de vingt minutes ? Même si elle attend impatiemment le retour des deux hommes, la jeune femme sursaute lorsque la porte de son bureau s’ouvre : « T’en as mis du temps ! — C’était pour te donner l’occasion de te calmer un peu », explique Sergio. Derrière lui, Bruno entre et marche jusqu’au centre de la pièce, observant l’endroit avec attention, comme s’il tentait de photographier le bureau mentalement. Il ne peut s’empêcher de se demander si c’est ça, le rêve tant espéré de Jennifer, celui pour lequel elle a tout quitté, lui y compris, sans se retourner. Dès que Sergio prend congé et que la porte se referme sur eux, Jenny se lève et s’installe contre le devant de son bureau, puis lance d’une voix sèche : « Bon, qu’est-ce que tu veux ? — Tu sais parfaitement ce que je veux. — Je t’ai dit que je ne partirai pas avec toi. » Il a un soupir empreint d’agacement et s’assoit sur une chaise, pour permettre à la jeune femme de conserver son simulacre de puissance en le dominant de toute sa hauteur. Il prend une voix plus calme, déterminé à régler la question une bonne fois pour toutes : « Je voulais m’excuser. J’y suis peut-être allé un peu fort hier. — C’est rien de le dire ! — Jen, je ne vais pas te mentir : j’ai vraiment besoin de ce divorce. Je me disais qu’en étant désagréable avec toi, tu sauterais sur l’occasion de te débarrasser de moi. » Son visage affiche un air plus amical et il tente de paraître désolé pour essayer de l’amadouer le plus rapidement possible. Cela semble faire son effet, puisque le ton de Jenny s’adoucit à son tour : « Je t’ai dit que j’étais d’accord pour le divorce. Je ne veux juste pas retourner là-bas. » Il semble déçu par sa réponse, baisse les yeux vers le sol pour éviter de lui redire ce qu’elle sait déjà : qu’elle doit revenir avec lui, parce qu’il n’y a pas de moyen plus rapide pour accéder à ce

divorce et qu’il n’a pas la moindre envie d’attendre une autre année avant d’épouser Emma. Le silence perdure dans la pièce, assez longtemps pour qu’elle ressente le malaise que vient de jeter sa réponse. « Je sais ce que tu penses, reprend-il. Tu te dis que c’est bien fait pour moi, que j’aurais dû accepter d’annuler le mariage il y a huit ans. J’ai laissé traîner les choses, j’en conviens, mais à l’époque, j’espérais vraiment que tu reviennes. Jen, si je le pouvais, je te jure que je changerais tout ça, mais… est-ce qu’on pourrait juste oublier cette histoire et régler la question une bonne fois pour toutes ? » Son aveu la surprend. Jamais elle n’a cru qu’elle vivrait assez longtemps pour entendre Bruno de Verteuil admettre qu’il a commis une erreur à son endroit. Combien de fois a-t-elle espéré entendre ces mots à son retour d’Espagne ? Qu’il sorte de son domaine, qu’il prenne l’avion et vienne la supplier de rentrer avec lui… « Si tu y tiens vraiment, dit-elle enfin, je peux essayer de faire un saut le mois prochain. Tu comprends, c’est un peu la folie au bureau ces jours-ci, et je ne peux pas m’absenter à la dernière minute ! — J’ai discuté avec Sergio. Il m’a dit qu’il ferait le nécessaire pour que tu puisses venir avec moi… » Elle lui jette un regard noir : « Tu vois ? Tu recommences ! C’est moi que ça regarde et non Sergio ! De quel droit tu te permets de contrôler mon emploi du temps ? — C’est toi qui ne veux pas collaborer ! Jen, je t’offre le voyage, je paierai les frais administratifs et je suis même prêt à te dédommager pour… les jours que tu perdras au travail… — Parce que tu crois que c’est ça, le problème ? Que j’ai besoin d’argent ? De ton argent ? » Cette fois, il comprend qu’il a fait une erreur en ramenant la question monétaire entre eux, mais il n’a pas le temps de reprendre ses paroles qu’elle pointe la sortie en retrouvant un ton hargneux : « Dégage ! Ça ne sert à rien. Tu n’écoutes pas. — Jen, tout ce que je veux, c’est qu’on arrive à un compromis. — Tu ne veux pas d’un compromis : tu veux me forcer à te suivre, c’est très différent ! » Il respire avec bruit pour contenir le peu de calme qu’il lui reste et reprend, dans un dernier effort pour sauver la discussion en cours : « C’est important pour moi. Je suis même prêt à négocier ! Et je ne parlais pas nécessairement d’argent. Je vais bientôt exporter mes produits au Québec. Tu pourrais en faire la publicité ? Refaire les étiquettes ou… je ne sais pas, moi ! » Le visage de Bruno affiche de la fatigue. Il est visiblement à bout d’arguments pour la convaincre. Pendant un moment, il a cru pouvoir discuter avec elle et la raisonner, mais le calme de Jenny s’estompe et elle croise les bras : « Attends, tu essaies de négocier un contrat de pub en échange d’un divorce ? — J’essaie de trouver un compromis. — Sinon quoi ? Tu vas dire à tout le monde qu’on est mariés ? Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué : Maxime le sait déjà. Et à part alimenter des rumeurs ridicules au bureau, je ne vois vraiment pas qui tes histoires peuvent intéresser… ni ce que tu pourrais faire de plus pour me contrarier ! » Dans un geste brusque, il se lève et se positionne face à elle pour la toiser du regard : « Ne me sous-estime pas, tu veux ? J’en suis encore à la manière douce, chuchote-t-il en plissant les yeux. — Parce que tu me menaces, maintenant ? — Tu me connais : quand je veux quelque chose, je suis prêt à tout pour l’obtenir.

— Par exemple ? » Un large sourire s’affiche sur le visage de Bruno, fier de la curiosité qu’il suscite chez Jennifer, et ravi de la crainte qu’il fait naître dans le fond de son regard. « Refuse ma proposition et tu sauras ce que j’ai préparé pour la suite, dit-il en essayant de garder un calme exemplaire. — Tu ne me fais pas peur. Et tu ne peux rien faire », soutient-elle, non sans craindre de se fourvoyer dans cette affirmation. Il se penche et lui pince une joue comme on le ferait à un enfant joufflu, feint un sourire moqueur : « Je te reconnais bien là ! Bien… puisque tu veux continuer de jouer… — Ça n’a rien d’un jeu, Bruno ! — C’était très agréable, mais je dois y aller, maintenant. Bonne journée, chérie ! » Il lui tourne le dos et disparaît en se retenant de claquer la porte derrière lui. Ce qu’il ignore, c’est qu’en la laissant ouverte, il vient de la rendre folle de rage en l’obligeant à la fermer elle-même. Sans parler de ce « chérie » désobligeant et de cette menace qu’il a laissée en suspens ! Jennifer se met à tourner comme un lion en cage dans son propre bureau, retenant ses grognements de rage et serrant les poings à s’en faire mal. Il peut toujours courir : elle n’a plus la moindre envie de lui accorder ce satané divorce ! En quittant les lieux, Bruno semble satisfait. Si le but premier n’est pas atteint, le second, lui, l’est complètement : Jennifer est énervée au plus haut point et ça, c’est bon signe. Si elle ne finit pas par entendre raison, il la fera craquer de colère. Il n’y a pas d’autre choix. Il faut qu’elle accepte de lui accorder ce divorce !

Chapitre 3 Il est tard lorsque Jennifer arrive chez sa mère, bouteille de vin à la main et Maxime sur les talons. « C’est nous ! » s’écrie-t-elle pour annoncer sa présence. Elle n’a pas le temps de retirer son manteau que sa mère apparaît au bout du couloir et vient les accueillir : « Enfin ! Je commençais à être inquiète ! Est-ce qu’on n’avait pas dit vers six heures et demie ? — J’ai eu un imprévu au travail, désolée. — Le travail ! Avec toi, on en revient toujours à la même histoire. Enfin… tu ne devineras jamais qui est là. » Deux pas en avant suffisent à Jenny pour apercevoir celui qui marche à sa rencontre. Sous le coup de la surprise, ses pieds se bloquent et son ton monte en flèche : « Qu’est-ce que tu fais là ? — Anne m’a invitée. Quelle charmante attention, tu ne penses pas ? » D’un calme à toute épreuve, Bruno s’avance et s’arrête derrière l’hôtesse de la maison avant d’entourer ses épaules, comme le ferait un ami de longue date. Il adresse un large sourire à son épouse, visiblement satisfait que sa présence ait l’effet de surprise escompté. Il explique qu’il a eu envie de faire connaissance avec sa belle-mère et que ce voyage s’y prêtait bien. Devant le silence qui suit ses paroles, il finit par baisser les yeux pour jeter un œil sur la bouteille de vin que Jennifer a apporté : « Un Bordeaux ? Un peu classique, comme choix. Enfin, je suppose que ça ira pour l’entrée, mais j’ai aussi apporté l’une de mes bouteilles pour le repas principal. Je me suis dit que ta mère apprécierait de goûter au vin que je produis… » Il se penche et tend une main amicale en direction de Maxime pour le saluer. Jennifer, encore sous le choc, observe leur échange avant de jeter un regard sombre à sa mère : « Tu l’as invité ? — Évidemment que je l’ai invité ! Oh, mais ne t’inquiète pas : Bruno m’a assuré qu’il n’y aurait aucun malaise à cause de Maxime… — Vous avez ma parole ! certifie-t-il en plongeant ses yeux dans ceux du petit ami. Nous nous sommes déjà rencontrés et il sait que je ne suis en aucun cas une menace pour lui, n’est-ce pas ? — Euh… oui, enfin… je crois, bredouille Maxime, un peu incertain de la réponse qu’il doit fournir à cette question. — Bien ! Allons manger ! annonce la mère en frappant dans ses mains pour indiquer que le sujet est clos. Tout est prêt depuis déjà vingt minutes ! » Jenny ne répond pas, mais elle n’a aucune envie de passer la soirée avec Bruno ! Elle reste donc plantée dans l’entrée et attend de se retrouver seule avec son compagnon avant de faire volte-face : « On s’en va. » Elle tente de regagner la sortie, mais il la retient près de lui : « Oh ! On se calme ! C’est chez toi, ici, t’as oublié ? C’est ton territoire ! Allons, ma belle : tu vois bien ce qu’il essaie de faire. — Me rendre folle, oui ! Et merde ! Il fallait qu’il vienne chez ma mère, en plus ! » Elle retient le volume de sa voix avec difficulté : elle n’aurait aucun scrupule à faire un esclandre et tout briser dans cette maison afin de montrer à l’intrus à quel point sa présence la dérange. Pour

éviter de lui donner ce à quoi il s’attend, elle se contente de bouillir de l’intérieur. Maxime a un petit rire et la secoue doucement pour la ramener à l’ordre : « Tu ne vas pas le laisser faire, OK ? Reste calme, amuse-toi… C’est juste un jeu pour lui… » Un soupir long et bruyant sort de la bouche de la jeune femme, puis elle reprend peu à peu contenance, non sans difficulté. Évidemment, elle sait que ce n’est qu’un jeu pour Bruno, mais le problème, c’est qu’il se déroule dans son univers : avec son petit ami, ses employés, sa famille… C’est sa vie qu’il essaie de mettre en pagaille ! Maxime insiste, la rassure, lui lance le défi de tenir bon, de ne pas laisser la colère la dominer. Il ajoute que si elle part, elle laisse le champ libre à Bruno, que c’est une preuve qu’il a gagné la bataille. Elle hoche la tête à tout ce qu’il dit, se met à visualiser la scène jusqu’à ressentir un feu brûlant au fond du ventre. Il faut qu’elle soit forte, qu’elle lui montre qu’elle sait jouer à ce petit jeu, elle aussi. Non sans difficulté, elle force son visage à arborer un sourire radieux : « Tu as raison. Je vais lui montrer de quel bois je me chauffe… » Au fond d’elle-même, un seul désir gronde : ne faire qu’une bouchée de Bruno de Verteuil. * * * C’est probablement le repas le plus étrange auquel Jennifer ait jamais assisté au cours de son existence : son mari d’un côté, son petit ami de l’autre, sa mère au bout de la table et son beau-père qui n’a d’yeux que pour son assiette. Pendant la majeure partie du repas, Bruno accapare la conversation, alimentée par les questions qui fusent de partout, mais surtout du côté de l’hôtesse de la maison. Il raconte l’histoire de sa famille, arrivée en Espagne au début des années 1900. Son grandpère est tombé amoureux du village et surtout de cette colline qui, des années plus tard, est devenu le domaine de Verteuil. Bruno parle de l’héritage français que son grand-père leur a transmis en faisant en sorte que tous ses enfants et petits-enfants aient droit à une éducation française. Il tenait à ce que ses descendants continuent de parler français et d’avoir accès à la culture de leurs origines. « C’est une belle attention », commente Anne, la mère de Jennifer, visiblement touchée par l’histoire de Bruno. Jennifer, qui connaît déjà le récit en question, dévore l’entrée en faisant mine de ne rien écouter. Elle n’hésite pas à manifester que les nombreux détails qu’il ne manque pas de préciser l’ennuient considérablement, soupirant à plusieurs reprises. Lorsque Bruno le remarque, il boit aussitôt une rasade du vin apporté par Jennifer et prend un malin plaisir à en souligner les faiblesses : « Il ne rend définitivement pas grâce à ce saumon. Il aurait mieux valu que tu choisisses un blanc bien sec, conclut-il. — Je suis désolée que mes goûts d’Américaine ne conviennent pas, dit-elle avec un ton froid, et au cas où ça t’intéresse, il était pour le plat principal. Mais si le vin te déplaît à ce point, je suis toute disposée à le boire à ta place ! » Sans attendre sa réponse, elle récupère la bouteille positionnée devant lui et s’en verse une bonne rasade. Elle fait le service autour d’elle, mais seul Maxime s’empresse de lui tendre sa coupe. « Doucement, tu conduis ! la gronde gentiment sa mère. — Ne t’inquiète pas, j’arrête après celui-là. Je n’avais pas l’intention de goûter à l’autre bouteille. Je le connais déjà. Je n’aime pas trop… — Quelle piètre menteuse tu fais, se moque aussitôt Bruno. Tu adorais ce vin, à l’époque… » Jennifer ne répond pas, surtout pour éviter de s’emporter. Elle mastique longuement sa dernière bouchée avant de feindre un sourire en direction de son rival : « Je ne connaissais rien au vin, tu te souviens ? En fait, je ne connaissais rien à rien. Je ne sais pas, peut-être que les goûts changent avec le temps ? — Et celui-ci était vraiment cher ! ajoute Max en portant le verre de Bordeaux à ses lèvres. — Mais le prix n’est absolument pas un facteur de décision, encore moins dans ce pays ! gronde

aussitôt Verteuil, visiblement piqué au vif. Seul le mariage des arômes importe ! — Eh bien… voilà un mariage que tu devrais être en mesure de réussir, mon chéri, riposte-t-elle en levant son verre en direction de Bruno. — Jennifer ! » Le poignet de sa mère retombe sur le rebord de la table et fait trembler les couverts au repos, mais la jeune femme s’empresse de justifier ses paroles : « Quoi ? Maman, tu ne peux pas dire que ma blague était mauvaise : il parle de mariage et me casse les pieds depuis deux jours pour qu’on divorce ! » Sa mère vérifie prudemment la réaction de Bruno. Ce dernier s’empresse de confirmer les propos de Jennifer : « Elle a raison. S’il y a un mariage pour lequel je suis doué, c’est bien celui-là : l’accord parfait entre les mets et les vins. Et ne vous inquiétez pas pour ces petites querelles de couple : ce n’est que pures taquineries, pas vrai, chérie ? » Il pose des yeux brillants sur son épouse, savoure déjà l’idée de poursuivre ce duel rempli de sous-entendus. La jeune femme ne tarde pas à hocher la tête en soutenant le regard de Bruno. Tout compte fait, elle se débrouille mieux qu’elle ne l’aurait cru. En guise de bonne foi, elle repousse son verre de vin : « Tu as raison. La preuve : je vais même cesser de boire ce Bordeaux trois fois médaillé d’or à vingt-six dollars la bouteille pour goûter au petit trésor que tu as si gentiment ramené d’Espagne. — Jen, il n’y a que les vins français qui reçoivent ce genre de distinction. En Espagne, mon vin est plus que primé. — Oh ! Je sais ! Je ne voulais pas t’offenser ! » ment-elle avec un regard effronté. À son tour Bruno repousse son verre, plus par agacement qu’autre chose. Il aurait bien aimé que Jennifer apporte un vin de bas calibre, ne serait-ce que pour la prendre en défaut sur ce terrain, mais il doit admettre qu’elle sait choisir une bonne bouteille, même ici, dans ce pays où le bon se mélange aisément avec le mauvais. Étouffant le sourire empreint de fierté qu’elle sent poindre sur ses lèvres, Jennifer se félicite en silence. Non seulement elle vient de déstabiliser son adversaire, mais elle a attaqué son point le plus sensible : le vin. Pourquoi n’y a-t-elle pas songé plus tôt ? Pendant qu’il se verse un fond de verre provenant de son propre domaine, elle réfléchit déjà à la suite de sa stratégie. C’est long, parce qu’il en fait la dégustation devant eux, prenant son temps pour bien renifler les arômes du vin avant de le boire. Le visage confiant, il reprend la bouteille et en montre l’étiquette à Jennifer avant de la servir. Il la fixe sans aucune gêne pendant qu’elle goûte son verre. Elle fait tout ce qu’il lui a appris, des années auparavant : elle ferme les yeux, hume les odeurs avant de tremper ses lèvres dans le breuvage rouge foncé. C’est chaud, sec, ça explose en bouche. Elle le sent avant même de laisser la petite gorgée descendre au fond de sa gorge. Dommage, elle en aurait bien repris un peu, mais elle se contente de reposer sa coupe sur la table avant de hocher la tête : « Il tient bien en bouche, plus que dans mon souvenir, je l’avoue. C’est riche, un peu fruité, plein de corps, mais on sent un peu trop le boisé à mon goût. C’est peut-être le voyage… ou peut-être qu’on aurait dû le laisser respirer un peu plus, qu’est-ce que t’en penses ? » La première réaction de Bruno est la surprise, surtout parce que Jenny vient de décrire son vin assez justement, quoique sa suggestion le laisse perplexe. Il fixe la bouteille pendant quelques instants, récupère son verre et le goûte à nouveau, mais dès que les saveurs se propagent dans sa bouche, il pose un regard ironique sur elle : « Ah ! Je vois ! Je présume que c’est le mieux que tu puisses faire en matière de compliment à mon endroit ? À défaut de pouvoir m’atteindre, tu critiques mon vin. C’est bien trouvé…

— Tu m’as demandé mon avis, je te le donne ! se défend-elle en affichant un air innocent. Si tu ne voulais pas le savoir, inutile de me le faire boire ! Je t’ai dit que mes goûts avaient changé. » Souhaitant la punir pour ses paroles, il retire le verre devant la jeune femme et le ramène devant lui en grondant : « T’as qu’à boire ton Bordeaux, tiens ! — Si tu veux… » Son ton se veut léger, néanmoins elle est choquée de la façon dont il lui a repris son verre, un peu comme à une petite fille qui doit faire pénitence pour cause d’impolitesse. Tant pis : elle en accepte les conséquences sans rechigner et récupère sa coupe initiale. À leur tour, les autres convives testent le vin de Bruno. Pendant une bonne minute, les compliments fusent autour de la table. « Tu vois ? gronde-t-il à son attention. Il est excellent, ce vin ! — Je n’ai fait qu’une toute petite remarque, dit-elle pour se défendre. Et vu comme tu as réagi, je ne suis pas étonnée que tout le monde dise ce que tu veux entendre ! — Mais il est parfait, ce vin ! Ose me dire l’inverse ? » Cette fois, le sourire de Jennifer se confirme : de toute évidence, sa remarque a irrité Bruno et plus vivement qu’elle ne l’espérait. Bien que ce soit un peu cruel, elle ne peut s’empêcher de songer que c’était facile. Trop facile, même. Et pourtant, devant le regard réprobateur de sa mère, elle se force à reprendre une voix plus douce : « Tu as raison : il est parfait. C’est mieux comme ça ? » Sans attendre, elle reprend sa coupe de Bordeaux et en boit une petite gorgée pour tourner ses propres paroles en dérision, puis elle change rapidement de conversation en forçant un ton joyeux : « Avec tout ça, j’ai oublié de vous annoncer une bonne nouvelle : je vais présider une exposition de photographie qui aura lieu à New York au printemps prochain. » Les félicitations pleuvent de toutes parts, sauf du côté de Bruno, évidemment. Jennifer ressent une légère sensation de triomphe : elle vient de l’écraser sur tous les plans, mais n’est-il pas le seul responsable de cette guerre ? Après tout, c’est lui qui est venu la défier sur son territoire ! Lorsque les questions s’estompent et que tout le monde repart à la conquête de son assiette, Bruno prend enfin la parole : « Peut-être ai-je une mauvaise mémoire, mais… j’ai le souvenir d’une femme qui voulait devenir photographe, pas seulement présider les expositions des autres, je me trompe ? » Jenny a un moment de surprise, non parce qu’il se souvient de ce détail, mais parce qu’il remue un trouble encore présent en elle : celui d’être passée à côté d’un de ses rêves pour plonger dans celui de Sergio et l’aider à développer leur compagnie. « Je ne pense pas que je suis à plaindre, se défend-elle, Zone X gagne des prix pratiquement chaque année. Au cas où tu ne le saurais pas, depuis trois ans, Sergio et moi raflons les plus gros contrats de pub et des designers de renom cherchent à travailler pour nous. Présider ce genre d’exposition, c’est une façon d’encourager les autres à réaliser leurs rêves. — Et tes rêves à toi, ils sont où dans tout ça ? demande-t-il aussitôt. — C’est ce que je me tue à lui demander ! » gronde la mère de Jenny en relevant des yeux lourds de reproches sur sa fille. La colère se réinstalle dans le ventre de Jennifer et elle se maudit en silence d’avoir parlé de cette exposition. Elle aurait dû se douter que Bruno chercherait à la confronter sur tous les sujets, surtout celui-ci. « Les rêves de jeunesse ne sont pas toujours ceux qu’on veut réaliser une fois adulte ! répond-elle enfin. Je dessinais et je peignais, aussi ! J’ai même fait quelques sculptures ! Ça ne veut pas dire que j’étais assez douée pour percer dans ce domaine… — Mais tu voulais devenir photographe, insiste sa mère.

— Et tu étais très douée », soutient Bruno. Jennifer le fixe, plutôt étonnée d’entendre un compliment de sa part, mais elle n’a pas le temps de placer le moindre mot qu’il s’excuse et quitte promptement la table. Il disparaît hors de leur vue, laissant un silence inconfortable derrière lui. À son retour, il tient une pile de photographies qu’il dépose entre Anne et Maxime : « Ça, ce sont les photos qu’elle a faites pendant son voyage en Espagne. Certaines sont ordinaires, c’est vrai, mais la majorité rendent vraiment grâce à la beauté de la ville. Je suis le premier à le reconnaître. » La mère de Jennifer récupère la pile et bascule les images devant elle avant de hocher plusieurs fois la tête. Elle s’arrête sur un cliché et Bruno, debout derrière elle, affiche un sourire plus franc : « Celle-là, elle est encore dans ma salle de séjour. Vous avez vu ces teintes ? Je crois qu’elle est restée pendant près de quarante-cinq minutes à attendre le bon moment pour la prendre. Bon, il faut dire qu’elle avait un appareil analogique, à l’époque, ce qui est d’autant plus incroyable, vous ne pensez pas ? — Effectivement, c’est magnifique. » Jennifer fronce les sourcils, incapable de deviner de quelle image ils discutent. C’est d’autant plus énervant lorsque Maxime se penche vers sa mère et qu’ils poursuivent la conversation en faisant fi de sa présence. « Je peux voir ? » finit-elle par s’impatienter. Sa mère retourne la photo, mais comme elle lui paraît sombre à cette distance, elle se penche pour récupérer le cliché. Entre ses mains, tout devient reconnaissable : la mer et le village d’Esclanyà baignant dans l’aube, dans un bleu clair tirant vers des teintes d’orangé et de rose. Les souvenirs affluent à sa mémoire et ce qui ne se trouve pas dans cette image lui paraît tout aussi clair. Elle retrouve des bribes de ce matin-là, dans la chambre de Bruno, après avoir fait l’amour toute la nuit. Elle se remémore son désir de capturer l’instant présent et la lumière particulière du matin dans ce lieu magnifique. « Un moment parfait », avait-elle dit. Et pourtant, alors que tout lui revient, elle se doit d’avouer, un peu perplexe : « Je n’ai jamais vu cette photo. — Tu ne l’as jamais vue, c’est juste, mais tu l’as prise, explique Bruno. Tu as laissé les pellicules quand tu es partie. » Jennifer fronce les sourcils, mais cela lui paraît possible. Elle s’était pratiquement enfuie du domaine et avait décidé de laisser tous ses souvenirs là-bas. Elle avait jeté les photographies, sa bague et tout ce qui pouvait lui rappeler cet épisode avant de repartir pour Montréal. À présent, elle bascule les images les unes après les autres, y jetant un œil qu’elle souhaite froid, mais cela n’en reste pas moins troublant. Il n’y a que des paysages, comme si tous les clichés de Bruno ou d’elle-même avaient disparu. Il n’y en avait donc pas ? « Personne n’a jamais pris d’aussi belles photos de ce village, reprend-il avec une voix douce. Et il y en a de bonnes de Begur, t’as remarqué ? » Au lieu de répondre à sa question, elle le fixe, légèrement intriguée : « T’as fait développer ma pellicule ? — Tes pellicules. Il y en avait deux, rectifie-t-il. — OK, mais… pourquoi ? — Pourquoi ? » Il répète la question, un peu surpris de devoir justifier son geste devant tout le monde, mais elle insiste : « Je ne vois pas ce que cette photo a de si génial. Tu pourrais la prendre deux cents fois par année, si tu le voulais ! T’as qu’à te lever à l’aube et te planquer sur la terrasse !

— Parce que tu crois que je n’ai pas essayé de refaire cette photo ? Enfin, laisse tomber. Je ne pensais pas qu’on parlerait de tout ça, ce soir. J’ai seulement cru que ça te plairait de revoir ces images après tout ce temps. Et comme on parlait de photos… — C’est une très bonne idée, soutient la mère. Ça prouve totalement votre point : que Jennifer était douée et qu’elle a gâché ce talent. — Je n’ai rien gâché du tout ! Je fais toujours de très bonnes photos ! » Elle repose les images sur le coin de la table, mais elle hésite à les rendre à Bruno. Après tout, ils sont à elle, ces clichés ! Pour clore la discussion, elle recommence à manger, mais force est de constater que plusieurs souvenirs refont désormais surface. À sa gauche, son époux récupère les images, en sélectionne deux ou trois qu’il tend vers l’hôtesse : « Voici le domaine de Verteuil. Au loin, on voit les vignes. Et ici, devant la maison, ce sont les oliviers. C’est dommage, je n’ai pas songé à vous rapporter une bouteille d’huile. Elle est très bonne, je vous assure. — C’est vraiment magnifique, soutient Anne. Et immense ! — Plutôt, c’est vrai ! dit-il en retrouvant sa bonne humeur. Et encore plus depuis trois ans : nous avons mis la main sur une autre partie de la colline. Mais c’est surtout bien situé. On domine le village et la mer. C’est de toute beauté, mais je ne suis pas impartial, vous vous en doutez. Jenny dirait plutôt que c’est loin, à cent lieues de la civilisation, mais… c’est chez moi. » Il sourit, visiblement ravi de parler de son domaine et de trouver un public assidu en face de lui. Quand il perçoit le regard de la jeune femme posé sur lui, il craint aussitôt qu’elle ne tente de ternir ses paroles pour le mettre en colère et il ajoute, très vite : « Tu peux dire ce que tu veux, tes photos parlent d’elles-mêmes ! — Je n’ai rien dit, réplique-t-elle, un peu choquée par son ton défensif. — Je sais que ça ne te plaisait pas d’y vivre ! — Ça n’empêche pas que c’est un bel endroit. Ce n’est pas pour moi, c’est tout. » Son beau-père, Rémi, qui a terminé son repas avant tout le monde, prend enfin la parole, mais son ton n’a rien d’amical : « T’aurais peut-être dû y songer avant de te marier avec ce gars-là ! » Jenny lui envoie un regard noir, persuadée qu’il aurait mieux fait de se taire au lieu de dire de pareilles âneries, mais sa mère vient aussitôt appuyer son conjoint : « Il a raison. Tu n’en serais pas là, ce soir, si tu avais fait de meilleurs choix à l’époque. — Et voilà, on y est, marmonne Jennifer avec un soupçon de colère. À croire qu’il n’y a que moi qui fais des bêtises dans cette famille… » Elle prend une rasade de son verre de vin, mais elle sait déjà qu’elle n’a aucune envie de se disputer avec sa mère en présence de Bruno. Elle repousse donc son plat et fait mine de prendre congé quand la main de son époux se pose sur la sienne : « Jen, ça va. Ce n’est pas grave. — Au contraire, quand il s’agit de mes erreurs, c’est toujours grave. S’il n’en tenait qu’à ma mère, je n’aurais pas dû partir cet été-là, pas dû me marier avec toi, pas dû repartir non plus, ce qui est plutôt contradictoire quand on y pense. Et tant qu’à crever l’abcès, je n’aurais pas dû m’associer avec Sergio ni vivre toute cette vie qui est la mienne. J’ai pourtant un super appartement, une entreprise florissante, une vie que j’adore et un merveilleux petit ami, mais ce n’est pas assez. Ce n’est jamais assez. — Jennifer ! » Anne lance un regard noir à sa fille pour la ramener à l’ordre et ce geste trouble davantage Bruno que la principale intéressée, probablement parce qu’il retrouve le même feu en cette femme qu’en celle qu’il a aimé autrefois. Un trait de famille ? Sans aucun doute. Jenny souffle avant de faire de se

lever de table et de faire front à sa mère : « Vas-y, maman, dis-le ! De toute façon, Bruno est là pour ça : pour que tu m’humilies devant lui. Fais-lui donc ce plaisir. » Elle attend, debout, les yeux rivés dans ceux de sa mère. Que peut-elle lui dire qu’elle ne sait pas déjà, de toute façon ? Qu’elle agit trop souvent sur un coup de tête, que sa vie n’a rien de sérieux, qu’on ne construit pas son existence autour du travail et qu’à son âge, elle devrait être mariée, rangée, avec deux enfants ? Inutile, elle connaît la chanson par cœur ! Elle aurait pu la lui réciter elle-même si sa mère le lui avait demandé, mais au lieu de cela, il n’y a que le silence qui persiste dans la pièce. « Bien, ce fut délicieux. Merci et bonne soirée. » Jenny lance ces mots sèchement avant de quitter la table, mais elle n’est pas hors de la cuisine que sa mère rétorque, sur un ton dur : « Jennifer, reviens ici ! Comment oses-tu faire une scène alors que nous avons un invité ? » La jeune femme a un rire amer et se tourne de biais pour jeter un regard ironique à sa mère : « Un invité ? Non, maman : lui, c’est un étranger. Et tu l’as invité à notre table sous prétexte qu’on a couché ensemble, il y a huit ans. Et devant Maxime en plus ! — Ce que tu dis est très impoli, ma fille ! s’emporte sa mère, le visage défait. Et n’en déplaise à ton petit ami du moment, tu es toujours mariée à cet homme ! — Mon petit ami du moment ? Mais je rêve ! Ça fait presque un an que Max et moi sommes ensemble ! » Anne détourne le regard vers le principal intéressé et tente un sourire poli : « Ne le prends pas mal, d’accord ? Mais même depuis que tu es avec elle, ma fille n’a toujours de considération que pour son travail. Je ne crois pas que tu sois le genre d’homme qui lui convienne… — Non, mais t’entends ce que tu dis ? s’écrie Jenny en se positionnant entre sa mère et Maxime pour obtenir son attention. Et de quel droit tu juges ce qui est bon pour moi alors que toute ta vie, t’as été l’imbécile de service avec papa ! — C’est justement pour cela que je me permets de te dire la vérité en face ! Tu crois que je ne sais pas ce que ça fait de se tromper de chemin pendant plus de vingt ans ? Tu peux dire ce que tu veux : tu es exactement comme lui ! Toujours à chercher quelque chose ailleurs et à t’étourdir avec des histoires sans intérêt ! » Jennifer retient les mots qui font rage dans le fond de sa gorge et détourne la tête pour éviter que cette scène ne dégénère, surtout devant Bruno qui n’a rien à faire ici. Quoique légèrement déstabilisée, elle se tourne froidement vers son adversaire : « J’espère que la soirée t’a bien distrait. Et que tu as eu ce que tu voulais… — Jenny ! » Sans relever les yeux vers sa mère qui tente de la ramener à l’ordre, elle penche la tête vers son petit ami : « Tu viens, Max ? » Dès qu’il entend son nom, le principal intéressé bondit sur ses jambes. Il bredouille un « bonne soirée » un peu maladroit à l’ensemble des convives, mais Jenny est déjà à l’entrée de la maison, en train de récupérer son manteau. Au loin, elle entend sa mère se confondre en excuses devant son dernier invité. La voiture quitte le stationnement de la petite maison de banlieue à la seconde où Maxime est en place et referme la portière. « Mais pourquoi tu t’emportes comme ça ? demande-t-il. — Je m’emporte ? s’écrie-t-elle. As-tu seulement entendu ce que ma mère vient de dire sur toi ? — Mais je me fiche complètement de ce que ta mère pense de moi ! Et à ce que je sache, ce n’est pas la première fois qu’elle te fait une scène du genre.

— Mais cette fois, elle l’a fait devant lui ! — Et alors ? T’as rien à prouver à ce gars-là ! Et ta mère peut bien dire tout ce qu’elle veut sur nous deux. Qu’est-ce qu’elle connaît de notre relation, tu peux me le dire ? C’est la troisième fois qu’on se voit, alors… » Il sourit, surtout pour essayer de détendre l’atmosphère. La vitesse de la voiture diminue, signe que la jeune femme réfléchit et surtout, qu’elle se calme, mais elle ne peut s’empêcher de gronder : « Quand je pense qu’il est là pour encore deux jours ! — Jenny… écoute… je sais que ça ne me regarde pas, mais… peut-être que tu devrais accepter sa proposition ? » Sans laisser à la jeune femme le temps de réagir, il se tourne franchement vers elle et s’empresse de tempérer ses paroles avant que la dispute ne survienne entre eux : « Regarde simplement les choses en face : tu ne vas jamais retourner avec lui et tu n’en as rien à faire de ce mariage. Et tant qu’on ne sera pas fiancés, toi et moi, ta mère ne me considèrera jamais comme quelqu’un d’important à tes yeux. Autant qu’on fasse d’une pierre deux coups, tu ne penses pas ? » Elle a une hésitation et lance un nombre incalculable de regards dans sa direction qu’elle interrompt finalement pour se concentrer sur la route. Bien avant sa propre sortie, elle descend de l’autoroute et s’arrête dans le stationnement d’une station-service avant de s’écrier : « Max ! Es-tu complètement fou ? — Quoi ? Non ! Je vois bien que cette histoire avec lui te met à cran, c’est tout. Si tu divorçais, tu pourrais passer à autre chose. — Je n’ai pas l’intention de céder à son chantage ! Et toi plus que personne, tu devrais être de mon côté ! — Mais je suis de ton côté, se défend-il. Ça n’empêche pas que c’est avec moi que tu devrais être mariée ! On est ensemble depuis suffisamment longtemps pour y songer, après tout. Au fond, c’est une opportunité qu’il nous offre : tu te débarrasses de ton mari et tu fermes le clapet de ta mère. Tout le monde y gagne ! — Mais tu ne comprends pas ! Tu me demandes de le laisser gagner ! » Il défait sa ceinture de sécurité et s’approche d’elle jusqu’à ce que leurs fronts se cognent doucement : « Mais je me fiche bien qu’il gagne ! Tout ça n’a rien d’un jeu pour moi. Je t’aime. » Il pose sa bouche sur la sienne dans un baiser chaud auquel elle ne répond que mollement. Dès qu’il la libère, il reprend avec un ton insistant : « Épouse-moi ! Je te promets que ça durera plus que deux mois. Et je ne te ferai pas de misère pour le divorce… » Elle recule et détourne la tête, fixe la route devant sa voiture immobile avec un goût amer en bouche. Comment Maxime peut-il la demander en mariage de cette façon ? Non. Elle ne va pas céder. Pas après ce que Bruno lui a fait. Elle n’en a aucune envie ! « Jenny, je t’ai posé une question… — Tu ne comprends pas. Je ne peux pas. — Je t’aime ! J’ai envie de vivre avec toi ! En fait, tout ça m’a juste donné le courage de t’en parler ! » Dans un geste las, Jennifer croise les bras sur le volant et y dépose la tête en soupirant. Cette fois, c’en est trop ! Comment Bruno peut-il avoir chamboulé toute sa vie en moins de deux jours ? « Tu ne veux pas te marier avec moi ? demande-t-il avec une voix trouble. — Mais cette histoire n’a rien à voir avec toi ! grogne-t-elle en relevant la tête. Ce que je veux, c’est que cet imbécile fiche le camp de ma vie ! Et après ce qui vient de se passer ce soir, je n’ai

certainement pas l’intention de lui faciliter les choses ! — Tu prends ça bien trop au sérieux… » Elle redémarre la voiture et file à vive allure en refusant d’écouter les protestations de Maxime. La voiture bifurque de sa trajectoire initiale pour le ramener chez lui plutôt que chez elle et elle se bute à ne pas couper le moteur lorsqu’ils arrivent à destination. « Jenny… — Rentre chez toi. » Il soupire lourdement, conscient d’être évincé un peu brusquement, mais il reste fermement en place pour lui signaler qu’il veut en discuter davantage. Au bout d’un long silence, elle reprend : « Écoute, ça ne sert à rien d’en parler maintenant. Je suis fatiguée et bien trop énervée pour réfléchir à la question. On en reparlera plus tard… — Euh… OK. » Malgré sa colère, elle consent à tendre ses lèvres à Maxime pour qu’il quitte sa voiture sans l’obliger à régler la question, mais dès qu’il descend du véhicule, elle repart à toute vitesse et profite de sa solitude pour laisser libre cours à sa rage. Au passage, elle traite Bruno de Verteuil de tous les noms qu’elle connaît.

Chapitre 4 Onze heures du soir et aucune des pensées de Jennifer n’a de sens depuis son retour à l’appartement. Elle est même incapable de planifier les deux prochains jours de son agenda en sachant que son époux peut surgir dans sa vie à tout moment. Devrait-elle annuler ses rendez-vous ? Dormir chez Maxime ? Quitter la ville pour déjouer ses plans ? Hors de question ! Il est sur son territoire, après tout ! Elle ne doit pas céder. Elle ne cédera pas ! Elle songe à simuler une trêve, ne serait-ce que pour obtenir la paix jusqu’au départ de Bruno. Le problème, c’est qu’il est suffisamment têtu pour prolonger son séjour en guise de revanche. Plantée devant la fenêtre de son salon, elle soupire : même si Montréal est son territoire, ici, elle n’a aucune prise sur lui. Tout ce à quoi il tient est là-bas, en Catalogne : ses vignes, son domaine, sa famille et cette Emma qu’elle ne connaît pas. Elle n’a qu’une chose qu’il souhaite et c’est le divorce, mais jusqu’où osera-t-il aller pour l’obtenir ? L’appartement est tellement silencieux que Jennifer sursaute lorsqu’on frappe à la porte. Elle angoisse déjà à l’idée que ce soit Maxime et que toute leur discussion sur le mariage reprenne alors qu’elle a bien d’autres choses en tête pour le moment. Elle ne masque pas sa surprise lorsque Bruno apparaît sur le seuil, mais bien vite sa rage revient en force et, sans réfléchir, elle tente de lui claquer la porte au nez. D’un geste rapide, il la retient : « Jen, attend ! Je suis venu m’excuser. — Ouais, c’est ça, siffle-t-elle en poussant plus fort sur la porte. — Je te jure que c’est vrai ! J’avoue que j’espérais te provoquer en allant là-bas, mais je n’ai jamais pensé que les choses iraient si loin entre ta mère et toi… Jen, voyons ! C’est la première fois que je la rencontrais ! Je ne pouvais pas savoir ! » Elle relâche la pression sur la porte et prend appui contre le mur avant de lui lancer un regard froid : « Alors quoi ? Tu viens t’excuser et c’est tout ? Si tu crois que c’est comme ça que tu vas me convaincre de t’accompagner en Espagne… — Non ! Je sais bien que non ! » Il soupire en baissant la tête, puis il ajoute, plus doucement : « Écoute, je suis vraiment désolé. Je n’ai pas réfléchi en téléphonant à ta mère. J’étais juste en colère après ce qui s’est passé ce matin, dans ton bureau. — T’as même pas été foutu de prendre un rendez-vous ! — Oh, bien sûr ! Parce que tu m’aurais fait une place dans ton agenda surchargé ? » la défie-t-il aussitôt. Elle a un rire amer qui devient peu à peu plus franc, puis avoue, sans mentir : « Peut-être que non, en effet. — Tu vois ? Qu’est-ce qu’un mari doit faire dans ce pays pour obtenir plus de cinq minutes d’attention de son épouse, tu peux me le dire ? » Il lève les mains au ciel, comme s’il adressait sa prière à Dieu, mais finit en posant des yeux interrogateurs sur elle. Au lieu de lui répondre, elle change brusquement de sujet : « Je peux savoir où t’as eu toutes ces infos sur moi ? L’adresse de ma mère, son numéro et tout le reste ? » Bruno laisse retomber ses bras et esquisse un petit sourire en coin, ravi de susciter la curiosité de son épouse. Il jette un œil derrière elle avant de répondre par une autre question :

« Tu veux vraiment qu’on en discute ici ? — Tu ne crois quand même pas que je vais t’inviter chez moi ! — Pourquoi pas ? Je suis ton mari. — Pfffft ! » Il glisse une main dans un sac qu’il tient en bandoulière et en sort une seconde bouteille du domaine de Verteuil. Il la brandit fièrement devant lui : « Si on discutait devant un verre de vin ? Je sais que ce n’est pas ton préféré, mais il est tard et je ne tiens pas vraiment de Bordeaux en stock… » Pour la première fois depuis le début de cette soirée, Jenny rit de bon cœur et finit par laisser la porte s’ouvrir davantage pour le laisser passer. Il entre, plutôt fier que son vin soit parvenu à la faire céder. D’autant plus qu’elle se dirige immédiatement à la cuisine, sort deux coupes et attend qu’il l’ait rejointe pour reposer sa question : « Alors, les infos ? Elles viennent d’où ? — Je ne t’ai jamais vraiment perdue de vue, annonce-t-il. Quand j’ai décidé de venir te voir, je savais déjà où était ta compagnie, mais j’ai engagé un détective pour connaître le reste : ton horaire de travail, tes habitudes de vie, le nom de ton petit ami, l’adresse de tes parents, ce genre de choses… » La jeune femme garde les yeux rivés sur lui pendant un moment, un peu sous le choc de son aveu. De toute évidence, il n’est pas arrivé à Montréal sur un coup de tête et la prise d’assaut de son appartement, dimanche dernier, ressemble drôlement à un plan bien préparé. « Pourquoi tu ne m’as pas simplement téléphoné ? Il me semble que ç’aurait été plus simple. » Il baisse la tête et admet candidement : « Peut-être que je me doutais que tu ne voudrais pas me parler ? Et si ça peut te rassurer, je ne suis pas seulement à Montréal pour toi. Je viens aussi faire goûter mes produits à des représentants d’une société qui distribue le vin au Québec. » Elle hésite à l’engueuler, mais comme il tend une perche pour que la conversation dérive vers d’autres sujets, elle ne se fait pas prier pour s’y accrocher : « Voilà qui répond à mon autre question. Je me demandais comment tu pouvais avoir autant de bouteilles de ton domaine sous la main… — C’est une sacrée organisation, tu ne le savais pas ? J’ai dû apporter deux caisses de ce fabuleux nectar avec moi ! » Il caresse la bouteille du bout des doigts et lui fait signe qu’il attend un ouvre-bouteille en mimant le geste. Jenny ouvre nonchalamment un tiroir et en glisse un vers lui. Ce n’est qu’une fois affairé à la tâche qu’il reprend : « Je vois un M. Cormier de la Société des alcools demain matin. Ce qui devrait te rassurer, puisque pendant que je serai là-bas, je ne pourrai pas être à ton bureau. » Elle le regarde déboucher la bouteille et verser le vin dans les coupes. L’odeur du breuvage lui caresse déjà les narines, mais avant qu’elle ne puisse saisir l’un des verres, Bruno la questionne avec un regard intrigué : « Pour le vin, tu me faisais marcher, pas vrai ? — À quel sujet ? — Il était parfaitement calibré ! dit-il en fronçant les sourcils. Je suis sûre que tu as dit cela uniquement pour me provoquer. » Devant le verre de vin, dont le bouquet lui fait envie, elle capitule pour mettre un terme au débat : « J’ai peut-être un peu exagéré… » Il relâche le verre et elle le saisit avant de reculer, un peu par crainte que Bruno ne le lui retire une seconde fois. Il sourit pendant qu’elle hume discrètement son breuvage, mais cette fois, elle est si

impatiente de le goûter qu’elle en prend une bonne rasade dès la première gorgée. « Du calme ! » la gronde-t-il en riant. Il récupère son propre verre et s’éloigne en direction du salon, flâne devant la baie vitrée qui offre une jolie vue sur le centre-ville de Montréal, encore lumineux à cette heure tardive. Loin de son regard, Jenny se ressert un peu de vin et lance, à son attention : « Vas-y, tu peux le dire… — Quoi ? — Comment on peut aimer la ville, le bruit et tout le reste ? » Il tourne un regard joyeux vers elle et hausse les épaules, avant de reposer les yeux sur ce paysage tellement différent de chez lui : « En fait, c’est plutôt joli. Cela dit, c’est un peu froid, et ton appartement est plus petit que ce à quoi je m’attendais. — J’habite seule. Je n’ai pas besoin de plus d’espace. — Ah ! Voilà pourquoi Maxime n’est pas là. » L’appartement replonge dans un silence sans animosité. À chaque instant, Jennifer s’attend à ce qu’il aborde la dispute avec sa mère, mais il n’en fait rien. Quand il tourne enfin dos à la ville et s’installe sur le canapé, c’est pour tremper les lèvres dans son verre avant de relever les yeux vers elle : « Ce n’est pas pour me vanter, mais… il est vraiment bon, ce vin. — Il n’est pas mal, c’est vrai. » Il fronce les sourcils pour lui signifier que sa réponse est insuffisante, et Jenny rit avant de venir s’asseoir dans le fauteuil face à lui. Comme il insiste du regard, elle cède : « OK, il est super ! T’es venu jusqu’ici pour avoir mon approbation ou quoi ? — Non, je suis venu pour te demander pardon, tu te rappelles ? — Oh ! C’est vrai ! Tu te dis qu’après avoir bu une bouteille de vin, je devrais être en mesure de te l’accorder ? » Le rire de Bruno résonne dans la pièce, franc et riche : « Si seulement c’était aussi simple ! J’aurais apporté toute une caisse ! — Hum. Me saouler pour obtenir mon pardon. Et le divorce, évidemment. Pas très original, mais comme j’avais bien besoin d’un verre, ton offre tombe à pic. » Elle boit à bonnes gorgées, se détend sur le fauteuil alors qu’il la fixe, un peu surpris de la voir d’aussi bonne humeur après la soirée qu’ils viennent de vivre. Il s’empresse d’aller récupérer la bouteille de vin, toujours sur le comptoir de la cuisine, et revient pour la resservir : « Dix minutes sans se disputer, on fait vraiment des progrès ! — C’est le vin », dit-elle en glissant le breuvage sous son nez. Maintenant que sa soif est apaisée, elle profite de son verre et en hume longuement les arômes. Cela lui plaît de rester ainsi et de se remémorer le domaine de Verteuil au fil des odeurs qu’elle retrouve. Dans sa tête réapparaissent les photographies des vignes, des oliviers, de la terrasse et des rues du village. Sans quitter son canapé, elle retrouve le chemin de la Catalogne. « Décris-le, chuchote-t-il en reprenant place sur le canapé. — Une terre sèche, rocailleuse, le sel de la mer… et l’olivier. Oui, je crois qu’on sent un peu l’olivier quelque part. — Oui », confirme-t-il. Jennifer ouvre les yeux et grimace avant de pouffer de rire : « Facile ! Je connaissais déjà les réponses ! — C’est que tu as une bonne mémoire, alors… » Une gorgée de vin plus tard, considérant qu’elle boit trop rapidement, Jenny se décide à déposer

son verre sur la table basse. Elle se réinstalle ensuite confortablement, remontant ses pieds sous elle et s’adossant contre l’accoudoir. Elle a bien envie de fermer les yeux et de savourer la paix qui règne dans sa tête, mais comme elle n’est pas seule, elle interpelle Bruno du regard : « Ça va, je suis zen. Dis-moi pourquoi t’es là. — Jen, je t’assure que je ne voulais pas provoquer de dispute entre ta mère et toi. Et je ne pensais pas qu’elle s’en prendrait à Maxime ! Elle a… un sacré caractère ! Elle aussi. » Il ajoute ces derniers mots en essayant de tourner la discussion à la plaisanterie, mais Jennifer n’a pas le cœur à rire. Avoir bu un verre de vin en un temps record l’empêche seulement de ressentir toute la colère noire qui grondait dans son ventre juste avant l’arrivée de Bruno. « Si ça peut te rassurer, j’ai l’habitude. Toi le premier, tu devrais savoir qu’il n’y a jamais personne d’assez bien pour ses enfants. Je te rappelle que je suis passée par là, avec ta mère. — Pas faux, admet-il avec un air crispé. — Et ne t’en fais pas pour Maxime : il se fiche bien de ce qu’elle pense de lui. En fait, il commence même à voir les choses à ta façon… — C’est-à-dire ? — Toute cette histoire de divorce… je ne sais pas… ça lui donne des idées bêtes. » Bruno se redresse à nouveau, dépose son verre devant lui et pose un regard rempli d’espoir sur elle : « Qu’est-ce que je dois comprendre ? Qu’il t’a fait sa demande ? — Si on veut. — Ça alors ! Si je m’attendais à ça ! Félicitations ! — On se calme, votre majesté : je n’ai pas dit oui. — Quoi ? Mais… t’es avec lui depuis des mois ! — Et le mariage n’apporte rien de bon au couple ! Après le bordel du nôtre, je ne peux même pas croire que t’aies envie de remettre ça ! Moi, ça ne me dit rien du tout. » Cette fois, c’est Bruno qui récupère son verre et en boit une longue gorgée, surtout pour éviter de se lancer dans un plaidoyer en faveur du mariage. Ses gestes sont manifestement moins détendus : le pied de la coupe fait un bruit sourd quand il la repose sur la table. Cependant, il ne peut s’empêcher d’insister : « Tu sais, les choses sont très différentes aujourd’hui. Souviens-toi : on se connaissait à peine, à l’époque ! Ça n’a rien à voir avec Maxime et toi… — T’as fini de me mettre la pression ? C’est toi qui veux te remarier, je te rappelle ! Et si tu veux mon avis, c’est une très mauvaise idée. Enfin… si ça te plaît de revivre le jour de la marmotte1, c’est ton problème ! — Arrête ! On n’a pas eu que des mauvais moments ! — En deux mois de mariage ? Heureusement ! Mais est-ce que ça valait le coup ? Que non ! — Non, confirme-t-il à son tour. Mais peut-être que cette fois, ce sera différent ? » Il essaie de prendre un air joyeux qui ne convainc personne, et, pour éviter d’avoir à discuter de ses intentions avec Max, Jennifer bifurque la conversation sur lui : « Bon, allez, parle-moi de ta divine Emma. — Tu te souviens de son nom ? — J’ai une très bonne mémoire. » Elle songe : Une trop bonne mémoire, même ! Mais à quoi bon envenimer la situation alors qu’une trêve semble avoir été tacitement déclarée ? Bruno se positionne plus confortablement dans le canapé, parle d’Emma, qu’il connaissait déjà alors qu’elle n’était qu’une enfant, bien avant qu’elle ne parte faire ses études universitaires en France. À son retour, à Noël dernier, leur relation avait pris un nouveau sens.

« Oh, pitié ! Ne me dis pas que tu te maries avec une autre fille de vingt ans ! — Elle a vingt-quatre ans, mais elle est très mature pour son âge ! » Il est légèrement agacé de devoir constamment ajouter la seconde phrase à cette réponse, chaque fois qu’il parle d’Emma, d’autant que son épouse ne censure aucune de ses pensées : « Tu ne disais pas la même chose à mon sujet ? — De toute évidence, je m’étais trompé sur ton compte. — Oh, bien sûr ! Et pourtant, quand j’y pense, je crois que j’étais peut-être la seule d’entre nous qui avait assez de jugement pour comprendre que ça ne marcherait pas… — Du jugement ? siffle-t-il en se redressant. Tu n’as même pas essayé de faire en sorte que ça fonctionne ! » Il lève la main pour empêcher Jennifer de protester, puis reprend son verre en lui faisant signe d’en faire autant : « Buvons un peu. Ça nous aide à discuter, tu ne trouves pas ? » Jennifer a un petit rire, mais elle ne se fait pas prier. Lorsque les verres reviennent sur la table, il s’empresse de les remplir de nouveau. Il commence à craindre qu’il n’y ait pas suffisamment d’alcool dans cette bouteille pour arriver au bout de cette discussion. « Écoute, tout ça, c’est du passé, dit-il simplement. Si on se concentrait plutôt sur le présent ? — Toujours cette fichue histoire de divorce… — J’en ai besoin et tu le sais. Tu ne peux pas m’en vouloir d’insister ! Demande-moi quelque chose en échange de ta collaboration. N’importe quoi ! Je suis sûr qu’on peut trouver un terrain d’entente… — Vas-y, surprends-moi ! » Au lieu de chercher une idée, elle ferme simplement les yeux, comme s’il n’était plus là. Il en éprouve un malaise, d’ailleurs. Il aurait préféré qu’elle le mette au défi, qu’elle exige quelque chose ou au moins qu’elle oriente légèrement les enchères, mais comme elle se bute à rester immobile, il propose, incertain : « Je peux négocier avec du vin. Disons… une caisse ou deux par année ? » Le rire de Jennifer éclate et elle se redresse : « T’es sérieux, là ? Du vin en échange d’un divorce ? — Tu préfères que je te donne une pension, peut-être ? — Pffft ! Non ! Vous pouvez garder vos avoirs, votre majesté ! » Un soupir plus tard, elle se rassoit sur le fauteuil, laisse tomber ses jambes sur le sol et reprend sa coupe qu’elle fixe pendant une bonne minute, puis ses yeux reviennent vers ceux de Bruno et un léger sourire éclaire son visage : « Si on disait… six caisses par année ? — Adjugé ! — Minute, Verteuil ! C’est trop facile ! Je veux six caisses de la dernière cuvée et une de celle-ci. Du dix ans d’âge. — Hum. C’est que tu ne peux pas l’avoir chaque année, celle-là, mais comme je suis bon joueur, je suis prêt à t’en offrir une dès que le divorce sera prononcé. En contrepartie, je peux te promettre six caisses de régulier et trois caisses de gran reserva. C’est encore mieux, tu ne crois pas ? » Elle hésite, reprend sa coupe et la fait danser sous son nez. Une seule caisse de ce vin-là ? C’est bien peu. Qui sait ce que goûtait ce vin lorsqu’il était encore jeune ? Soudain, elle regrette de ne plus s’en souvenir. « Dans cinq ans, tu auras tes propres bouteilles de haut calibre. Si tu les entreposes bien, évidemment ! » Sitôt qu’il a prononcé ces paroles, il ajoute, foudroyé par une idée qu’il évoque sans attendre :

« Et si je t’installais une cave à vin personnalisée dans ton appartement ? Non seulement tu recevrais un produit de qualité, mais tu t’assurerais de sa conservation pour les années à venir… — Mouais. Je ne sais pas trop… — Je monte les enchères à douze caisses ! Ça en fait une par mois ! Et je peux te promettre d’y mettre tous mes nouveaux produits. Tu ne peux pas refuser une offre pareille ! » Elle mordille sa lèvre inférieure avant de répéter : « Douze caisses plus la cave à vin ? Et une caisse de dix ans d’âge ? » Bruno est surpris par la facilité avec laquelle elle semble céder à ses négociations. Il commence à croire que le vin lui est vraiment monté à la tête. Tant pis ! Il s’empresse de tendre la main vers elle : « J’accepte ! » confirme-t-il. L’hésitation de Jennifer ne dure qu’un bref instant, car elle se penche vers lui et lui lance un regard ferme : « Et voilà, votre majesté. Vous avez fini par l’avoir, votre divorce. » Elle a un rire étrange, presque moqueur devant l’échange ridicule qu’ils viennent de conclure, mais il est si heureux qu’il ne cesse de la remercier : « J’avoue que je ne savais plus comment on arriverait à un terrain d’entente, toi et moi. Avec ce qui s’est passé ce soir, chez ta mère… — Ne t’inquiète plus pour ça, mais si tu permets, je ferai rédiger un contrat par mon avocat dès demain matin. Juste pour m’assurer que tu ne vas pas m’arnaquer sur le vin… — Quoi ? Mais non ! Pourquoi je ferais ça ? — C’est juste une précaution. Tu sais à quel point l’harmonie de notre couple est fragile, n’est-ce pas ? » Elle le taquine avec un clin d’œil qu’elle souhaite complice et il a un rire franc avant de hocher la tête. Cependant, sa question suivante trahit encore son incertitude : « Tu vas vraiment revenir en Espagne avec moi ? Ce mercredi ? — Puisqu’il le faut. Sergio semblait d’accord, Maxime espérait que je cède, j’ai du vin, t’as ton divorce… Vraiment, je crois que tout le monde est content. » Elle tend son verre pour trinquer et il s’empresse de répondre à son geste, soulagé que cette guerre se soit enfin terminée. Et plutôt facilement, mais cela l’effleure à peine. Emma sera tellement heureuse ! Il jubile déjà à l’idée de lui annoncer la bonne nouvelle. Pour la seconde fois depuis leur entente, Jennifer rit : « Tu sais, on fera probablement de meilleurs divorcés, toi et moi. — Ça oui, alors ! » confirme-t-il sur le même ton joyeux. Jennifer jauge ce qu’il reste de la bouteille de vin avant de gronder : « Bien, maintenant que tu as ce que tu voulais, tu peux rentrer chez toi. Je vais finir de me saouler avec cette bouteille et aller dormir. Avec tout le travail qu’il y a au bureau, je ne sais toujours pas comment je vais boucler ma semaine en deux jours. » Sa remarque le refroidit, surtout qu’elle lui donne congé de façon un peu cavalière, mais comme l’heure indique près de minuit, il est effectivement plus que temps qu’il rentre à l’hôtel. Elle le pousse pratiquement hors de son appartement, puis au moment de refermer la porte derrière lui, elle se ravise : « J’ai une question… si nous n’étions pas parvenus à un accord, ce soir, qu’est-ce que t’aurais fait ? » Il hésite avant de répondre prudemment : « Juste au cas où les choses ne tourneraient pas à mon avantage, je préfère garder le secret encore un peu. Mais je te promets que je te le dirai dans l’avion. — Je vois que la confiance règne, siffle-t-elle.

— J’y suis allé un peu fort, je m’en excuse. Ceci dit, la femme de mon souvenir ne cédait pas aussi facilement… » Il lance sa dernière phrase en plissant les yeux, encore troublé de la rapidité avec laquelle ils sont parvenus à une entente. Jennifer sourit sans relever le doute qu’il émet : « Comme tu vois, il m’arrive d’être raisonnable. Allez, je tombe de sommeil. Bonne nuit. » Elle referme la porte et laisse tomber les masques pendant qu’elle écoute les pas de Bruno s’éloigner de son appartement. Son sourire disparaît et sa rage revient doucement. Dire qu’il s’imagine que la guerre est finie !

Chapitre 5 C’est d’un pas décidé que Jennifer entre chez Zone X, tôt le mardi matin. Au lieu de se rendre à son bureau, c’est dans celui de Sergio qu’elle débarque, sans même prendre la peine de frapper à la porte. « Il va falloir que tu me remplaces pour quelques jours », annonce-t-elle. Son ami relève la tête de son journal et la fixe avec un air surpris : « Bonjour à toi aussi, Jennifer. Dois-je comprendre que Bruno t’a déjà convaincue de retourner en Espagne ? — On peut dire ça… » Elle se laisse tomber sur une chaise, le sourire aux lèvres, cherchant à démontrer sa bonne humeur. Reconnaissant ce regard faussement innocent, Sergio se doute immédiatement de quelque chose. « Qu’est-ce que tu prépares ? — Mais rien du tout », prétend-elle en battant rapidement des cils. Il fronce les sourcils et insiste d’un mouvement de tête impatient. Les épaules de Jenny s’affaissent comme une enfant prise en défaut et elle s’exclame aussitôt : « Cet imbécile a débarqué chez moi, puis au travail et finalement chez ma mère ! Il est allé trop loin. Cette fois, je n’ai pas le choix : il faut que je prenne les grands moyens ! — Il est allé chez ta mère ? Aïe ! Tu dois être sacrément en colère ! — Assez pour lui accorder son satané divorce. — Ce qui veut dire ? » Il pose la question avec un brin d’inquiétude, car juste au ton qu’elle utilise, il sait que ce soudain changement de cap n’augure rien de bon. Jennifer s’accoude au bureau et chuchote, comme s’il s’agissait d’un secret d’État : « Ce salaud ne va pas se marier, t’entends ? Je vais faire traîner les choses, l’emmerder, lui faire une sacrée réputation auprès de sa fiancée, s’il le faut, mais je te jure qu’il va regretter d’être venu me provoquer jusqu’ici ! — Jenny ! Tu ne t’emportes pas un peu, là ? — Je m’emporte ? Moi ? Mais c’est lui qui a commencé ! se défend-elle avec force. Et je ne te dis pas à quel point la soirée d’hier soir a été affreuse ! À cause de lui, ma mère a insulté Max : “Tu n’es pas le genre d’homme qui convient à ma fille” et tout et tout ! Et devant cet idiot de Verteuil, en plus ! Il voulait me faire réagir ? Crois-moi, il va être servi ! » Sergio ne dit rien, mais n’est pas rassuré par sa réaction. À son retour d’Espagne, huit ans auparavant, il l’avait souvent entendue ressasser sa rancœur envers son mariage avec Bruno de Verteuil, mais, depuis le temps, il croyait que cette animosité s’était estompée. De toute évidence, revoir cet homme la déstabilise plus qu’il ne s’y attendait. « Jenny, se venger n’apporte jamais rien de bon et tu le sais. — Il l’a cherché ! Et je ne vais certainement pas rester là et attendre qu’il foute le bordel dans ma vie ! J’en ai assez, compris ? » Alors qu’elle se lève pour prendre congé, elle s’arrête brusquement en entendant un bruit pourtant à peine audible, puis récupère son téléphone cellulaire enfoui au fond de son sac à main. Elle jette un œil rapide à l’écran et siffle : « Tiens, c’est ma mère ! Tu veux entendre ça ? »

Sans attendre la réponse de Sergio, elle décroche et engage la conversation d’une voix sèche : « Bonjour, maman, tu ne pouvais pas attendre midi avant de m’appeler pour m’engueuler ? — Jennifer Elie, je ne t’ai pas élevée de la sorte ! Sais-tu seulement combien j’ai été insultée par la façon dont tu as quitté le repas, hier soir ? Surtout devant Bruno ! C’est un très gentil garçon ! » La voix de sa mère résonne dans la pièce grâce au tout petit haut-parleur du téléphone. Jenny fait danser l’appareil au bout de sa main et regarde Sergio pour lui faire comprendre qu’elle n’a rien exagéré de ses propos. Quand sa mère a fini sa tirade, la jeune femme reprend son ton ironique : « Bien sûr, maman ! Bruno est le mari idéal. Malheureusement, je ne le vois qu’une fois tous les huit ans et il est venu demander le divorce. Mais hormis ce détail, c’est vraiment un très gentil garçon. — À qui la faute s’il demande le divorce ? — À moi, maman, parce que tout est toujours de ma faute, bien sûr ! » Elle pince les lèvres pour retenir la grimace qui se forge un passage sur sa bouche. Sa réplique fait rapidement réagir son interlocutrice : « Il n’y a donc jamais moyen d’avoir une vraie conversation avec toi ? Je suis d’accord avec Bruno : tu veux toujours n’en faire qu’à ta tête ! — T’as raison, maman : c’est fou comme un homme avec qui j’ai couché pendant deux mois et que je n’ai pas revu depuis huit ans connaît tout de moi ! Au moins autant que toi ! Quel dommage qu’on divorce, lui et moi, hein ? » Sergio fronce les sourcils pour qu’elle tempère ses propos, mais elle détourne la tête et reprend : « Et pour Maxime, maman, je vais te rendre un petit service : tant que lui et moi on sera ensemble, je ne l’emmènerai plus chez toi. Et je crois qu’on devrait se limiter aux fêtes : la tienne, la mienne, Noël, et cetera. Remarque, c’est pas obligé non plus. Je sais que les enfants de Rémi sont plus gentils que moi, alors… — Jennifer ! Encore une fois, tu ne veux rien entendre ! Pourquoi est-ce que tu refuses de voir la vérité en face ? — La vérité ? s’emporte-t-elle. La vérité, maman, c’est que depuis que tu es divorcée, tu te permets de juger ma vie ! Mais c’est toi qui t’es retrouvée avec un mari qui baisait tout ce qui bouge, je n’y suis pour rien, moi ! — Ton père n’a rien à voir avec… — Maxime non plus ! la coupe-t-elle en étouffant le cri qui sort de ses lèvres. C’est mon choix, maman : soit tu l’acceptes, soit tu restes hors de ma vie, voilà comme les choses fonctionnent, maintenant. Et tu vas être tellement heureuse d’apprendre qu’il m’a demandé de l’épouser, hier soir. » Un long silence suit ces paroles qu’elle s’empresse de combler en accélérant son débit : « Bien, je suis contente de voir toute la joie que cela t’inspire. Bon, il faut que je te laisse, maintenant : je dois régler un tas de choses au bureau et rentrer pour faire ma valise. Ah ! J’ai oublié de te dire : je m’en vais avec Bruno, demain après-midi. Nous allons en Espagne pour entamer la procédure de divorce. — Jennifer ! — Je sais déjà ce que tu vas dire, alors ne le dis pas. Allez, je t’embrasse et je ne t’en veux presque pas pour hier soir. Salut. » D’un mouvement rapide, elle clôt la conversation et lance son téléphone sur le dessus du bureau de Sergio pour laisser filtrer un brin de sa colère : « Bon sang qu’elle m’énerve ! T’as vu ce qu’elle fait ? Bruno par-ci, Bruno par-là ! — Max t’a demandé de l’épouser ? » Elle relève les yeux vers son ami, constate qu’il a, lui aussi, entendu les mots qu’elle vient de jeter à la figure de sa mère. Elle admet, un peu gênée de le lui dire ainsi : « Quelque chose dans le genre.

— Et tu lui as dit oui ? — Je n’ai pas vraiment répondu à la question. — Mais tu viens de dire à ta mère… — J’ai dit ça pour l’énerver ! Bon sang, Sergio, tu ne trouves pas que j’ai déjà bien assez de mal à me débarrasser de mon premier mari ? Tu crois que j’ai envie de retomber dans un piège pareil ? — Alors t’as dit non ? — Je n’ai rien dit ! répète-t-elle. Je vais d’abord me débarrasser de Bruno, revenir ici, remettre de l’ordre dans tout ce bordel et puis… on verra. » Personne ne bouge pendant de longues secondes, puis Sergio insiste, sachant qu’il s’aventure sur un terrain glissant : « Jenny… tu crois vraiment que tu vas épouser Max ? — Mais j’en sais rien, moi ! J’ai même jamais pensé à habiter avec lui ! Et puis, pourquoi les hommes en veulent toujours plus ? Est-ce qu’on n’a pas la relation de couple idéale, lui et moi ? Deux ou trois jours ensemble, le reste du temps séparés. Il fait son lavage, je fais le mien, on se réconforte, on baise et puis c’est tout. Pourquoi je tombe toujours sur des gars qui veulent se marier ? — Parce que c’est l’ordre naturel des choses ! Tu ne veux pas… je ne sais pas, moi : avoir quelqu’un tous les soirs avec qui tu peux partager ce que tu vis ? Avoir des enfants ? » Elle le fusille du regard et Sergio regrette aussitôt d’avoir posé cette question. « Tu me vois avec des enfants ? Je passe près de soixante heures par semaine au travail. — Personne ne te le demande. Nous avons trente-deux employés, justement pour que le travail n’ait pas à empiéter sur notre vie personnelle. — Mais j’aime mon travail ! Sergio, on est à deux doigts d’avoir le prix Boomerang ! On est les favoris en liste, bon sang ! Ça ne te fait donc pas plaisir ? » Il hausse les épaules avec un sourire qui ne masque pas son indifférence. Leur entreprise rafle un tas de prix depuis trois ans. En quoi ce prix Boomerang est-il si différent des autres ? Ce qu’il aime, lui, c’est créer des concepts, rendre une idée de façon visuelle, entendre du bien de sa dernière publicité dans la rue. À une époque, Jennifer avait cette même flamme, mais il la voit désormais de plus en plus obnubilée par la réussite, comme si elle devait absolument se prouver à elle-même que sa vie est telle qu’elle l’a toujours souhaitée. « Quoi ? s’impatiente-t-elle devant son silence. Tu n’es pas content qu’on soit finalistes pour le Boomerang ? — Je suis super content ! Seulement… je pense qu’on peut tout avoir : un travail stimulant, créatif, mais aussi une vie de couple comblée. Regarde-moi avec Steph. Ça fait deux ans et nous sommes toujours aussi amoureux. Je voudrais que tu aies ça, toi aussi. — Mais je ne suis pas seule ! Je suis avec Max ! » Son regard s’assombrit, signe qu’il n’est pas totalement convaincu par sa réponse, et elle se défend aussitôt : « Quoi ? Tu veux qu’il m’envoie des fleurs ? C’est ça qui te ferait plaisir ? — Jenny, tu sais exactement ce que j’essaie de te dire… » Elle secoue la tête et a un geste de recul avant de gronder : « J’ai pas envie de ça, moi ! C’est mon droit, non ? Et puis, j’ai autre chose à faire que de songer à faire des enfants avec Maxime : j’ai une valise à boucler, un contrat à faire rédiger et un divorce à obtenir. Après, on discutera de ces choses ridicules, si tu veux. » Les pas de la jeune femme l’entraînent vers la sortie, mais avant qu’elle n’atteigne la porte, la voix de Sergio l’interpelle : « Souviens-toi que la vengeance n’est jamais bonne conseillère ! — J’essaierai d’y penser avant de lui arracher le cœur !

— Jenny ! Pourquoi tu ne lui dis pas simplement la vérité ? Jette-lui tout à la figure et libère-toi de cette fichue colère et de tous ces regrets qui t’empêchent d’avancer… » Des mots se bousculent dans la bouche de Jennifer, mais ils ne viennent pas seuls : une boule de feu se forme dans sa gorge et elle fait un effort démesuré pour retenir la crise de nerfs qui s’amène. Même devant son ami, elle n’a aucune envie de replonger dans le passé : « T’es con, Sergio ! Et tu ne comprends vraiment rien ! » L’instant d’après, elle disparaît en claquant la porte et s’enferme dans son bureau. Cette histoire a assez duré : il est temps qu’elle passe à l’action. Et si les choses tournent mal, Bruno ne pourra s’en prendre qu’à lui-même. Il l’a bien cherché, après tout ! À lui de savoir qu’on ne défie pas impunément une femme en colère ! * * * Tout le reste de la matinée, Jennifer organise son départ. Elle contacte l’avocat de l’entreprise pour lui parler de ce contrat bizarre : un divorce en échange de plusieurs caisses de vin. Si elle n’était pas l’une de ses plus fidèles clientes, le juriste aurait probablement cru à une blague, mais comme elle exige une copie de ce contrat avant la fin de l’après-midi, il n’a d’autre choix que de s’exécuter. Et vite ! Elle réorganise son agenda, reporte ses rendez-vous à la semaine suivante ou les redistribue aux personnes en charge du projet. Pourquoi devrait-elle être présente à toutes les réunions de travail ? Pour une fois, qu’ils se débrouillent sans elle ! Dernière tâche, mais non la moindre : Jenny téléphone à Maxime pour lui annoncer qu’elle part en Espagne. Contre toute attente, cette nouvelle semble le rendre joyeux : « Alors ça veut dire oui ? demande-t-il avec empressement. — Euh… oui, quoi ? — Tu veux qu’on se marie ? Je veux dire… c’est bien pour ça que t’acceptes, non ? » Elle se frappe la tête en se traitant d’idiote : pourquoi n’a-t-elle pas songé au message qu’elle envoyait à son petit ami en acceptant de divorcer ? « Euh… Max… je ne pense pas qu’on en soit encore là, toi et moi. — Mais tu y penses, pas vrai ? Je n’ai pas dit qu’il fallait le faire tout de suite, mais… si tu divorces… on pourrait en reparler à ton retour ? — On verra. » Maxime rit et n’insiste pas davantage. Heureusement ! Pourquoi discuter d’un autre mariage alors que le premier lui donne suffisamment de fil à retordre ? « Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? finit-il par lui demander. — Douze caisses de vin », dit-elle, le regard perdu dans le vide. Elle mordille sa lèvre inférieure et retient la suite de sa phrase : « Et une irrésistible envie de lui faire sa fête, à cet imbécile ! » Maxime rigole, l’interroge sur cette drôle d’histoire : comment a-t-elle eu l’idée de négocier du vin contre un divorce ? « Bof. C’était juste pour lui faire cracher quelque chose. — OK. Mais qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ? — Le boire, bien sûr ! Il est pas mal, son vin, t’as pas remarqué ? » Maxime répond par un « hum hum » un peu vague. Même s’il ne le dit pas ouvertement, il est agacé de savoir que Bruno de Verteuil conservera un lien avec elle dans les années à venir. Il ne peut s’empêcher d’être inquiet, d’autant que, quand il tente de lui en glisser un mot, elle s’empresse de mettre un terme à la discussion et raccroche. Inutile d’insister. De toute évidence, sa petite amie n’est pas d’humeur à le rassurer, aujourd’hui. * * * Jennifer discute avec un illustrateur dans son bureau lorsque Bruno se montre dans l’embrasure

de la porte. Il attend sagement la fin de sa conversation et qu’elle lui fasse signe d’entrer. Le bureau en pagaille croule sous des tas de dossiers qu’elle s’efforce de classer en prévision de son départ. Avant même qu’il ne prenne place sur la chaise du visiteur, elle lui tend un document et entame la discussion sur un débit rapide : « Tu m’excuseras, je n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder. J’ai trois dossiers à boucler avant de partir et j’espère vraiment que t’as accès à Internet chez toi, autrement ça va être drôlement compliqué de faire le suivi avec Sergio… » Il récupère le document et s’assoit sans y jeter un œil, fixe la jeune femme avec un visage troublé : « Bonjour, Jennifer, ça va bien aujourd’hui ? — Hum ? Ah… oui. Bonjour, Bruno. C’est que… c’est une grosse journée… » Elle pointe le document pour qu’il y accorde un peu d’attention. Il le ramène vers lui, le détaille rapidement avant de demander : « Tu ne t’attends quand même pas à ce que je le signe maintenant ? — Pourquoi pas ? C’est bien ce qu’on a convenu, non ? Douze caisses contre le divorce… — Mais c’est incomplet. On n’y retrouve même pas les variétés ! » Elle souffle avant de croiser les bras devant elle : « Est-ce que tu sais à quel point je me suis démenée pour faire préparer ce document par mon avocat en moins de quatre heures ? — Jen, tu ne peux pas me demander de signer ce genre de contrat sans consulter mon propre avocat d’abord ! Et je croyais que ce serait annexé au contrat de divorce. Un peu comme… le partage des biens. » Jennifer tapote son front avec le bout de son index, cherche à retrouver son calme qui a déjà été mis à rude épreuve depuis ce matin. Ce contrat exigé à la dernière minute lui a pris temps et argent dans un horaire déjà bien chargé. Comment peut-il refuser de le signer alors qu’il n’y a pas accordé la moindre attention ! « Je n’ai pas dit que je n’allais pas le signer, ajoute-t-il ne percevant son expression. Je veux juste avoir du temps pour le lire et… je ne sais pas, disons… l’annoter ? Tu n’as même pas inclus la cave à vin dans ta liste. — Je peux me la payer tout seule ! Bruno, sans vouloir te brusquer, c’est un contrat plus que convenable. Mon avocat a dû me prendre pour une folle avec cet échange de vin. » Bruno a un rire léger et il hoche la tête avant de s’adosser plus confortablement dans son siège : « Tu as raison, c’est un compromis plus qu’acceptable et je suis le premier surpris qu’on y soit arrivés. Ceci dit, j’ai pour habitude de ne jamais signer le moindre document sans d’abord le faire lire à mon avocat. — Bien, tu veux que je lui en envoie une copie par courriel ? — Qu’est-ce qui presse ? Nous aurons quatre jours pour régler ce détail une fois que nous serons en Espagne. — Tu crois que je vais partir avec toi sans avoir la certitude que tu vas honorer ta part du marché ? — Et pourquoi je me déroberais ? — Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai passé une heure au téléphone avec mon avocat ! Le moins que tu puisses faire, c’est de me prouver que je n’ai pas fait tout ça pour rien ! » Il soupire lourdement, baisse à nouveau la tête vers le document et entreprend de le lire, bien qu’il ne comprenne pas ce qui pousse la jeune femme à vouloir subitement tout contrôler. Dire qu’hier encore, elle refusait obstinément de lui accorder le divorce. Décidément, il ne la comprendra jamais ! Sur un coin du bureau qui n’est pas enseveli sous des documents, il dépose le papier et signe devant elle en guise de bonne volonté, mais avant qu’elle ne tende la main pour le reprendre, il

referme le contrat et le glisse dans la poche intérieure de son veston : « Je te le rendrai là-bas. En Espagne. Tu ne peux pas m’en vouloir d’être prudent ! Pas plus tard qu’hier, tu refusais de venir avec moi. » Avant qu’elle ne proteste, il bifurque la discussion sur un sujet moins épineux : « Et puisqu’on y est, j’ai une bonne nouvelle : à partir de l’an prochain, mon vin sera disponible au Québec. Je me disais que ton entreprise pourrait s’occuper d’en faire la publicité… » Elle se redresse avec un air curieux : « Imprimé, web ou vidéo ? » Comme il ne comprend pas vraiment la question qu’elle lui pose, il répond aussitôt, un rire étouffé au fond de la gorge : « À toi de me le dire ! » Elle sourit à son tour : « Alors ça s’est bien passé, ta rencontre ? — Encore mieux que je ne le pensais ! Finalement, c’est une excellente chose, ce voyage. D’abord, tu m’accordes le divorce et aujourd’hui, j’apprends que mon vin sera bientôt disponible sur ton territoire. — Parce que tu vends aux Américains, maintenant ? » se moque-t-elle. Bruno la pointe du doigt avec un air malicieux pour l’empêcher de chercher la dispute, puis il éclate d’un rire franc : « La preuve que les miracles peuvent arriver ! » La sonnerie du téléphone suivie de la voix de Laetitia se font entendre, annonçant la présence d’un client avec qui Jennifer a rendez-vous. Bruno se redresse aussitôt pour prendre congé : « À quelle heure se termine ta journée ? — Aujourd’hui ? Ouf ! Probablement pas avant sept heures ! — Oh ! Euh… bien… je peux repasser dans ces heures-là, si tu veux. » Jenny lui lance un regard incertain, mais comme il attend toujours une confirmation, elle insiste : « Pour quoi faire ? — Pour t’inviter à dîner. J’ai une bonne nouvelle à fêter et, depuis hier, nous arrivons à communiquer sans trop nous disputer. Je me disais qu’on pouvait essayer de terminer un repas ensemble ? » Elle soupire en cherchant ses mots. Malgré tout le calme dont elle fait preuve, il sent que son offre lui déplaît. « Ce n’est pas une obligation ! s’empresse-t-il d’ajouter. — C’est juste que… si je veux être prête à partir demain, ça risque d’être serré. — Mais il faut bien que tu manges ! — Je vais probablement commander quelque chose avec Sergio. Il faut que je lui transfère mes dossiers, juste au cas où il y aurait une urgence pendant mon départ. — Hum. Sergio. Bien sûr. » Il pince les lèvres, un peu agacé. Chaque fois que cette femme lui file entre les doigts, c’est à cause d’un seul et même homme. Lorsqu’elle avait voulu partir d’Esclanyà, ce nom revenait constamment dans ses explications : elle avait promis à Sergio, elle ne pouvait pas laisser tomber Sergio, et Sergio par-ci, Sergio par-là. Aujourd’hui, alors que Bruno ne demande qu’une petite heure de son attention, elle lui ressert la même excuse. « Et puis, sans vouloir te vexer, reprend-elle avec un visage ironique, il vaut mieux qu’on évite de trop se voir avant de partir. Les probabilités pour qu’on se dispute sont plutôt élevées… — Hum. Pas faux. — J’ai toujours raison, mon chéri, dit-elle avec une voix moqueuse.

— Évidemment ! répond-il sur le même ton. Et je suppose qu’on serait toujours mariés si j’avais compris ce détail il y a huit ans ? — Qu’est-ce que t’es idiot ! On est mariés ! La preuve, je dois me taper huit heures d’avion, trois heures de voiture et quatre jours dans un village que personne ne connaît. » Il soupire et comprend que Jenny a probablement raison. Il a déjà envie de s’énerver juste au ton condescendant qu’elle utilise pour parler d’Esclanyà. Dire qu’elle lui avait répété au moins un millier de fois que c’était le plus bel endroit sur Terre. Comment a-t-elle pu oublier tout ça ? « Désolée, grommelle-t-elle en posant une main sur ses lèvres. C’est juste que… j’ai beaucoup de choses à faire et… — C’est bon, j’ai compris. Pour demain : je passe te prendre à ton appartement, disons… vers deux heures ? — Super ! Je serai là. — Bien. À demain. » Il quitte son bureau avec une drôle d’angoisse au creux du ventre. Comment faire en sorte de cohabiter pendant quatre jours avec Jennifer sans que la guerre ne recommence entre eux ? Que sa femme revienne à la maison, cela lui paraît soudain très irréel…

Chapitre 6 Bruno essaie de conserver un air impassible, mais il ne peut s’empêcher de regarder fréquemment Jennifer pendant que les autres passagers traversent la classe affaire où ils sont installés. Ce n’est qu’en récupérant la couverture offerte par la compagnie aérienne qu’elle le remarque : « Qu’est-ce qu’il y a ? — Rien. On dirait que je n’arrive pas à croire que tu sois là, admet-il avec un sourire forcé. Je ne sais pas pourquoi, j’ai encore peur que tu te lèves et que tu te glisses hors de l’avion juste avant qu’ils ne referment la porte. » Elle déplie la couverture et la pose sur ses genoux. Il n’a pas tort. S’il n’en tenait qu’à elle, elle ne serait pas là. Si près du départ, Jennifer sent les démons de son passé reprendre vie. Dire qu’elle a tout fait pour oublier cette histoire et qu’elle s’est promis de ne jamais remettre les pieds au domaine… voilà qu’elle retourne là-bas ! Tout ça pour quoi ? Pour assouvir une vengeance et obtenir un divorce dont elle n’a rien à faire… Quand les moteurs se mettent en marche, elle scrute l’hôtesse de l’air et retient l’angoisse qui lui chavire l’estomac. Elle a soudain très envie de fuir. Pour se calmer, elle siffle la phrase qu’elle se répète depuis l’aube, comme un leitmotiv : « On va aller dans ce bled pourri, on va rencontrer ce juge de paix, on va obtenir ce satané divorce et je vais enfin pouvoir me débarrasser de toi. » De l’autre côté de l’allée, Bruno sourit. Bien qu’il essaie de ne pas la fixer, il remarque qu’elle se tortille nerveusement sur son siège, tentant de trouver une position confortable en vue du décollage. « Je pensais que tu profiterais du voyage pour me poser mille et une questions. » Elle repousse du bout des doigts les cheveux qui lui masquent la vue et le considère avec froideur : « Parce que tu crois que ce qui se passe là-bas m’intéresse ? — Je me doute que non, mais je pensais que tu aurais aimé connaître la suite de mon plan si tu avais continué de me tenir tête. » Le corps de Jennifer se redresse et elle plisse les yeux. Sous le regard curieux de la femme qu’il a aimé jadis, conscient qu’il est parvenu à capter toute son attention, il annonce sans attendre : « Je comptais emménager chez toi. » Elle fronce les sourcils, réfléchit à cette idée quelques secondes avant de répliquer, un peu sèchement : « Quelle idée ! Je t’aurais fait mettre dehors ! — On est mariés, t’as oublié ? — Séparés ! — Techniquement, on n’a jamais signalé cet état de fait et d’après mon avocat… — Ton avocat est un imbécile ! l’interrompt-elle. — Tout ce que je dis, c’est que j’avais tous les droits d’accès à ton appartement puisque, légalement, il a été acheté après notre mariage. — C’est ridicule : il est à mon nom ! — N’empêche que c’est la loi ! Oh, mais ne t’inquiète pas, c’était surtout pour t’énerver. Je n’ai que faire d’un appartement à Montréal. Quoique… » Il accompagne sa remarque d’un clin d’œil qu’il espère complice, mais qu’elle ne relève pas. Comme elle continue de le regarder avec un visage sombre, il laisse échapper un rire moqueur :

« Si j’avais su que ça te ferait un tel effet ! Enfin… dommage. Je t’aurais fait du bon café, déjà ! Si tant est que tu saches l’apprécier. À mon avis, c’est une cafetière que tu aurais dû négocier, pas seulement une cave à vin… » Elle songe à faire une scène pour qu’on la laisse sortir de cet avion avant qu’il ne décolle. Bruno pressent soudain la panique de Jennifer et cesse de rire, s’empresse de tempérer ses propos : « Jen ! C’est une blague ! Tout ça, c’est juste un jeu ! — Un jeu ? répète-t-elle comme s’il cherchait à l’énerver davantage. Ce n’est pas un jeu, Bruno : c’est de ma vie dont tu parles ! » Il la fixe, étonné par le vif de sa réaction, pendant qu’elle étouffe une sorte de grognement et qu’elle lui tourne le dos pour se recroqueviller sur son siège. À quoi bon s’emporter ? Elle lui rendra bientôt la monnaie de sa pièce… « Jen, j’essayais juste de détendre l’atmosphère… » L’avion bouge doucement, signe que le départ est imminent. À nouveau, Jenny hésite à faire une crise de nerfs qui lui permettrait de quitter l’appareil avant qu’il ne soit trop tard, mais ce serait trop facile d’abandonner sans avoir obtenu vengeance. D’un geste brusque, elle remonte la couverture sur ses épaules et siffle, sans lui jeter le moindre regard : « Crois-moi, chéri, tu vas l’avoir ton divorce ! » * * * Alors que l’avion amorce sa descente vers la ville de Barcelone, Jennifer ressent un mélange d’anxiété et de tristesse en apercevant le paysage à travers le hublot. La dernière fois qu’elle est venue dans cet aéroport, c’était il y a huit ans, lorsqu’elle a quitté Bruno et choisi de retourner à Montréal. Depuis, elle a bien fait quelques allers-retours vers l’Europe, mais elle a toujours refusé de revenir en Espagne. Bien malgré elle, à la seconde où elle pose le pied sur la terre ferme, une série de souvenirs envahissent sa mémoire et certains l’effraient. Assez pour que l’angoisse revienne. Malgré la fatigue, son cerveau semble tout à fait réveillé : elle s’imagine déjà revoir la mer, le domaine de Verteuil et tous les membres de cette famille qu’elle a laissés là-bas en essayant d’oublier leur existence. Alors qu’ils attendent leur tour aux douanes, Bruno parle constamment : de météo, d’actualité locale, de vin, mais c’est à peine si elle l’écoute. Elle tend cependant l’oreille chaque fois qu’il s’adresse aux gens en espagnol ou en catalan, partagée entre l’envie de comprendre ce qu’il dit et celle de vérifier s’il parle d’elle, mais elle n’y arrive pas. Toute cette culture lui semble si loin, désormais. Le peu de mots qu’elle reconnaît ne fait aucun sens dans le contexte actuel, alors elle se contente de suivre son mari à travers la foule d’étrangers, petite valise roulante en main, jusqu’à l’immense stationnement. Elle le laisse poser les valises dans le coffre arrière d’un petit camion européen d’une couleur gris foncé presque noire, pendant qu’elle s’installe docilement sur le siège du côté passager. « Tu es bien silencieuse, dit-il alors que la voiture quitte l’aéroport. — Je suis fatiguée. Ça doit être le décalage. — Tu as dormi durant tout le vol ! — Je n’ai pas dormi : j’ai essayé, c’est différent. » Elle pince les lèvres devant le ton acerbe qu’elle vient d’utiliser et se reprend aussitôt : « Je suis un peu à cran. Ne fais pas attention. » Il hoche la tête en feignant un sourire. Malgré sa volonté de rendre ce voyage agréable, il remarque à quel point Jenny est tendue. Même s’il se doute que sa question lui sera pénible, il ne peut s’empêcher de lui demander : « Qu’est-ce que ça te fait ? De revenir ici ? — Rien.

— Hum. Évidemment. » Son soupir laisse transparaître sa déception et elle regrette de s’être laissée emporter, signe visible du malaise qu’elle ressent et que son époux a probablement remarqué, lui aussi. C’est pourquoi elle reprend, sur une voix plus douce : « Je suis contente de revoir la mer. C’est beau. » La réaction de Bruno est instantanée : il retrouve un sourire éclatant et confirme sans attendre : « Ce sera plus joli quand on sortira de la ville. On va longer la côte pendant presque tout le trajet. » Elle sourit sans conviction et replonge dans le silence. À la seconde où la camionnette quitte Barcelone, Bruno récupère son téléphone cellulaire et passe un bref appel qu’elle écoute sans comprendre. Elle a bien quelques bases en espagnol, mais il parle vite et en catalan : à sa mère ou à sa fiancée, probablement, car elle entend son nom à quelques reprises. Le doute se confirme lorsqu’il chuchote « t’estimo » avant de raccrocher. S’il y a bien des mots en catalan que Jennifer se rappelle, ce sont ceux-là : je t’aime. Des mots qu’il lui répétait tout le temps et qui aujourd’hui, appartiennent à une autre. T’estimo poncella : je t’aime, petit bouton de fleur. Parfois il ajoutait le mot rossa pour parler de ses cheveux blonds. Et Emma ? À quoi ressemble-telle ? Et quels surnoms Bruno lui a-t-il donnés ? « Désolé, dit-il en rangeant son appareil, je voulais leur annoncer que nous étions en route. Maria a insisté pour préparer de la paella. Tu te souviens comme tu adorais ce plat ? Et Emma tenait à faire un repas de famille pour souligner ta présence. C’est sa façon à elle de te remercier d’être venue. » Un repas de famille ? Quelle idée ! Jennifer se mord la lèvre inférieure et dévie le regard vers l’extérieur pour éviter de grimacer devant lui. Difficile de faire bonne figure en sachant qu’Éléonore de Verteuil sera présente ce soir. « Un problème ? demande-t-il en percevant la façon dont elle serre la mâchoire. — Non », ment-elle en gardant les yeux rivés loin de lui. Il rit doucement et tapote le volant avant de lancer, sur un ton joyeux : « Nous n’avons peut-être été mariés que deux mois, mais je sais toujours quand tu mens. Tu as cette façon de bouger ton nez… » Son visage se contracte pendant qu’il tente de l’imiter en exagérant son geste. Jenny soupire en ravalant sa colère. Cherche-t-il absolument à la provoquer alors qu’elle n’a que peu dormi ? « Je n’aime pas les repas en famille, dit-elle simplement. — Emma veut juste t’accueillir comme il se doit… — Gentille petite fiancée, dit-elle avec ironie. Comme si je ne voyais pas clair dans son jeu. Elle veut surtout me balancer votre amour au visage, ouais. » Bruno lui lance un regard noir : « Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Emma n’est pas comme ça ! — Bien sûr que non. Elle est probablement parfaite, lance-t-elle sur le même ton. Une parfaite petite Mme de Verteuil et pas une saleté d’Américaine. Ta mère doit l’adorer, tiens ! — Jen, qu’est-ce qui te prend ? Et qu’est-ce que ma mère vient faire là-dedans ? » Son regard, qui passe de la route à la jeune femme, exprime clairement son incompréhension. Il n’arrive pas à croire que Jennifer lui fait une scène alors qu’Emma souhaite simplement souligner sa venue. C’est quand même un comble ! « Laisse tomber, finit-elle par grogner. Je t’ai dit que j’étais à cran. Le voyage, le stress, le décalage horaire… » Elle tourne un visage faussement souriant vers lui avant d’ajouter : « Je vais essayer de faire un effort, OK ? » Cette façon qu’elle a de faire dévier le sujet l’agace. Il commence vraiment à croire que Jennifer a

du mal à gérer la situation. Il essaie de se taire et de la laisser tranquille, mais, au bout de trois minutes, il n’y tient déjà plus : « Tu sais, je me disais qu’on pourrait profiter du voyage pour se dire… tout ce qu’on aurait dû se dire, il y a huit ans. Régler nos différends, passer à autre chose… — Je suis déjà passée à autre chose. — Je ne parle pas de ta vie à Montréal, mais de toi et moi. Tu ne peux pas dire que tout est clair dans la façon dont on s’est séparés. On pourrait… essayer de comprendre ce qui n’a pas marché… » Jennifer se redresse brusquement sur le siège et le fusille du regard : « Tu te moques de moi, là ? — Pas du tout ! Mais puisque tu sembles connaître la réponse à cette question, vas-y : je t’écoute ! — Tu veux savoir ce qui n’a pas marché ? s’emporte-t-elle. Tout, évidemment ! J’étais trop jeune et tu mettais beaucoup trop de pression sur mes épaules ! On allait s’occuper du domaine, tu me voyais déjà enseignante ou photographe pour la revue du village… Oh ! et j’oubliais : mère au foyer aussi ! Bon sang, j’avais vingt-et-un ans ! — Je voulais simplement garder ma femme à mes côtés… — Tu voulais plus que ça ! Tu voulais que j’abandonne toute ma vie pour toi ! La vérité, Bruno, c’est qu’on s’est mariés sur un coup de tête. Tu tenais tellement à ce satané mariage ! Moi ou n’importe qui d’autre aurait probablement fait l’affaire. D’ailleurs, ça m’étonne que tu n’aies pas épousé cette… Elena ou n’importe qui de là-bas… — Elena ? » Il fronce les sourcils en essayant de se remémorer une femme répondant à ce prénom, mais Jennifer recommence : « Tu ne te souviens même plus d’elle ? Elle te collait pourtant aux fesses comme une sangsue ! » Elle fait mine de flatter l’épaule de son époux et prend une voix nasillarde et ridicule : « Oh, Bruno, tu es tellement gentil, tellement fort, tellement cultivé… — Mais de qui parles-tu ? — D’Elena ! La comptable ! Enfin… l’assistante… Elle est venue avec son père avant les vendanges… » Le visage de Bruno s’éclaire et il se met à rire avec force : « La fille de Josep ? Alors là ! J’avoue que je ne m’y attendais pas ! — Ose me dire qu’elle ne t’a pas offert de me remplacer quand je suis partie ? — Quoi ? Non ! Quelle question ! — Bien sûr ! Et t’as pas couché avec elle non plus… — Mais… non ! En quelle langue je dois te le dire ? » Il grogne, choqué par le côté direct de sa question, mais Jennifer insiste, un doigt accusateur pointé vers lui. Avant qu’elle n’ouvre la bouche, il repousse son accusation en montant le ton d’un niveau : « Je n’ai pas couché avec elle, je te dis ! C’est à peine si je me la rappelle ! Et pourquoi je l’aurais fait puisque j’étais marié avec toi ? — Et quand je suis partie ? — T’as fini, oui ? gronde-t-il en secouant la tête. On dirait que t’essayes de me prendre en défaut ! Jen, je ne sais pas ce que tu t’es imaginé, mais je n’ai couché avec personne. Il me semble que je m’en souviendrais si c’était le cas ! » Jennifer recule sur son siège et tente de trouver une position moins crispée, mais elle a du mal à rester détendue en replongeant dans ses souvenirs troubles. « Mais qu’est-ce qui t’a fait croire que j’aurais pu… être avec cette fille ? » — Une rumeur, c’est tout », lâche-t-elle simplement.

Elle tente de lui faire dos en jetant son regard dans le bleu de la mer qu’elle perçoit au loin. Elle aurait dû se douter que toute cette histoire sonnait faux. Elle avait été orgueilleuse. Et ridiculement naïve. « Je peux connaître la source de cette rumeur ? insiste-t-il, agacé de devoir insister de la sorte. — Ça n’a plus d’importance, maintenant. — Jen ! S’il te plaît… » Elle soupire avant de reposer les yeux vers lui : « Environ un mois après mon départ… j’ai téléphoné. — Téléphoné ? Quoi ? Tu veux dire… chez moi ? » Jenny garde les yeux rivés sur lui et à son expression hébétée, elle comprend qu’il ne l’a jamais su. Elle sourit tristement : « C’est loin, tout ça. On s’en fout. — On ne m’a jamais dit que tu avais téléphoné ! Je te le jure ! — Je m’en doutais. C’est pas grave. Quelqu’un m’a laissé entendre que… t’étais avec cette fille. Cette Elena. » Il fronce les sourcils, tente de se souvenir de la jeune femme en question, mais l’image de cette assistante à la comptabilité reste floue dans sa mémoire. Qui a pu croire une chose pareille ? « Laisse tomber. J’ai dû mal comprendre. » La voiture ralentit, et il attend d’avoir tourné sur une nouvelle route pour poursuivre son interrogatoire : « Je peux savoir pourquoi tu as téléphoné ? — J’avais besoin de te parler, c’est tout. » Le vague de sa réponse lui déplaît et il s’obstine : « Je suis là, maintenant. Je t’écoute. » Jennifer étouffe un rire amer avant de repousser nerveusement ses cheveux derrière sa nuque. Elle hésite à tout lui dire, à lui jeter une bombe en plein visage, mais à quoi bon ? Cette conversation a lieu huit ans trop tard et il ne reste plus rien à sauver. « Je n’ai plus envie de te parler, maintenant », répond-elle enfin. Les doigts de Bruno se raidissent sur le volant et il accélère sans s’en rendre compte. Est-il possible que Jennifer ait compris son erreur, qu’elle ait voulu revenir à ses côtés ? Et pourquoi personne ne lui avait fait part de cet appel ? « N’en fais pas toute une histoire, tu veux ? lâche-t-elle. Je ne t’appelais pas pour te supplier de me reprendre. — Alors, pourquoi ? » Elle hausse les épaules, déterminée à ne rien lui dire. Soudain, elle regrette même d’avoir abordé le sujet. « Jen, je sais bien qu’on ne peut plus rien sauver, toi et moi, mais est-ce qu’on ne pourrait pas en profiter pour se dire la vérité ? — La vérité, c’est que j’ai cru que t’étais avec cette fille. Et comme elle était du coin, je me suis dit que c’était parfait, que c’était exactement ce qu’il te fallait… — Parfait pour qui ? Et comment as-tu pu croire que j’étais avec une autre à peine un mois après ton départ ? — Je suis bête, voilà. T’es content ? » Un long silence s’ensuit et elle espère que la discussion va s’éteindre, mais Bruno, anxieux à l’idée que cet appel aurait pu tout changer entre eux, n’arrive pas à clore le sujet : « Mais à qui as-tu parlé ? Pourquoi on ne m’a jamais dit que… ? — On s’en fout ! Je ne veux plus en discuter ! »

Elle fait un geste impatient pour le faire taire et tente à nouveau de se perdre dans le paysage marin. Même s’il a envie d’insister, il se tait en se forçant à garder les yeux sur la route. « Je suis fatiguée, répète-t-elle au bout d’un long silence. Et juste pour ce soit clair, je ne suis pas venue pour faire une thérapie de couple, mais pour obtenir le divorce, alors si tu veux vraiment me rendre service, évite de parler du passé… » Il fronce les sourcils, un peu choqué qu’elle cherche à éviter toute discussion sur leur propre histoire, mais peut-être est-elle réellement perturbée à l’idée de ce retour vers le passé ? Pourquoi ne le dit-elle pas, tout simplement ? « Jen, vraiment… je ne veux pas me disputer avec toi. Après tout, nous voulons la même chose, tous les deux. Et passer quelques jours dans mon domaine ne devrait pas t’être si désagréable… » Comme elle ne répond pas, il soupire et reprend, surtout pour éviter de la contrarier davantage : « Si on essayait plutôt de rendre ce séjour agréable ? De mon côté, je ferai tout ce que je peux pour ne pas t’énerver, qu’est-ce que t’en penses ? » Elle ne dit rien, surtout parce qu’elle ne peut lui promettre l’inverse, son but étant précisément de lui rendre la monnaie de sa pièce une fois au domaine. Malheureusement, Bruno insiste à nouveau, son ton redevenant sérieux : « Ce mariage est important pour Emma. Elle est tellement contente que tu aies accepté de m’accompagner, si tu savais ! — Tellement contente qu’elle organise un repas de famille. Chouette ! réplique-t-elle en grimaçant. — Tu n’es pas contente de revoir ma sœur ? Pourtant, je ne te dis pas à quel point Maria a hâte de te présenter son mari et ses enfants. » Jenny sursaute et tourne un visage curieux vers lui : « Ne me dis pas qu’elle a épousé Eduardo ? — Tu te souviens de lui ? — Évidemment ! Maria en était folle ! Elle m’en parlait tout le temps ! Waouh ! Je n’arrive pas croire que ta mère l’ait laissée faire ! — Elle n’a pas vraiment eu le choix ! Maria le voyait en cachette et elle est tombée enceinte au bout de trois mois. Je ne te dis pas à quel point ma mère était contrariée ! ajoute-t-il en riant. Son fils était séparé après deux mois de mariage et sa fille se faisait engrosser par le premier venu… — Ta sœur avait vingt-trois ans et Eduardo était loin d’être le premier venu ! Il était fou amoureux d’elle ! — Et c’est toujours le cas. Ils ont trois enfants, aujourd’hui. — Trois enfants ! répète-t-elle avec un regard perdu dans le vide. Waouh ! Déjà ? — Déjà, oui ! » Elle sourit bêtement et songe qu’elle n’a pas revu Maria depuis si longtemps. Après son départ, elle n’a songé qu’aux mauvaises choses. Jamais aux bonnes. Maria… elle s’était rapidement liée d’amitié avec elle, à l’époque. Soudain, il lui tarde de la retrouver…

Chapitre 7 Dès que la voiture entre dans la ville de Begur, Bruno soupire de satisfaction. Même s’il n’est parti que cinq jours, sa région lui a déjà bien manqué. À ses côtés, Jenny regarde partout autour d’elle, un peu surprise que rien n’ait changé depuis tout ce temps. Ou si peu ! La fatigue a complètement quitté son corps, faisant place à une excitation qu’elle tente de dissimuler. Les images de son passé redeviennent réelles, reprennent vie devant ses yeux : la ville, les rues et les petits toits blancs des résidences. Le véhicule traverse le centre, quitte Begur pour entrer dans le village d’Esclanyà. Bruno contourne la ville pour éviter le centre et prend la route escarpée qui mène au domaine, situé sur la colline. Cette manœuvre permet à la jeune femme d’apercevoir, au loin, l’autre montagne qu’elle a si souvent prise en photo. Là où le château de Begur semble surgir de la terre comme une couronne de pierre. « La montagne à la couronne », chuchote-t-elle en se souvenant du surnom qu’elle lui avait donné, bien des années auparavant. « Tu te souviens de ça ? rigole Bruno en lui lançant un petit regard en coin. — On dirait. » Elle répond sans animosité, plongée dans son observation : celle du paysage, mais aussi de son propre passé. Tout se superpose dans son esprit : leur visite au château, les photographies qu’elle en a prises, des bribes de discussions… Leur histoire, aussi. Le véhicule avance et grimpe dans la colline. De l’autre côté, la mer domine au loin et l’horizon devient une ligne bleue tout fine. Si ce n’était des nuages, la séparation entre le ciel et la terre serait à peine visible. Malgré la climatisation, Jenny descend sa fenêtre pour humer l’air marin et le parfum du village qui s’éloigne : la chaleur, l’humidité, le sel et la poussière lui emplissent les narines, mais ce n’est rien en comparaison de ce paysage qui lui fracasse les yeux. « C’est toujours aussi joli ? lui demande-t-il. — Oui, admet-elle en hochant la tête. — Ce week-end, on pourra aller au château, si tu veux. Je me souviens que tu adorais photographier le paysage de là-haut… — C’est que… je n’ai pas pris mon appareil, dit-elle en tournant les yeux vers lui. Je ne venais pas vraiment pour jouer les touristes et c’est plutôt rare que je prenne des photos, maintenant. Enfin… je ne le fais plus comme avant, quoi. — Oh. Dommage. » Le regard fixé sur la route, il affiche une moue contrariée, mais n’ose pas questionner son épouse sur un sujet qu’il sait sensible. Lorsque la voiture s’engage dans un chemin plus étroit, celui qui le mène chez lui, son sourire revient. Les oliviers apparaissent d’abord puis, au travers des petits arbres ronds, la résidence de Verteuil, soit un domaine de quatre-vingt-treize hectares de verdure interrompue par quelques bâtiments qui datent du siècle dernier. Jenny retrouve sa nervosité alors que la petite camionnette traverse l’oliveraie et se stationne devant une grande maison qui paraît encore plus blanche que dans son souvenir, probablement à cause du soleil de plomb qui l’illumine. Le lieu contraste avec la montagne presque noire que l’on perçoit plus loin, au-delà des vignes en pente. De l’autre côté, le ciel et la mer s’embrassent à perte de vue. Lorsque le moteur s’éteint, la voix de Bruno s’élève : « On y est », dit-il sans bouger. Il relâche le volant et défait lentement sa ceinture de sécurité, comme s’il craignait d’effrayer

Jennifer en effectuant le moindre geste brusque. La jeune femme est immobile. Elle baisse les yeux sur ses genoux en essayant de repousser les souvenirs qui frappent à la porte de sa mémoire. Quand elle finit par réagir, ses doigts sont lourds, probablement ankylosés par le voyage. Elle sort de la voiture et se positionne à l’arrière pour récupérer sa valise. Bruno la rejoint et a du mal à ne pas la dévisager : il voudrait bien se trouver dans sa tête, savoir ce qu’elle ressent à la vue du domaine, surtout après une si longue absence. « Je suis fatiguée. Et il fait chaud », dit-elle en percevant son regard inquisiteur. Elle tire sur son chandail et repousse ses cheveux vers l’arrière pour lui prouver ses dires. Bruno tente de sortir la valise de Jenny en premier, mais elle est plus rapide et la récupère sans son aide. Malgré son geste empressé, elle reste plantée à ses côtés au lieu de se diriger vers l’entrée. Il referme le coffre et prend les devants. Dès qu’ils approchent du seuil de la résidence, des rires d’enfants se font entendre et Bruno retrouve aussitôt sa bonne humeur : « Ça va être la folie, là-dedans ! J’espère que t’es prête ! — Ben. Oui », dit-elle, légèrement incertaine. La main de Bruno se pose sur la poignée, mais avant d’ouvrir la porte, il la regarde une dernière fois : « Merci d’avoir accepté, Jen.» Alors qu’ils entrent dans la fraîcheur climatisée de la maison, un cri d’enfant retentit, juste avant qu’une petite tête noire se rue sur Bruno : « Tonton ! » Il n’en faut pas davantage pour annoncer l’arrivée des voyageurs dans toute la maison. Maria apparaît au fond du couloir, d’où émane une agréable odeur de nourriture. Une petite fille court vers eux, mais comme Bruno a déjà un jeune garçon entre les bras, elle se jette contre sa jambe en répétant « tonton ! » à son tour. « On dirait que je suis parti pendant un an ! » rigole-t-il en posant une main sur la tête de sa nièce. L’oncle repose le garçon sur le sol, embrasse la petite fille, lui demande si elle a été sage pendant son absence. Jenny l’observe, légèrement troublée par cette scène familiale à laquelle elle se sent étrangère, puis Maria vient à sa rencontre et se jette à son cou : « Eh bien ! T’en as mis du temps ! » L’étreinte de la jeune femme la surprend, mais Jennifer y répond sans hésiter. « C’est à toi, tout ça ? » plaisante-t-elle en pointant les enfants. « Eh oui ! Tu t’es peut-être mariée avant moi, mais pour le reste, j’ai une bonne longueur d’avance ! » Elles se mettent à rire, tandis qu’un homme s’approche, un bébé endormi bien calé dans les bras. Maria tend une main, caresse la fine chevelure noire et bouclées de l’enfant : « Ma petite dernière : Ella. Tout juste six mois. Et tu te souviens d’Eduardo ? — Évidemment ! Waouh, tu n’as pas chômé, dis donc ! » Pendant qu’elle imite le geste de son amie pour caresser la petite du bout des doigts, Bruno apparaît à ses côtés, l’autre fillette bien accrochée à son cou. Maria fait signe à son fils de s’approcher : « Voici Michaël, six ans. Et ici, on a la petite Jenny qui aura bientôt trois ans. » Elle ébouriffe la chevelure déjà en pagaille de la petite, qui a le visage enfoui dans le cou de son oncle, visiblement gênée d’être présentée à une inconnue. Jennifer lance un drôle de regard à Maria : « Ta fille s’appelle Jenny ? — C’est une idée d’Eduardo, explique-t-elle. Après tout, c’est un peu grâce à toi si on est ensemble, lui et moi. — Waouh. Ben ça… j’avoue que je ne m’y attendais pas. »

Son regard va de la mère à l’enfant, pendant que Bruno tente de faire des présentations plus officielles entre les deux homonymes : « Tu sais, la dame, elle s’appelle presque comme toi : Jennifer, mais il arrive que les gens l’appellent Jenny, aussi. » Il balance son corps pour que l’enfant regarde dans la direction de l’invitée, mais ni l’une ni l’autre ne bouge. Elles s’observent en silence lorsque Bruno ajoute, sur un ton moqueur : « On a prié pour qu’elle n’hérite pas de ton sale caractère… » Sa réplique fait rire tout le monde, même Jennifer qui se penche vers l’enfant : « Salut. Tu sais que t’es très jolie, toi ? » L’enfant se redresse dans les bras de son oncle, lâche son cou d’une main pour glisser ses doigts dans les cheveux de la jeune femme : « Est-ce que t’es une princesse ? — Moi ? Euh… je ne pense pas, non. Pourquoi ? — Parce que les princesses, elles ont des cheveux comme toi. — Blonds, explique Maria. Mini-Jenny a un petit penchant pour Cendrillon et comme les cheveux blonds ne sont pas monnaie courante dans ce coin de pays… — Ah ! Je vois, dit Jennifer en souriant. Eh bien, je ne suis pas une princesse, mais je suis sûre que toi, tu en ferais une bien plus jolie que moi. » L’enfant se cale timidement contre son oncle, provocant quelques rires chez les adultes. Jennifer se tourne ensuite vers le jeune garçon avec un air surpris : « Et toi, t’es drôlement grand, dis donc ! Et tu as les yeux… de maman. — Un vrai petit Verteuil, celui-là, ça ne fait aucun doute ! » confirme la mère en continuant de caresser la chevelure de son fils. Jennifer ne peut nier que le garçon ressemble non seulement à Maria, mais aussi à son oncle : traits fins, chevelure chocolatée, presque noire, à peine bouclée, contrairement à ses jeunes sœurs. Et ces yeux, dont la couleur est particulière, entre le vert et le gris. Un regard pour lequel elle avait craqué en moins de trois minutes, huit ans auparavant. La mère invite son fils à saluer l’invitée de la maison, mais il n’en faut pas davantage pour que le garçon se serre plus étroitement contre elle, gêné à l’idée d’approcher une inconnue. Elle se moque gentiment de ses enfants avant de récupérer sa fille dans ses bras : « Si seulement cette timidité pouvait durer un peu ! T’inquiète : dans dix minutes, ils vont se mettre à crier et à courir partout. — Elle exagère ! Ils sont sages ! Hein, mini-Jenny, que t’es sage ? questionne Bruno en faisant mine de pincer son nez. — Super sage ! » réplique-t-elle en souriant à pleines dents. Maria repose sa fille sur le sol en reprenant un ton sérieux : « Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai un tas de trucs à faire avant que la tribu n’arrive. Bruno t’a dit que tout le monde venait dîner, ce soir ? » Jennifer hoche la tête avec un sourire forcé et la jeune maman reprend sur un ton léger : « Tu vas rencontrer la future Mme de Verteuil. On ne pensait jamais que ce jour arriverait ! Ni qu’il prendrait une femme encore plus jeune ! » Elle ébouriffe les cheveux de son frère en riant, mais il repousse son geste avec un visage contrarié : « Emma n’est pas si jeune ! — Elle a près de dix ans de moins que toi ! se défend Maria. — Ah non, vous n’allez pas recommencer avec ça ! » se plaint Eduardo en berçant l’enfant qui chigne dans ses bras.

Tout en écoutant distraitement la fausse dispute familiale qui se joue à ses côtés, Jennifer repose son attention sur la fillette qui porte son nom. Au lieu de s’éclipser au salon avec son frère, elle se rapproche et l’observe à son tour, cachée derrière la jambe de son oncle. Jennifer lui sourit, et cela suffit pour décider la petite à s’avancer et à lui tendre les bras. Étonnée, l’invitée la prend contre elle et la cale sur sa hanche gauche avant de relever un visage fier vers Maria : « Je crois qu’elle m’a adoptée. — Ne sois pas si fière ! Dans dix minutes, elle ne te lâchera plus ! » Mini-Jenny fait mine de caresser les cheveux de la jeune femme, entortille maladroitement une mèche autour de ses doigts, puis la lui accroche derrière l’oreille : « T’es pareille qu’une princesse », répète-t-elle. Maria éclate de rire : « Une princesse, voyez-vous ça ! Tu ne peux pas dire que ma fille ne t’accueille pas en grand ! Allez, la menuda2, laisse Jennifer tranquille. — Ça va », rassure la jeune femme en retenant l’enfant contre elle. Comme s’il ne l’avait pas entendue, Bruno récupère la petite et la dépose à terre, lui demande d’aller jouer avec son frère dans le séjour. Quand il se redresse, Jennifer le toise du regard, visiblement agacée qu’il se soit interposé de la sorte. « Le voyage a été long, explique-t-il pour justifier son geste. Je me disais que tu aimerais sûrement te reposer un peu avant que le reste de la famille arrive. Prendre une douche, te changer… — Oh. Bien… » Elle hésite. Maintenant qu’elle est là, entourée de Maria et des siens, elle ne ressent plus ni fatigue ni angoisse. L’adrénaline a repris le dessus et elle doit admettre qu’elle est heureuse de revoir son amie. Bruno récupère sa valise et lui fait signe de le suivre. Maria lui envoie un clin d’œil complice et lorsqu’elle passe à ses côtés, chuchote : « Reviens vite ! On a un tas de choses à se raconter, toi et moi ! » Elle grimpe les escaliers avec plus de légèreté, déterminée à prendre sa douche et changer de vêtements le plus vite possible. Elle pourra ainsi redescendre pour aider son amie à préparer le repas et elles profiteront de ce moment pour discuter avant que les autres n’arrivent. À l’étage, Bruno ouvre la porte de la chambre du fond et y dépose la petite valise. La pièce, qu’elle reconnaît sans mal, donne sur le devant de la maison et offre un magnifique panorama sur la mer. Attirée par la vue, elle se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la terrasse extérieure et ouvre la porte-fenêtre. Instantanément, la chaleur s’infiltre dans l’air tempéré de la maison, mais Jennifer l’ignore et sort pour aller s’accouder sur la rambarde. Elle ne sait pas si c’est la fatigue du voyage ou l’émotion de revenir ici, dans ce passé qu’elle avait cru enterré à tout jamais, mais elle ne parvient pas à croire qu’elle se tient vraiment au même endroit qu’il y a huit ans. « C’est tellement étrange de te voir ici, admet Bruno, resté derrière elle. — Oui. Pour moi aussi », chuchote-t-elle. La chaleur est si intense que Jennifer revient très vite dans la chambre et soupire d’aise en retrouvant la fraîcheur de la pièce. Elle referme la baie vitrée et récupère sa valise qu’elle pose sur le lit. « Tu as… des serviettes dans la salle de bain et… — C’est bon, Bruno, je connais la maison, l’interrompt-elle en retrouvant un ton ferme. — Oui. Évidemment. Et si tu as besoin de quelque chose… — Je me débrouillerai, ne t’inquiète pas. » D’un geste impatient, elle lui fait signe de quitter la pièce. Il recule jusqu’à la sortie et disparaît, non sans se sentir un peu surpris de se faire mettre à la porte dans sa propre maison. Enfin seule, Jennifer cesse de s’occuper les mains et s’installe sur le rebord du lit pour reprendre

ses esprits. Un tas d’images tournoient dans sa tête, le présent et le passé s’entremêlent. Chaque recoin de cette maison regorge de souvenirs et cette chambre n’y fait pas exception. Et cette complicité avec Maria qui est revenue si vite, même au bout de huit ans d’absence… sans parler de cette petite fille qui porte son prénom ! Comment rester de glace devant ce visage d’ange ? Dans un soupir interminable, elle s’efforce de chasser l’émotion qui la gagne. Si les choses ont été simples avec Maria, il n’en sera pas de même avec le reste de la famille Verteuil. Hors de question qu’elle montre le moindre signe de faiblesse devant Éléonore, et encore moins devant la future épouse de Bruno. Elle ne passera pas pour l’ex-femme aigrie que l’on remplace par une plus jeune. Après tout, elle est heureuse et fière de sa vie. Elle ne regrette absolument pas son départ d’Esclanyà et elle compte bien le leur prouver ce soir. * * * Il est près de cinq heures lorsque Jennifer sort de sa chambre et s’arrête un moment devant la glace qui orne le fond du couloir. Quelques mèches de ses cheveux sont retenues sur le côté par de petites pinces dorées et elle a opté pour une robe d’été toute simple, bleue et blanche, qui met ses formes en valeur. « Très jolie », constate Bruno qui sort au même moment de sa propre chambre. Comme si elle venait d’être prise en flagrant délit, elle sursaute et se tourne pour lui jeter un regard sombre, persuadée qu’il se moque d’elle. Pourtant, Bruno sourit en balayant son corps des yeux, observant sa tenue plus en détails. Il insiste avec un air satisfait : « Vraiment très jolie. » Il croise le regard surpris de la jeune femme : « T’es sérieux, là ? — Comme si tu en doutais ! Et d’ailleurs, pourquoi je mentirais ? » Elle hausse les épaules. « En général, il est de coutume de rabaisser son ex pour que la nouvelle flamme se sente en position dominante. » Bruno ne retient pas son rire, mais il secoue la tête avant de s’exclamer : « Quelle drôle d’idée ! Emma et toi n’êtes absolument pas en compétition ! — Je suis ravie de l’entendre. » Il se positionne devant elle et affiche un sourire moqueur : « Dois-je comprendre que c’est la raison pour laquelle tu es aussi jolie ? — Oh, mais je n’ai rien fait de très extravagant : j’ai juste mis une robe ! T’aurais préféré que je m’habille comme toi ? » Délaissant son traditionnel pantalon classique d’homme d’affaires, Bruno a opté pour des vêtements plus confortables : des jeans et un t-shirt blanc tout simple. Ses cheveux sont encore humides et il y passe constamment les doigts, comme s’il espérait que cela les fasse sécher plus rapidement. Sur un ton plus sérieux, il la questionne en abaissant la voix : « Serais-tu nerveuse ? — Pourquoi ? Parce que je vais rencontrer ta future épouse ? Laisse-moi rire ! » Il sourit sans chercher à la contredire, mais tout en croisant les bras devant lui, il profite de ce moment d’intimité pour lui faire part de ses impressions : « C’est possible, après tout. Ça doit te faire bizarre d’être ici, de revoir ma sœur et… mes parents. » Le sourire ironique de Jennifer disparaît instantanément et elle secoue la tête : « Je ne suis pas nerveuse. J’aurais juste préféré qu’on évite le repas familial. Enfin… tant pis. C’est toi qui prends tous les risques, au fond. — Les risques ? Quels risques ?

— Je n’ai toujours pas signé les papiers du divorce, tu te souviens ? Alors si ta petite fiancée me fait une scène ou que ta mère me cherche… — Oh, du calme ! C’est Emma qui a organisé ce repas, tu te rappelles ? — Oui, et je me doute très bien pourquoi. » Il fronce les sourcils et s’adosse contre le mur en la fixant avec un regard inquisiteur : « Vas-y, dis-moi. Je suis curieux d’entendre ta théorie. — Bruno, décidément, tu ne comprendras jamais rien aux femmes ! Tout ça, c’est une mise en scène, qu’est-ce que tu crois ? Ta petite Emma veut simplement me montrer à quel point vous formez une famille unie. C’est un peu infantile, surtout que je déteste ce genre de soirée, mais bon… puisqu’elle y tient… — Emma n’est absolument pas comme ça ! Elle voulait vraiment faire quelque chose pour souligner ton arrivé. — Bien sûr, raille-t-elle. On peut en reparler plus tard, si tu veux. — Emma n’a pas une once de mesquinerie ! Toutes les femmes ne sont pas comme toi ! — Oh ! Chéri ! Quel beau compliment ! siffle-t-elle. J’ai peine à croire que tu es encore naïf après toutes ces années… Enfin, si ça te plaît d’y croire… » Elle renvoie prestement ses cheveux derrière ses épaules avant d’ajouter, un peu sèchement : « En tout cas, si ça tourne mal, ne viens pas dire que je ne t’ai pas averti. » Elle tourne les talons pour descendre les escaliers, tandis que Bruno reste là, un peu choqué par ces paroles. Il ne doute absolument pas des motivations d’Emma, mais il commence à craindre les conséquences de ce repas de famille. S’il y a une chose qu’il a appris sur Jennifer, c’est qu’elle ne menace jamais sans raison. Et si tout ça n’était qu’un moyen de se venger du repas auquel il a assisté chez sa mère ? Peut-être aurait-il dû y songer avant d’accepter l’offre d’Emma. Replaçant ses cheveux humides avec ses doigts, il se dit qu’il a intérêt à rester vigilant, ce soir. Hors de question qu’il ait parcouru tout ce chemin pour que ce divorce lui glisse entre les doigts !

Chapitre 8 La petite Jenny ouvre d’énormes yeux emplis de surprise lorsque Jennifer apparaît à la cuisine. Elle se met à tournoyer autour de la jeune femme : « Waouh ! T’es comme une princesse ! — Décidément ! rigole Maria. Tes cheveux lui font tout un effet ! » Sans attendre, la fillette disparaît au pas de course pendant que Jenny, un peu étourdie par cet accueil, s’installe au comptoir : « Besoin d’un coup de main ? — Tout est prêt. La paella est au four, le dessert a été fait hier. Vraiment, j’assure comme un chef ! Et toi ? T’as pu te reposer un peu ? — Pas vraiment. C’est sûrement l’adrénaline. Revenir ici, te revoir et tout… — Oui ! Ça doit te faire tout un choc ! — Ne m’en parle pas ! Quand je pense que je l’ai laissé me convaincre de revenir ici ! » Elles rigolent sans se soucier des cris d’enfants qui résonnent dans l’autre pièce. Maria lui propose un verre de rosé qu’elle accepte avec un large sourire. Elles trinquent à leurs retrouvailles quand la petite Jenny revient avec un tas d’objets entre les bras : « Pour toi. — La menuda, pourquoi tu ne vas pas jouer avec ton frère ? — C’est pour les princesses ! » se défend la petite. Jennifer récupère les objets qu’elle dépose sur le comptoir : une petite couronne en plastique sertie de faux diamants, des rubans roses et du faux maquillage font partie du lot. La petite s’avance et lui tend les bras pour grimper sur la jeune femme, et se retrouve bientôt sur ses genoux à bouger dans tous les sens pour poser la couronne sur la tête de Jennifer. Le jouet est beaucoup trop petit, mais elle se laisse faire avec complaisance sans rechigner. « Les cheveux comme toi, c’est beau, dit la petite. — T’aimerais ressembler à une princesse, toi aussi ? — Oh, oui ! » Aussitôt, elle fait signe à la petite fille de se retourner et, à l’aide de ses doigts, elle se met à la coiffer délicatement pour faire de petites tresses de chaque côté de la tête. À l’aide des rubans roses, elle les attache derrière et agrémente le tout de la couronne en plastique, puis fait mine de maquiller l’enfant. Elle termine en retirant ses propres pinces pour les accrocher dans la chevelure de la petite. « Jen, t’es pas obligée de lui donner tes trucs ! — Regarde comme ça lui va bien. Elle est belle comme tout, cette petite ! » Bruno entre à ce moment dans la cuisine. Il n’est pas seul : une jolie brune l’accompagne, mais au lieu de la présenter, il se penche vers la petite Jenny et sourit : « Dis donc, tu fais une très jolie princesse, comme ça. — C’est Jennifouer ! — Jennifer, la reprend sa mère. — Jennifouer », répète l’enfant tant bien que mal. La principale intéressée replace ses cheveux derrière ses oreilles, consciente que, sans les pinces, sa coiffure a dû être légèrement modifiée, puis elle tend une main amicale en direction de la brune : « Emma, je présume ? — Oui. Pardon, je ne voulais pas vous interrompre. »

Elle s’approche de Jennifer, récupère sa main en souriant. Elles se dévisagent un moment. La future Mme de Verteuil est la première à prendre la parole : « Vous êtes… très belle. — Je crois qu’on peut se tutoyer. Je ne pense pas être si vieille ! — Oh ! Non ! Je ne voulais pas… c’est juste que… — Du calme ! la reprend-elle en riant. C’était juste pour détendre l’atmosphère. — Oh. D’accord. Je… pardon. » Emma sourit, le visage empourpré, prise au dépourvue par la facilité avec laquelle Jennifer établit la conversation. Elle envoie un regard en direction de Bruno, semble attendre une aide de sa part, mais il passe un bras derrière son dos pour tout soutien. « Eh bien, tu es très belle, toi aussi, ajoute Jennifer. Au fond, j’ai toujours su qu’il préférait les brunes ! » Elle lance un clin d’œil complice en direction de son époux, qui lève les yeux au ciel en faisant mine de grimacer. En réalité, il est soulagé de voir que Jennifer tourne la conversation à la plaisanterie. La future Mme de Verteuil s’approche d’un pas, puis cherche ses mots avant de reprendre la parole : « Merci d’avoir accepté de venir jusqu’ici. Je te suis… très reconnaissante. » L’émotion qui traverse la voix d’Emma rend Jennifer mal à l’aise. « Ne me remercie pas, tu veux ? Attend plutôt d’être mariée avec cet imbécile ! Si ça se trouve, on se reverra dans deux ans pour médire sur son compte ! Les ex ont toujours un tas de points en commun… » Maria lâche un rire éclatant qui envahit la pièce, alors que Bruno la fusille du regard. Pour sa part, Emma tourne la tête vers son fiancé, perplexe. Devant la réaction du couple, Jennifer reprend en exagérant le ton de sa voix : « Mais je blague ! — Oh… pardon. — Et arrête de t’excuser. C’est pas parce que tu fais la même erreur que moi qu’on ne peut pas s’entendre, toutes les deux. Pas vrai, Maria ? — Tout à fait d’accord, dit cette dernière en étouffant son rire et en levant son verre. — Après tout, on a probablement les mêmes défauts ! » reprend Jennifer en tirant la langue du côté de Bruno. Pour la première fois dans le lot d’imbécilités qu’elle lui lance à la tête, il sourit et fait mine de réagir : « Quoi ? C’est moi, le défaut ? — Évidemment ! Un macho qui habite dans un bled pourri ! Il faut croire qu’il y en a à qui ça plaît ! » Bruno ramène prestement sa fiancée contre lui et rit doucement contre sa tête : « Oui. Et heureusement, d’ailleurs ! » Alors que la petite tournoie autour d’eux, Jennifer se rassoit et trinque avec Maria, qui lui lance un clin d’œil complice. Elle boit une bonne rasade de son verre de rosé en espérant que le pire soit passé. Elle constate que c’est le cas lorsque le rire d’Emma résonne dans la pièce : « Tu avais raison. Elle est vraiment charmante. » Charmante ? Jennifer avale sa gorgée de travers et lance un regard étonné en direction de Bruno. Est-ce une blague, ou a-t-il vraiment parlé d’elle en ces termes ? Vu le nombre de disputes qu’ils ont eues depuis son irruption dans son appartement à Montréal, elle a du mal à comprendre comment il a pu la qualifier de « charmante »… « Papi ! »

Le cri du jeune Michaël interrompt leur conversation. Les exclamations et les rires qui leur parviennent de l’entrée annoncent l’arrivée des parents. Jennifer se contracte sur son siège, anxieuse à l’idée de revoir François, mais surtout Éléonore de Verteuil. Une gorgée de vin plus tard, les nouveaux venus les rejoignent et la cuisinière de la soirée se rue sur eux : « Enfin ! On vous attendait ! — Tu connais ton père : il voulait absolument aller jeter un œil aux vignes. Et quand il s’y met… — Ce n’est quand même pas de ma faute, se défend son époux. D’ailleurs, fils, il faudra vérifier l’irrigation de la partie arrière, il y a deux ou trois vignes qui jaunissent. — J’irai jeter un œil demain matin », promet Bruno. Il y a un silence, puis Jenny se décide enfin à pivoter sur sa chaise pour faire face aux parents de Bruno et Maria. Elle n’a même pas le temps de descendre de son banc que son beau-père s’avance vers elle en souriant : « Si c’est pas la petita rossa de la famille ! » Une étreinte et un rire plus tard, Jennifer reprend sa place sur son banc et chuchote, en passant d’un ton amical à plus de froideur : « Bonsoir, François. Éléonore. — Bonsoir, Jennifer. » La jeune femme fait mine de ne pas remarquer le ton glacial de sa belle-mère, mais n’a-t-elle pas délibérément choisi de ne pas l’embrasser, elle aussi ? Pour éviter d’avoir à soutenir son regard trop longtemps, elle se met à discuter avec François, qui la bombarde de questions sur sa vie et son travail à Montréal, mais la voix de Maria résonne et leur demande de se mettre à table. Emma s’empresse de poser les couverts en place, et la petite est la première à crier : « Je suis à côté de la princesse ! — Mais c’est toi la princesse maintenant, la contredit Jennifer. — C’est nous deux ! Toi et moi ! » Elle grimpe avec difficulté sur la chaise et tapote celle à sa gauche. Eduardo, qui revient avec le bébé entre les bras, a un petit rire en apercevant la scène : « C’est fini pour toi, elle va te coller aux fesses pour le reste de la soirée. — Mais ça ne me gêne pas ! » C’est même tout le contraire. Jennifer voit dans sa proximité avec l’enfant le prétexte parfait pour ne pas discuter avec les autres convives durant le repas. Son stratagème fonctionne pendant l’entrée, surtout que François tient mordicus à parler des vignes avec son fils. Cependant, dès que la paella est servie, Éléonore profite du silence de son époux pour s’adresser directement à sa belle-fille : « Alors, Jennifer, il paraît que les choses vont plutôt bien pour toi, à Montréal ? — Ça va, oui, merci. » Abandonnant la discussion, elle se penche vers mini-Jenny, qui repousse une crevette sur le bord de son assiette : « Jennifouer, ça, c’est pas bon ! — Mais si, c’est bon, il faut juste enlever les yeux. » D’un geste habile, elle décortique le crustacé et tend la chair à l’enfant, qui l’engloutit à toute vitesse. « Encore ! » La petite ne cesse plus de lui sourire et lui tend toutes ses crevettes. Au bout de la troisième, c’est Michaël, assis en face de Jennifer, qui lui demande de l’aide. Heureuse de s’occuper des enfants au lieu de participer à la conversation des adultes, la jeune femme se fait rapidement de nouveaux amis. « Dis donc, t’es douée avec les enfants, constate Maria. — Je me débrouille, en effet.

— Qu’est-ce que tu attends pour en faire ? » Avec un vague haussement d’épaules, elle répond : « Je suis probablement plus douée avec ceux des autres. » La petite voix d’Emma intervient dans la discussion : « Bruno nous a dit que tu avais quelqu’un, là-bas ? Un petit ami. » Certes, Jennifer s’attendait à ce que la future Mme de Verteuil lui pose cette question, mais jamais elle ne s’était imaginé qu’elle viendrait avec une intonation aussi douce, presque amicale. Cette gentillesse déstabilise la jeune femme. Elle aurait largement préféré une attaque directe, ne serait-ce que pour prouver à Bruno à quel point il a tort sur sa protégée. Elle prend donc un temps considérable avant de répondre, en cherchant le ton juste, ni trop froid, ni trop amical : « Bien… oui. J’ai quelqu’un, en effet. — Et alors ? Qu’est-ce que t’attends pour lui mettre le grappin dessus et lui faire un tas de marmots ? s’enquiert aussitôt Maria. Je ne te connaissais pas aussi patiente ! » Jennifer éclate de rire : « Mais sois donc plus discrète, t’imagines si mon mari t’entendait ? » Maria rit à son tour, posant une main devant sa bouche pour éviter de recracher sa dernière bouchée. Hormis Eduardo qui partage leur rire, tous les regards se posent sur eux alors qu’ils tentent de retenir leurs éclats de voix. « C’est vrai, quelle andouille je fais ! Promis, je ne lui en parlerai pas ! ajoute Maria en retrouvant difficilement son calme. — Je trouve cette plaisanterie de très mauvais goût, intervient Éléonore. Vous pourriez au moins avoir l’obligeance de songer à Emma ! — Maman ! Que Bruno soit marié avec Jen n’est pas un secret d’État ! Ça fait un bail, cette histoire, on peut bien en rire un peu… » La mère et la fille s’échangent un regard soutenu, puis Maria finit par soupirer lourdement, acceptant implicitement de se taire pour obéir à sa mère. Tenant à reprendre le contrôle de la conversation, Éléonore revient au sujet initial, sur un ton qui n’incite aucunement à la plaisanterie : « Comptes-tu épouser ce garçon après ton divorce ? Comment s’appelle-t-il, déjà ? — Il s’appelle Maxime, et même si je considère que ça ne vous regarde pas : non, je ne compte pas l’épouser. » Malgré elle, Jennifer cherche un appui dans les yeux de Bruno. Elle voudrait bien le mettre en garde contre toute réaction déplacée de la part de sa mère. N’entend-il pas le ton hautain dont elle use envers elle ? « Pas de mariage ? Et pourquoi pas ? Serait-il déjà marié ? ironise Éléonore. — Maman, Jennifer a le droit de ne pas vouloir se remarier, intervient son fils. — Mais laisse-la répondre ! Tu ne vois pas que j’essaie de faire la conversation ? — Non, Max n’est pas marié, mais ce n’est pas dans mes projets, c’est tout », s’empresse de rétorquer l’interpellée pour clore le sujet. Comme la discussion ne reprend pas, Jennifer comprend qu’ils espèrent davantage de précisions et elle ajoute, quoiqu’agacée de devoir parler de sa vie privée devant eux : « Max et moi sommes très bien comme nous sommes. Nous avons chacun des emplois très prenants et la question ne s’est pas vraiment posée… — Qu’est-ce qu’il fait, comme travail ? demande Emma avec sa petite voix. — Il est médecin généraliste. Il a une petite clinique privée dans l’ouest de Montréal. — Un médecin ! Waouh ! Et comment tu l’as rencontré ? l’interroge Maria en cessant de manger, la fourchette encore à mi-chemin entre le plat et ses lèvres. Ne me dis pas que t’as eu un accident et qu’il t’a sauvé la vie ou un truc du genre ?

— Euh… non. C’était dans une exposition au musée d’art contemporain. Son ex présentait des toiles et mon entreprise finançait l’événement. Rien de très romantique. » Ayant dit cela, Jennifer s’empresse de baisser les yeux sur son plat et de se remettre à manger. Huit ans qu’elle est partie et personne ne s’est soucié de son existence. Pourquoi tiennent-ils à tout savoir aujourd’hui ? « Mais… est-ce que tu ne souhaites pas avoir d’enfants ? » demande Emma. La jeune femme cligne des yeux, visiblement incrédule que ce puisse être le cas, mais Éléonore répond, avant même que Jennifer n’ait pu ouvrir la bouche : « Jennifer est chef d’entreprise : elle a d’autres considérations plus importantes que la famille. — Je ne pense pas que vous soyez en mesure de répondre à ma place, siffle Jennifer en lui jetant un regard noir. — Mais n’est-ce pas ce que tu as dit à mon fils, il y a huit ans ? Que ta carrière valait mieux que cette vie qu’il t’offrait ? — Maman, gronde Bruno en déposant ses couverts avec bruit, comme s’il souhaitait attirer l’attention sur lui. Cette histoire ne te regarde pas. » Jennifer se tait et récupère son verre, boit une bonne lampée en espérant que la discussion prenne fin d’elle-même, mais la voix d’Éléonore résonne à nouveau : « En tout cas, j’espère que la prochaine fois, ton mariage durera plus que deux mois. » La rage revient comme une vague dans son ventre et lui remonte dans le fond de la gorge. Elle n’entend même pas la voix de Bruno qui tente de s’interposer. Elle siffle : « Dois-je vous rappeler que nous ne sommes pas encore divorcés, lui et moi ? Quand j’y songe, je me dis que je rendrais peut-être service à Emma en faisant traîner les choses… — Jen, calme-toi », chuchote Bruno. Éléonore réagit vivement, sursaute sur sa chaise, et son corps se raidit contre le rebord de la table : « Comment oses-tu nous menacer de la sorte alors que toute ma famille t’a accueillie à bras ouverts dans cette maison ? Le mariage est quelque chose de sacré dans ce pays, jeune fille ! » Jenny jette sa serviette sur la table et prend une longue respiration avant de se lever. Elle parle à voix basse, plus calmement qu’elle ne l’aurait cru possible, surtout parce qu’elle craint d’effrayer les enfants : « D’abord, Éléonore, vous avez raison sur une chose : toute cette famille m’a accueillie à bras ouverts il y a huit ans. À une exception près : vous. Je n’étais pas celle que vous espériez pour votre fils, soit ! Je n’étais pas assez douce, pas assez soumise à votre goût, passe encore ! Vous auriez préféré cette Elena ou n’importe qui de la région plutôt que moi. Oui, aujourd’hui, je le sais. Vous me l’avez bien fait comprendre. Réjouissez-vous donc : vous avez exactement ce que vous vouliez ! Nous allons divorcer et Bruno va se remarier avec quelqu’un du coin. Bien, je crois qu’on va en rester là pour ce soir. » Alors qu’elle s’éloigne et tente de regagner l’escalier, la voix de Bruno l’arrête : « Jen, attends, s’il te plaît. » Il recule sa chaise et pose un regard trouble sur elle : « C’est à ma mère que tu as parlé, il y a huit ans ? Au téléphone ? — Bruno, laisse tomber. — Je veux savoir. » Comme elle ne répond pas, il tourne la tête de l’autre côté de la table et se penche vers sa mère : « Jennifer a-t-elle téléphoné, il y a huit ans ? — Eh bien… je ne sais pas. C’est possible. Tu sais, c’est loin, tout ça… » Jennifer détourne les yeux et espère que la réponse d’Éléonore suffira à calmer son fils, mais il

n’en est rien. Un coup de poing brusque sur la table fait sursauter tout le monde, et il rugit en se levant à son tour : « Ne t’avise surtout pas de me mentir ou je te chasse de cette maison ! » Le silence s’installe, mais très vite le bébé se met à pleurnicher. Maria quitte la table, le sort de son siège pour le prendre dans ses bras et le bercer. Debout, à trois pas de la sortie, Jennifer rage de l’intérieur. Pourquoi faut-il qu’elle ait perdu contenance devant Éléonore ? Soudain, elle se maudit d’avoir accepté ce fichu repas en famille. Elle aurait mieux fait de rester à Montréal ! Malgré les pleurs de l’enfant qui résonnent dans la pièce, Bruno finit par reposer les yeux sur sa mère : « Dehors. Je ne veux pas d’une famille qui me ment. — Essaie de comprendre mon point de vue, plaide Éléonore en levant un bras en direction de sa belle-fille. Je ne pouvais pas la laisser revenir ! Pas après tout ce qu’elle t’avait fait ! — Ça ne te regardait pas, siffle-t-il en retenant son éclat de voix. — Mais qu’est-ce qu’elle aurait pu te dire, de toute façon ? Qu’elle était désolée ? Et alors ? Ça ne pouvait pas marcher entre vous ! Tout le monde le savait ! Tu t’es laissé embobiner par cette… fille. Et tu as vite compris ton erreur… » Jennifer recule d’un pas, secouée par les paroles de son ancienne belle-mère, mais parvient à conserver un visage impassible. Au milieu des répliques acerbes qui lui viennent à l’esprit, un pressentiment surgit : Dégage de là. Ses pieds reprennent leur marche, mais elle n’a pas fait trois pas que la voix d’Éléonore l’apostrophe de nouveau : « Pas si vite, Jennifer ! Maintenant que tu as semé la discorde autour de cette table, fais-nous le plaisir de nous dire pourquoi tu as téléphoné à mon fils après ton départ. Dis-nous donc ce qu’il y avait de si important. » Ses pas hésitent, mais sa colère est si vive qu’elle fait volte-face pour pouvoir ancrer son regard dans celui d’Éléonore lorsqu’elle reprend : « J’étais enceinte, voilà pourquoi je tenais à parler à Bruno. Oh, mais ne vous inquiétez pas : je m’en suis débarrassée. J’ai très bien compris ce que vous m’avez dit ce jour-là. La preuve que je ne suis pas complètement bête ! » L’information fait l’effet d’une bombe autour de la table et Jennifer se mord la lèvre inférieure lorsqu’elle comprend ce qu’elle vient de faire. Elle tourne aussitôt les yeux en direction de Bruno qui affiche un visage pétrifié. Soudain, elle ressent une terrible envie de lui demander pardon de s’être laissée emporter de la sorte, mais devant tous ces regards braqués dans sa direction, une seule réaction lui paraît saine : fuir. Merde ! Elle s’était promis de ne pas se positionner en victime ni de montrer la moindre marque de faiblesse devant sa belle-mère. Tant pis ! Le mal est fait. Sans plus attendre, elle tourne les talons et traverse le couloir à toute vitesse, monte les escaliers et s’enferme dans sa chambre pendant que des cris se font entendre au premier. Elle n’a pas terminé de prendre la plus longue respiration de sa vie que la porte s’ouvre à nouveau. Jenny sursaute et hurle pour chasser Bruno hors de sa chambre avant qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit : « Je ne veux pas en parler ! — Est-ce que c’est vrai ? » l’interroge-t-il. Le visage de Jennifer blêmit devant la question et son corps se fige pendant une seconde. Le salaud ! Comment ose-t-il lui poser la question ? Ses yeux lui piquent et elle craint de ne pas pouvoir retenir ses larmes. Autant laisser la rage parler : elle bondit sur ses pieds et marche vers lui, s’élance pour le frapper et le jeter hors de la chambre, mais il retient son geste sans aucune difficulté, profite de cette proximité pour la dévisager. Consciente de ne pas être rationnelle, elle se détourne en essayant de reprendre possession de son bras.

« C’est faux, t’es content ? finit-elle par lâcher. Maintenant laisse-moi tranquille ! » Les doigts de Bruno la relâchent, mais son regard, lui, ne la quitte plus. Incapable de supporter ces yeux qui essaient de la transpercer, elle lui tourne le dos et cherche à atteindre la baie vitrée pour sortir de la pièce. La vue embrouillée par les larmes, elle lutte contre la poignée pour ouvrir la porte coulissante qui mène à la terrasse. « Oh, mon Dieu… c’est donc vrai… » La voix de Bruno, même si elle n’est qu’un murmure, lui parvient sans mal. Elle n’a pas le temps de sortir qu’il est déjà dans son dos et pose une main sur son épaule, cherche à la serrer contre lui. Elle le repousse dans un geste brusque, comme un animal que l’on tente de retenir, puis parvient à sortir sur la terrasse, dans l’ombre. Elle se retourne dans un geste, tend un bras devant elle pour empêcher Bruno de la rejoindre et siffle, d’une voix tremblante : « Tu vas t’en aller, oui ? » Merde ! Elle ne va pas se mettre à chialer devant cet imbécile ! Bruno avance d’un pas, mais sans chercher à se rapprocher outre mesure, se plante devant elle avec un visage défait. Le voici incapable de décider s’il ressent de la tristesse ou de la colère, partagé entre le désir de rester là, avec elle, ou de retourner en bas pour jeter tout le monde dehors. « Jen, je… je ne pouvais pas savoir, dit-il tout bas. — Va-t’en. S’il te plaît. » C’est une plainte qui franchit ses lèvres, et elle fait mine de scruter ailleurs pour éviter qu’il ne perçoive les premières larmes qui coulent sur ses joues, mais il la fixe si intensément que rien ne lui échappe. Il se sent impuissant. Il voudrait bien comprendre ce qui s’est passé il y a huit ans, mais des voix se font entendre au loin et capturent à nouveau son attention : « Je vais mettre tout le monde dehors… — Non ! dit-elle très vite. C’est moi qui… c’est ma faute, OK ? J’aurais dû me douter que ça tournerait mal… » Elle essuie rapidement son visage avant d’ajouter, sur un ton plus doux : « Rejoins-les. C’est pas grave. » Il s’avance, pose une main sur l’épaule de la jeune femme et insiste fermement : « Laisse-moi gérer ça. » Il quitte la pièce d’un pas décidé en refermant la porte derrière lui. Enfin seule, Jennifer respire à s’en étourdir l’esprit, consciente qu’elle a retenu son souffle trop longtemps. Ses larmes se remettent à couler. Revenant à l’intérieur, elle s’enferme dans la salle de bain pour s’asperger d’eau froide et se maudit un nombre incalculable de fois. Qu’a-t-elle fait ? De tous les scénarios possibles qu’elle s’était imaginés pour chambouler l’existence de Bruno, celui-ci n’en faisait absolument pas partie ! Le faire souffrir, certes, mais elle s’était promis de rester à l’écart des éclats des bombes qu’elle larguerait. Et surtout : de ne jamais reparler de cette histoire ! Au loin, elle entend les cris de Bruno depuis la cuisine : « Je ne tolère pas que l’on me mente, encore moins dans ma propre famille ! » Éléonore tente de faire amende honorable, demande pardon à son fils, lui répète qu’elle ne pouvait pas savoir, mais l’ordre cingle, inflexible : « Dehors ! Je ne veux plus t’entendre ! ». Des mots en catalan fusent, secs comme des insultes, puis Jennifer retourne sur la terrasse et ferme la porte derrière elle. Loin du bruit et des éclats de voix.

Chapitre 9 La chaleur règne à l’extérieur, mais ce n’est pas désagréable, au contraire. Assise sur le sol, Jennifer fixe la faible lueur de l’horizon. Le soleil est couché depuis un moment, pas suffisamment pour que la nuit soit noire, mais assez pour qu’on ait du mal à distinguer le ciel de la mer. Le silence est interrompu par la porte d’entrée qui s’ouvre et se referme, mais Jennifer reste immobile sur la terrasse, priant pour qu’on ne la voie pas. Des voitures s’en vont, celle des parents de Bruno et probablement celle de Maria aussi. Elle observe les petites lumières rouges s’éloigner dans l’allée qui mène à la route principale puis, enfin, le silence retombe sur le domaine de Verteuil. Les pas de Bruno se font entendre et la porte vitrée de la terrasse s’ouvre, faisant sursauter Jennifer. Elle relève la tête vers lui, mais avant qu’elle ne puisse trouver les mots susceptibles de le chasser, il sort une bouteille de scotch : « Un petit remontant ? — Tiens, je croyais que tu ne buvais que du vin ? dit-elle en feignant l’ironie. — Parfois le vin ne suffit pas. » Sa voix est triste et Jennifer ne peut que hocher la tête en guise de réponse. Elle lui fait signe d’approcher, surtout parce qu’elle a très envie de boire un peu de ce scotch. Nul doute que l’alcool finira par lui embrouiller suffisamment la tête pour qu’elle puisse dormir cette nuit. Bruno s’avance sur la terrasse, se laisse tomber à ses côtés et dépose la bouteille ainsi que deux verres sur le sol. Comme il a laissé la porte entrouverte derrière lui, une petite brise climatisée les rafraîchit, ce qui n’est pas désagréable par cette chaleur. Bruno verse une bonne rasade de scotch dans chacun des verres et en tend un vers elle. Leurs regards se croisent et elle sent qu’il attend qu’elle fasse les premiers pas, mais cela lui semble au-delà de ses forces. Elle plonge donc les lèvres dans le breuvage en espérant y avaler une dose de courage et ce n’est qu’une fois que le feu se dissipe dans sa gorge qu’elle chuchote, sans le regarder : « Je suis désolée. — Oui. Moi aussi. » La voix de Bruno tremble légèrement, puis il reprend, un peu sèchement : « Tu comptais me le dire quand, exactement ? — À quoi ça te sert de le savoir, tu peux me le dire ? » Il tourne un visage défait vers elle : « Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que tu ne comptais pas me le dire ? » D’un geste brusque, elle dépose son verre sur le sol où le béton le fait résonner désagréablement : « Mais qu’est-ce que ça change pour toi ? C’est pas comme s’il restait quelque chose à sauver, merde ! — Est-ce que tu réalises ce que tu dis ? As-tu la moindre idée de ce que ça me fait, à moi ? J’apprends que ma femme a subi un avortement parce que ma mère a délibérément omis de me transmettre un message. Pourquoi tu n’as pas rappelé ? Est-ce que cet enfant ne valait pas la peine que tu m’accordes deux coups de téléphone ? » Même si la voix de Bruno reste douce, Jennifer se sent attaquée par ces paroles et elle gronde aussitôt : « Là, je te reconnais bien, sale petit macho de Verteuil ! Tu veux me rendre responsable de tout, maintenant ? Bien ! Si ça te fait plaisir, ne te gêne pas ! — J’essaie juste de comprendre !

— Tu veux comprendre ? Alors demande à ta mère toutes les saletés qu’elle m’a dites quand j’ai téléphoné ! Et tu me demandes pourquoi je n’ai pas rappelé ? Parce que ça m’a pris une semaine à m’en remettre, voilà pourquoi ! » Sa voix résonne dans la nuit et elle se tait subitement, gênée de troubler un silence aussi parfait. Elle reprend son verre, le vide d’un trait et le repose sur le sol en toussotant tellement le goût est fort. Une fois que l’effet atteint son ventre, elle sent une chaleur l’envahir et retrouve doucement son calme. « Écoute, on s’en fout, dit-elle en laissant sa tête retomber contre la fenêtre derrière elle. — Jen, j’ai besoin de savoir. Qu’est-ce qu’elle a dit ? — Elle a dit la vérité : qu’on n’aurait jamais dû se marier, toi et moi, que c’était voué à l’échec, que j’étais trop égoïste pour être une bonne épouse et que… elle m’a parlé d’Elena, m’a dit que tu étais passé à autre chose et qu’il était temps que je fasse pareil. — Passé à autre chose ? Au bout d’un mois ? Et tu l’as crue ? » Jennifer hausse mollement les épaules : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On n’a pas été mariés pendant dix ans, non plus. Ça m’a surpris, c’est sûr, mais t’étais tellement fâché que je parte. T’aurais pu vouloir te venger, t’en prendre à cette pauvre fille, qu’est-ce que j’en sais ? — T’aurais quand même pu rappeler ! La vie d’un enfant était en jeu, bon sang ! — Tu crois que je ne le sais pas, peut-être ? s’emporte-t-elle en frappant le sol de la paume de la main gauche. Mais regarde-toi un peu : t’agis comme si tout était de ma faute ! » Elle récupère la bouteille, se sert un deuxième verre alors qu’il reste là, à la fixer, pétrifié par la colère de son épouse. Une petite gorgée plus tard, elle soupire à nouveau : « Ça n’a plus d’importance. Dis-toi que c’est mieux comme ça. — Mais je rêve ! On dirait ma mère ! — Tu vois ? Pour une fois, on est d’accord, elle et moi ! » Son ton lui déplaît et, à son tour, il récupère son verre et boit pour éviter de s’emporter. Malheureusement, l’alcool n’apaise en rien sa colère et, dès qu’il a avalé sa gorgée de scotch, il siffle : « Si tu tenais tant que ça à te faire avorter, explique-moi pourquoi tu as téléphoné ? Tu croyais peut-être que j’allais te donner ma bénédiction ? Eh bien, non ! Sache-le : je n’aurais jamais permis que tu le fasses ! » Elle a un nouveau haussement d’épaules et repose sa tête contre la fenêtre : « Ouais, ben… c’est pas comme si ça changeait quelque chose, aujourd’hui… » Il ne répond pas, car les paroles de Jennifer le ramènent à la dure réalité : c’est trop tard. Et d’autant plus frustrant ! Il chuchote, atterré : « Si j’avais su… — Ah, non ! Je ne veux pas entendre ça ! En fait, en ce moment, je pense exactement le contraire : il aurait mieux valu que je ferme ma gueule et que tu n’en saches rien ! Et si ça peut te faire plaisir, j’en ai bien bavé à l’époque, mais je m’en suis remise ! Alors, sois gentil : tes reproches, tu te les gardes, OK ? — Mais je ne te fais pas de reproches ! se défend-il dans un sursaut. Je suis triste, est-ce que tu peux comprendre ça ? Tu me mets devant le fait accompli ! Est-ce que je n’avais pas mon mot à dire, moi aussi ? C’est comme si… tu m’avais mis à l’écart de ma propre histoire ! Mais qu’est-ce que tu voudrais que je te dise ? » Elle soupire lourdement : que veut-elle entendre ? Elle n’en sait rien. Depuis le temps, elle s’est imaginé cette scène au moins un millier de fois et maintenant qu’ils y sont, elle ne parvient plus à retrouver la moindre bribe de ces conversations fantasmées. Pourquoi ne peut-il pas simplement

oublier cette information et faire comme si ils n’en avaient jamais parlé ? « Jen, je n’ai pas l’intention de tout te mettre sur le dos, reprend-il avec une voix douce. Je sais que j’ai été bête ! J’aurais dû mettre ce fichu orgueil de côté et te téléphoner. J’y ai pensé, tu sais ! C’est juste que… — Le grand Bruno de Verteuil n’a pas digéré de se faire plaquer par une blondasse, c’est bon, je sais déjà tout ça. » Ils s’échangent un regard triste, puis il esquisse un sourire : « J’espérais que tu retrouves la raison et que tu reviennes. — Je serais revenue si tu ne m’avais pas donné cet idiot d’ultimatum : “maintenant ou jamais”. » Elle souffle avec bruit. Cette discussion est vaine et ne fait que ramener de mauvais souvenirs à sa mémoire. Il avait refusé qu’elle reparte terminer ses études, elle était partie et chacun avait poursuivi sa route. Pourquoi faudrait-il en reparler ? Au bout d’un silence, il reprend, sur un ton plus posé : « Franchement, je ne pensais pas qu’on en reparlerait. Mais avec cette histoire… je ne sais pas. J’ai la sensation qu’un tas de choses m’échappent. Quand je pense que ma mère m’a caché cet appel ! Tu te rends compte ? Les choses auraient pu être tellement différentes… — Différentes, mais pas nécessairement mieux ! Imagine un peu de quoi aurait eu l’air notre séparation avec un enfant ! Moi au Québec, toi en Espagne. — Mais tu serais revenue vivre ici, évidemment ! — Tu n’as toujours rien compris ? Je n’avais pas d’emploi, pas de diplôme, pas d’argent. En restant ici, je devenais plus que ta femme : je dépendais de toi ! » Même s’il tente de le masquer, les paroles de Jennifer attisent la colère de Bruno. Quelle mentalité américaine de vouloir tout ramener à l’argent ! L’amour n’est-il pas plus important que toutes ces considérations matérielles ? Serrant la mâchoire, il cale son verre en espérant que l’alcool finisse par dissiper sa mauvaise humeur, et détourne la tête pour laisser son regard se perdre au loin. « Écoute, oublie tout ça, reprend-elle plus doucement. Tu vas te remarier. Tu pourras lui faire un tas de bébés à celle-là ! » Il ravale ses paroles avant même qu’elles ne sortent de sa bouche, écrase son dos contre la baie vitrée. Dans tous les cas, il est piégé : admettre qu’il aurait voulu que les choses se déroulent différemment pourrait signifier qu’il n’est pas heureux avec Emma, ce qui n’est pas le cas ! Il veut simplement essayer de remettre en place les pièces de cet immense casse-tête qu’il n’est jamais parvenu à résoudre lorsque Jennifer est partie. « Si j’avais su que ça te mettrait dans un tel état, j’aurais essayé d’être plus convaincante quand tu m’as demandé si c’était vrai. — S’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que tu mens très mal. Et que je te connais bien… — Dans tes rêves, oui ! La preuve : tu pensais que j’allais revenir, il y a huit ans ! — Mais tu as téléphoné, lui rappelle-t-il, c’est signe que je n’étais peut-être pas si loin de la vérité, en fin de compte ! » Pendant une fraction de seconde, Bruno a la sensation que le passé s’éclaircit : il n’a jamais compris comment Jennifer avait pu partir et effacer leur histoire sur un coup de tête. Il en avait déduit s’être trompé sur ce qu’elle avait ressenti pour lui. Peut-être avait-elle bluffé ? Si c’était le cas, pourquoi aurait-elle pris la peine de téléphoner ? Elle aurait pu se faire avorter sans jamais tenter de le rejoindre. Soudain, il pose un regard lumineux sur elle : « C’est étrange. Tout d’un coup, j’ai la sensation d’être l’homme qui te connaît le mieux sur cette terre. — Rien que ça ? Quel prétentieux tu fais ! — Possible, en effet, dit-il avec un sourire qui ne masque pas une certaine fierté. Tiens : est-ce que

Maxime arrive à savoir quand tu mens ? » Le corps de Jennifer se raidit, surprise par sa question : comment ose-t-il ramener Maxime dans cette discussion alors qu’il le connaît à peine ? Et comment peut-il affirmer la connaître après toutes ces années, sous prétexte qu’il sait détecter une seule de ses faiblesses ? « Peut-être que je n’ai pas à mentir avec lui ! jette-t-elle pour essayer de le déstabiliser. — Oh ! Bien sûr ! Stratégie numéro un de mademoiselle Élie pour éviter de répondre à la question. Ce qui m’amène à dire que Maxime ne parvient pas à détecter tes petits mensonges. Remarque, cela ne m’étonne pas ; il ne savait même pas que tu étais mariée… — La seule raison pour laquelle je ne lui en ai pas parlé, c’est que ce mariage ne signifie rien pour moi. J’avais oublié jusqu’à ton existence, mon chéri. » Malgré un regard qu’elle souhaite détaché, Jennifer admet que son propos manque de crédibilité et elle se racle rapidement la gorge en cherchant à changer de sujet : « Toi, par contre, tu sembles avoir beaucoup parlé de moi avec Emma… — Évidemment que je lui ai parlé de toi ! Une relation de couple se doit d’être basée sur l’honnêteté ! Emma sait absolument tout ce qu’il y a à savoir sur nous deux. — Oh. Bien sûr », dit-elle en essayant de retenir son sourire. Alerté par le ton qu’elle utilise, il pivote davantage vers elle et fronce les sourcils : « Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? — Mais rien. Je suppose qu’elle connaît l’essentiel, c’est-à-dire, combien nous étions amoureux… et le nombre de fois où on a baisé dans cette maison… » Malgré le faible éclairage qui règne sur la terrasse, Jennifer perçoit le visage de Bruno qui se crispe et s’empresse d’ajouter : « Je pourrais lui donner quelques petits trucs, qu’est-ce que t’en penses ? Mais peut-être qu’elle te griffe déjà, elle aussi… quoiqu’elle me paraît un peu réservée pour ce genre de choses… — Ça suffit ! » Le cri de Bruno explose dans la nuit et la jeune femme se contracte pour éviter de sursauter devant lui. « Si tu veux te venger, fais-le sur moi, mais laisse Emma en dehors de ça, compris ? — Parce que toi, tu peux débarquer dans ma vie et impliquer tout le monde, mais pas moi ? C’est ça que je dois comprendre ? s’écrie-t-elle à son tour. — Je n’ai pas mis notre vie privée sur la place publique et je n’aurais jamais eu l’idée d’en discuter avec Maxime ! — C’est pourtant toi qui as dit qu’Emma savait absolument tout ! » Il serre les dents, tente de reprendre un ton plus doux, mais la contrariété transparaît dans sa voix. « Je lui ai parlé de nous, c’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi je serais allé dans ce genre de détails. Ce qui se passait dans la chambre… — Pas que dans la chambre, le coupe-t-elle avec une pointe d’ironie. — Jen, ça m’a pris huit ans avant de vouloir refaire ma vie avec une autre femme, ne gâche pas ça, tu veux ? » Elle pince les lèvres et repose sa tête contre la baie vitrée, laisse ses yeux errer au loin, là où la nuit masque entièrement la mer. Malgré elle, les mots de Bruno prennent un autre sens dans son esprit, comme si ça lui avait pris huit ans avant de pouvoir l’oublier. « Et puis, ajoute-t-il sur un ton qu’il souhaite léger, si ça peut te faire plaisir, je ne pense pas que tu puisses faire mieux que ce soir, niveau catastrophe. » Elle lui lance un regard noir : « Ne me sous-estime pas, tu veux ? — Oh ! Loin de moi cette idée ! »

Il fait mine de plaisanter, mais cela sonne faux. Au lieu de soutenir son regard, il se replace dos contre la baie vitrée et garde le silence un bon moment avant de murmurer, encore perdu dans ses réflexions : « J’avoue que je m’attendais à ce que tu me fasses un esclandre ou que t’essaies de te venger, mais ça… jamais. Je suis furieux contre ma mère, aussi. Et je vais devoir discuter de la situation avec Emma. Sans parler du fait qu’il faut que j’apprenne à vivre avec l’idée que… que nous aurions pu avoir une autre vie. Un enfant. » Il soupire, autant de tristesse que de colère, tourne enfin les yeux vers Jennifer pour essayer de déceler des sentiments sur ce visage qu’il a tant aimé : ressent-elle encore du chagrin ou des regrets pour cet enfant qui n’existera jamais ? C’est possible, après tout. N’a-t-elle pas pleuré, plus tôt ? N’est-ce pas le signe que cette histoire la fait toujours souffrir ? Et pourquoi ne peuvent-ils pas partager ce genre de confidences, tous les deux ? « Écoute, gronde-t-elle, t’as foutu le bordel dans ma vie, j’ai foutu le bordel dans la tienne, voilà, on est quittes. J’aurais vraiment préféré que tu ne l’apprennes pas, mais comme ça ne changera jamais rien à ce que j’ai fait, est-ce qu’on pourrait juste arrêter d’en parler ? — Si tu veux, finit-il par répondre. — Oui, je le veux. » Elle se verse un léger fond d’alcool et fait un signe d’impatience en sa direction: « Bien, on a assez discuté. Je vais caler ce verre et aller dormir comme une masse. Bonne nuit, Bruno. » Comme il ne bouge pas, elle tente de se relever, mais l’alcool, probablement combiné à la fatigue du voyage, semble avoir alourdi son corps. Elle se retient à la baie vitrée en jurant, tandis que Bruno est déjà à ses côtés et la soutient en posant une main sous son coude pour l’aider à maintenir l’équilibre. « Ça va, siffle-t-elle en chassant mollement son bras. — T’as bien assez bu, toi. » Il la relâche, mais reste derrière elle pendant qu’elle rentre dans sa chambre. Il vérifie qu’elle trouve son lit sans tituber outre mesure, l’observe s’y asseoir en lâchant un long souffle d’épuisement. Devant cette faiblesse qu’elle affiche devant lui, il sourit : « Tu veux que je te borde ? — Très drôle. » Elle le fixe en espérant qu’il sorte de sa chambre, histoire qu’elle puisse enfin se dévêtir et se laisser tomber comme une masse dans ce lit. Bruno ressort sur la terrasse, ramène la bouteille d’alcool et les verres avant d’annoncer : « Je viendrai te réveiller vers dix heures. — OK. — Et je ramène l’alcool en bas. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tu aies une gueule de bois devant le juge de paix. » Elle feint un sourire docile, puis pointe la porte d’un geste impatient : « File, que je me déshabille. » Pour plaisanter, il s’arrête, fait mine d’être intéressé par le spectacle en question. Trop fatiguée pour le chasser de nouveau, Jennifer se tortille sur son lit et cherche à faire passer sa robe par-dessus sa tête. Bruno recule d’un pas, comme s’il venait d’être frappé par la foudre : « Jen, qu’est-ce que tu fais ? — Tu vois bien qu’il faut que je dorme ! Et arrête de m’énerver, merde ! C’est pas comme si tu ne m’avais jamais vue, non plus ! » Son geste est si rapide qu’il a à peine le temps de tourner le dos avant qu’elle ne soit presque nue.

Elle aimerait bien rire de la réaction de son époux, qui lui paraît drôlement prude après ce qu’ils ont vécu ensemble, mais la masse qui la cloue au lit est plus forte. Elle se glisse sous les draps vêtue d’une simple culotte et lance, la bouche pâteuse : « Éteins la lumière, tu veux ? — Euh… OK. Bonne nuit. » Bien qu’il prenne son temps pour quitter la pièce, aucune réponse ne lui parvient. Dort-elle déjà ? Lui, au contraire, sait qu’il aura du mal à trouver le sommeil, cette nuit.

Chapitre 10 Bruno tourne en rond en attendant de devoir réveiller Jennifer. Malgré la fatigue et le décalage horaire, il n’a que peu dormi la nuit dernière. Contrairement à son épouse, l’alcool n’a pas eu raison de sa tête. Toute cette histoire l’obsède. Il a passé la nuit à décortiquer le comportement de Jennifer, hier soir : ses efforts pour rester calme durant le repas, sa façon d’éviter la plupart des discussions et sa nervosité, aussi. Au lieu de tenir tête à sa mère, elle a préféré s’enfuir, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Et elle a pleuré. Même s’ils ont eu de violentes disputes lors de leur séparation, il ne l’a vue pleurer que rarement. Que doit-il comprendre ? Qu’elle éprouve des regrets ? Comment savoir ? Elle refuse obstinément d’en parler ! Il se sent coupable. C’est idiot, puisqu’avant hier soir, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle avait vécu. Jamais il ne s’était douté que Jennifer avait téléphoné, encore moins qu’elle avait été enceinte. Pourquoi n’était-elle pas revenue, tout simplement ? Elle n’aurait eu qu’à lui sauter au cou, à lui demander bêtement pardon : son cœur aurait fondu au même instant. Et lui, aussi, pourquoi n’étaitil pas parti la retrouver ? S’il avait cédé à ses propres désirs, ils n’en seraient probablement pas là aujourd’hui. Maintenant, il est trop tard. Pour s’occuper l’esprit, il range la cuisine, ignore les trois appels de sa mère pour, finalement, constater qu’il n’a qu’une seule envie : monter à l’étage et frapper à la porte de Jennifer pour la réveiller. Ce qu’il fait à dix heures précises. Comme tout est silencieux, il recommence, finit par l’entendre grogner, mais elle semble se rendormir aussitôt. Il hésite, se décide à entrer, reste un moment figé sur le seuil de la porte en la voyant aussi peu vêtue dans cet énorme lit : le dos nu, les jambes croisées, la tête enfouie dans l’oreiller. Rejetant le drap sur elle, il tente de prendre une intonation sévère : « Jen, c’est l’heure. Il faut se lever, maintenant. On a rendez-vous avec le juge de paix, t’as oublié ? — Mais c’est la nuit. — Il est dix heures. Si je repousse le rendez-vous, on ne pourra peut-être pas le voir avant lundi prochain. Tu veux prolonger ton séjour, peut-être ? » Elle grogne d’agacement, ouvre un œil avec difficulté et la lumière du jour lui fait regretter son geste. Le sommeil lui paraît plus lourd qu’une couverture de plomb. Replongeant la tête dans l’oreiller, elle soupire, mais Bruno s’impatiente : « Jen ! — C’est bon, j’ai compris ! » D’un bond, elle s’assoit dans le lit et force ses yeux à rester ouverts. Bruno lui tourne brusquement le dos : « Tu pourrais enfiler un t-shirt, oui ? — Hein ? Ah ! Du calme, c’est pas comme si tu ne les avais jamais vus ! » Elle remonte la couverture autour de sa poitrine en grimaçant. Bruno vérifie qu’elle est présentable avant de se tourner de nouveau vers elle. Il vient s’asseoir sur le rebord du lit et retrouve un ton plus sérieux : « J’aurais aimé qu’on discute un peu de ce qu’on va dire au juge. — On va lui dire qu’on veut divorcer. — Jen, c’est que… le mariage, c’est sacré ici.

— Je sais, rumine-t-elle avec agacement. — Peut-être que ce serait plus facile si tu me laissais parler… » La jeune femme pose sur lui des yeux intrigués et il s’empresse d’expliquer : « Dans ce coin de pays, il est plutôt mal vu qu’on anticipe de se marier avant d’être divorcé. Et comme nous sommes tous les deux en couple… — Qu’est-ce que ça change ? On est séparés depuis huit ans ! — Tout ce que je dis, c’est qu’à ta place, j’éviterais de parler de Maxime. Emilio est un peu… disons… vieux jeu. — Tu veux dire macho, oui ! Et pourquoi je ne peux pas parler de Max ? C’est toi qui veux te remarier ! — Mais c’est toi qui es partie. » Il affiche un visage contrarié, conscient que ses mots déplaisent à Jennifer, mais qu’y peut-il si la mentalité d’Emilio penche en sa faveur ? Que les gens du coin considèrent qu’il est en droit de refaire sa vie, huit ans après qu’elle l’ait quitté, n’a rien d’exceptionnel, après tout. Son épouse n’a-t-elle pas fait la même chose de son côté ? « Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que parce que t’es un gars, t’as le droit de baiser avec la moitié des filles de ce bled, mais que moi, j’aurais dû rester célibataire ? s’emporte-t-elle. — Ça n’a rien à voir ! Tout ce que je veux, c’est que notre rencontre se passe bien. Inutile de contrarier la seule personne susceptible de nous aider ! Tu veux toujours qu’on divorce, pas vrai ? — À ton avis ? » Elle le fusille du regard. Après le bordel d’hier soir, il est hors de question que son voyage ne serve à rien et elle n’a plus la moindre envie de faire traîner les choses. Son nouvel objectif est clair : retourner à Montréal le plus rapidement possible. Après quoi, Bruno de Verteuil sortira définitivement de sa vie. « Juste pour cette fois, insiste ce dernier avec une voix douce, laisse-moi parler, tu veux ? » Jennifer hausse les épaules sans répondre. Qu’est-ce que ce juge pourra faire, de toute façon ? Bruno et elle sont séparés depuis suffisamment longtemps. Il faudrait être fou pour leur refuser ce divorce ! Elle se défait du drap et se lève de l’autre côté du lit sans chercher à masquer sa nudité. Bruno l’observe récupérer un t-shirt dans sa valise et le passer par-dessus sa tête sans hâte. Le plus étonnant, c’est qu’elle n’a pas l’air d’en éprouver la moindre gêne. Dès qu’elle se redresse, elle lui jette un regard endormi : « Je vais prendre une douche. Tu me fais un café ? — T’as fini de te promener nue devant moi ? — Mais arrête de jouer les vierges effarouchées ! C’est toi qui es dans ma chambre ! » Sur le chemin de la salle de bain, elle fait volte-face au moment de franchir de la porte et relève le bas de son t-shirt : « Et pour ton info, je n’étais pas à poil : j’avais ma culotte. » En guise de réponse, il la foudroie du regard, mais elle lui sourit de façon ironique, visiblement satisfaite de pouvoir le contrarier de la sorte. « Bon, alors, ce café, il vient ? Si tu penses que je vais sortir de cette maison sans en avoir pris un… — C’est bon, j’y vais. Je t’attends en bas. » Elle lui tourne le dos et il descend son regard sur ses fesses qui se balancent sous sa culotte. C’est étrange de revoir Jennifer ainsi, à peine habillée, et agir comme s’ils étaient toujours intimes. Il est encore sur le rebord du lit quand le bruit du jet d’eau se fait entendre, et il soupire lourdement en reprenant ses esprits. Il descend à la cuisine où il entreprend sa tâche. Il compte bien lui montrer que ce qu’elle boit à Montréal ne mérite même pas l’appellation de café !

* * * Emilio Danto est un juge de paix catholique et âgé dont la tâche consiste à s’occuper des mariages plutôt que des divorces à Esclanyà. Dès qu’ils entrent dans le vieux bureau poussiéreux, situé au fond de la mairie du village, Bruno et le juge s’échangent des paroles amicales en catalan. Encore un peu sous l’effet du décalage horaire, et peut-être aussi à cause d’une petite gueule de bois, Jenny s’assoit sans porter la moindre attention à leur discussion. Cependant, à la seconde où le juge prend place, il s’adresse à elle en français, avec un lourd accent : « Mme de Verteuil, je comprendre que… — Mme Elie », le reprend-elle. Le vieux Catalan lance un regard en direction de Bruno, qui hoche discrètement la tête. Le juge recommence alors : « Mme Élie, je comprendre que vous et M. de Verteuil… vouloir autorisation… pour le divorce. C’est bien cela ? — C’est exact. — Mon rôle, c’est donner… recommandation. Je être sûr que mariage pas bon… » Le visage de Jennifer s’allège et elle sourit aussitôt : « Ce devrait être simple à établir : Bruno et moi sommes séparés depuis huit ans. — Hum… oui, mais… comment dire… » Il cherche ses mots, le visage un peu plus sombre qu’au début de la rencontre, finit par s’adresser à Bruno en catalan. Ce dernier fronce les sourcils en traduisant les mots du juge : « Il sait que tu n’habites pas ici et que je suis déjà fiancé avec une autre, mais d’après la procédure… — Oui, procédure, répète l’homme en hochant la tête. — …il doit s’assurer que notre mariage est bel et bien terminé. — Eh bien… il est terminé, dit-elle simplement. — Pas selon sa définition. » Le sourire de Jennifer se fige, même lorsque le vieil homme recommence à parler en catalan, anxieuse de ce qui se profile. D’ailleurs, la traduction que son époux en fait lui glace le sang : « Il dit qu’il est d’usage de s’assurer qu’il n’y a vraiment plus rien entre les personnes. — Mais il n’y a plus rien », certifie-t-elle en fixant le juge de paix. L’homme tapote son torse et laisse transparaître un petit sourire ridé : « Parfois… amour encore ici. Il faut… parler. Beaucoup parler. » Bruno pose une question au juge, toujours en catalan. Jennifer sursaute lorsqu’elle reconnaît le mot « semaine » dans la réponse et s’interpose aussitôt : « Je ne peux pas rester plus longtemps ! — Jen, laisse-moi régler ça. — C’est mariage, madame ! se défend le juge. Pas simple contrat comme aux USA ! » La colère transparaît sur le visage de la jeune femme. Bruno lui lance un regard suppliant et pose rapidement une main sur la sienne. Il parle vite pour l’empêcher de s’emporter devant le juge : « S’il te plaît, ne dis rien. Si tu le contredis, ce sera pire. — Je ne peux pas rester ! » Elle tente de tempérer sa voix, consciente que rien ne va se régler si elle perd contenance, mais elle insiste toutefois : « Écoutez, j’ai un travail à Montréal… — Vous venir ici. Avoir demandé mariage. Être partie ! Aujourd’hui, vous devoir suivre procédure. Pas beaucoup. Peut-être… une semaine ? » Il vérifie la réaction de Bruno, qui écrase rapidement les doigts de Jennifer sous les siens :

« Jen, une semaine, ce n’est rien. — On a dit jusqu’à dimanche ! — Il peut exiger jusqu’à deux mois. Sois raisonnable. S’il te plaît. » Elle serre les dents, détourne la tête pour masquer la colère qui l’étouffe. Elle est venue et maintenant quoi ? Il faut qu’elle reste ? « Jen ? — Tu sais bien que je ne peux pas te répondre ! riposte-t-elle. Il faut d’abord que je vérifie avec Sergio. Je ne peux pas juste… disparaître comme ça ! » Le sourire de Bruno est instantané : elle ne compte pas le laisser tomber ! Il rapporte aussitôt ses paroles en catalan. L’homme en face d’eux hésite, explique qu’il fera préparer les papiers pour déclarer que la procédure a bien été respectée, exige en retour qu’ils reviennent signer en début de semaine prochaine. « Je devais repartir dimanche ! grogne-t-elle à l’attention de Bruno. — Je t’ai dit que je prendrais tout en charge. Ne t’inquiète pas pour ça… » Elle serre les dents, mais ne répond pas. C’est déjà un miracle qu’elle ne devienne pas hystérique en plein milieu de ce bureau poussiéreux, mais elle ne se fait pas prier pour quitter l’endroit en remerciant le juge de paix. Une fois qu’ils se retrouvent à l’extérieur de la mairie, elle engueule Bruno sans ménagement : « Comment est-ce t’as pu le laisser faire ? T’aurais dû exiger qu’il t’accorde ce putain de divorce ! Quand je pense que la moitié de cette ville t’est redevable, bon sang ! — Jen, ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent dans ce pays. Cet homme a simplement des valeurs et considère que le mariage est une chose sacrée, qu’on ne peut pas le briser sans le considérer avec sérieux. — Mais ça fait huit ans ! » Elle tape du pied sur le sol et secoue la tête, atterrée de cette attente inutile : « Tu vas te remarier ; sûrement que tout le monde dans ce bled pourri le sait, en plus ! T’es venu me chercher au Québec et j’ai fait huit heures d’avion pour obtenir son autorisation. Qu’est-ce qu’il veut de plus, hein ? » Sans attendre sa réponse, elle traverse la rue d’un pas rapide, en direction du stationnement public où la camionnette les attend. Bruno doit pratiquement courir pour la rejoindre. Il lui agrippe le bras pour la retenir : « Jen, il veut juste que nous passions un peu de temps ensemble. Histoire de vérifier qu’il ne reste plus rien de ce qui nous unissait à l’époque. — Après huit ans ? Laisse-moi rire ! » Il a envie de lui demander pourquoi, mais l’évidence avec laquelle elle a prononcé ces mots l’en dissuade. Est-ce si difficile à concevoir pour Jennifer ? Ne se sont-ils pas aimés, après tout ? La jeune femme s’adosse contre la voiture en attendant qu’il déverrouille sa portière, mais il s’installe simplement à ses côtés. Contre toute attente, elle ne s’impatiente pas. Elle ferme simplement les yeux, soupire et laisse la chaleur du soleil s’attarder sur sa peau. La fatigue s’incruste et l’odeur marine lui donne envie d’aller se prélasser sur le sable pour oublier la soirée d’hier. Sans parler de cette rencontre désastreuse avec le juge de paix. « Tu pourrais en profiter, dit-il soudain. Ça ne te ferait pas de mal de prendre un peu de vacances. Qu’est-ce que t’es blanche ! » Elle tourne vers lui un visage agacé : « Tu ne te rends pas compte que je vais devoir laisser Sergio en plan pendant plus d’une semaine ? — Je suis sûr qu’il comprendra. Et je m’assurerai qu’Elias connecte ton ordinateur sur le réseau dès cet après-midi. De cette façon, tu pourras donner un coup de main à Sergio même en restant ici. »

Une sorte de grognement sort de la bouche de la jeune fille : « Je me doutais que ça finirait comme ça. Dire que j’ai fait tout ce trajet pour rien ! — Pas pour rien ! Jen, tu exagères : on ne parle que d’une semaine ! — Une semaine dont je me serais bien passée ! Enfin, je vais déjà essayer de rejoindre Sergio. » Elle le pointe d’un doigt menaçant : « S’il me dit qu’il y a une urgence au boulot, faudra te démerder avec ce satané divorce, compris ? » Il serre les dents, un peu énervé par l’attitude de son épouse, mais après avoir rencontré Sergio, il est persuadé qu’il n’osera pas lui refuser ces quelques jours de congé. À moins qu’elle l’exige, évidemment ! Doit-il déjà se remettre à négocier avec elle ? Il ne lui demande quand même pas la lune ! Sans répondre, il se réinstalle au volant pendant que Jenny monte sur le siège passager. « On pourrait en profiter pour songer à un concept publicitaire pour mon vin ? suggère-t-il durant le trajet. Tu pourrais… prendre des photos, démarrer le projet… je ne sais pas, moi. — Ce sont mes employés qui font ça. Moi, je ne fais que répartir les tâches, superviser le travail et vérifier que le client a ce qu’il veut. — On n’a qu’à dire que… pour cette fois, le client veut que ce soit toi qui t’occupes du travail. » Jennifer tourne un visage sceptique vers lui auquel il répond, très vite : « Tu es la meilleure photographe que je connaisse ! Et je veux la meilleure pour mon vin, qu’estce que tu crois ? — Il y a un tas de photographes bien meilleurs que moi à l’agence. Eux, ce sont des professionnels, pas des amateurs. Bruno, on ne va pas bâcler ta campagne publicitaire sous prétexte que tu veux que je reste une semaine. On n’a même pas de concept ! — Mais on va le trouver, nous, le concept ! Jen, quand j’ai songé à t’offrir ce contrat… — Arrête ! C’était pour me convaincre de t’accompagner en Espagne ! — Pas seulement ! se défend-il avec force. Tu crois que je ne connais pas la notoriété que récolte ton agence depuis trois ans ? » Il se met à énumérer tous les prix gagnés par Zone X ces dernières années, avec une justesse qui étonne Jennifer. « C’est ton détective privé qui t’as donné toutes ces infos ? — En partie, mais pas seulement, dit-il avec un froncement de sourcils. Tu es ma femme. C’est normal que je sache ce que tu deviens. » Il tourne pour s’engager dans son domaine et le trajet redevient silencieux. Au milieu de l’allée, il arrête le moteur et se tourne vers elle : « On a dit qu’on serait honnête, alors je vais te dire la vérité : je voulais ton agence pour mon vin. Vous êtes parmi les meilleurs au Québec, tu crois que je ne le sais pas ? Et si j’avoue qu’une partie de moi aurait préféré que ton entreprise ne fonctionne pas… pour que tu regrettes de m’avoir quitté, eh bien… je ne peux pas nier que tu as réussi. — On a eu de la chance, c’est tout ! dit-elle en essayant de banaliser l’effet que ses mots ont sur elle. — Arrête. Je sais que t’as travaillé comme une folle pour y arriver. Et peut-être que tu as de bons photographes, mais je suis sûr d’une chose : personne n’a jamais pris d’images de cet endroit avec autant de sensibilité et de passion que toi. J’ai engagé trois photographes ces dernières années. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas fait du bon travail, mais aucun n’a réussi à reproduire tes photos de l’époque. » Elle ne répond pas, déconcertée de recevoir autant de compliments de la part de Bruno. Est-ce une stratégie pour la retenir ? Profitant de son silence, il reprend, conscient qu’il joue le tout pour le tout : « Je te demande juste une semaine. Tu ne vas pas t’ennuyer, je te le promets : on ira photographier

les vignes, le village, la cave… On retournera au château de Begur, on fera ce que tu veux ! — C’est que… je me disais que le concept serait plus efficace si on attendait les vendanges… — Mais c’est à la fin de septembre ! — Et alors ? Peut-être qu’on aurait de meilleures images à ce moment-là ? » Le regard de Bruno s’attriste et elle jette, sur un ton plus doux : « Je n’ai pas dit que je n’allais rien photographier pendant mon séjour, mais ça ne sert à rien si on n’a aucun concept. Et c’est toi qui m’as dit que les vendanges feraient de super photos ! » Il sourit, agréablement surpris qu’elle se souvienne de ce détail. Combien de fois avait-il anticipé qu’elle immortalise ces instants ? Elle était partie trop tôt. Trop vite. Nul doute qu’elle aurait changé d’avis si elle avait pu assister à cette expérience. Peut-être même qu’elle serait restée ici, avec lui. « Écoute, je peux toujours essayer d’en prendre quelques-unes pour voir ce que ça donne. Et je verrai si ça vaut le coup de revenir en septembre, qu’est-ce que t’en penses ? » Le sourire de Bruno s’élargit, mais le visage de Jennifer se crispe : « Le problème, c’est que je n’ai pas apporté mon appareil… Et tu sais… ça fait vraiment longtemps que je ne prends plus de photos… — Alors t’as une semaine pour te remettre dans le coup. Tu n’as aucune excuse : je te prêterai mon appareil, je t’emmènerai où tu veux et on attendra des heures pour avoir la lumière idéale, s’il le faut ! C’est une exigence du client. Je présume que tu sais que le client a toujours raison, pas vrai ? » Sa remarque la fait rire et, même si elle tente de conserver son calme, l’excitation est audible dans sa voix : « On peut toujours essayer… — Là, je te reconnais ! Jen, merci ! Tu ne le regretteras pas, je le sais ! » Il redémarre la voiture et continue sa route en souriant, fier d’être parvenu à convaincre Jennifer de revenir à la photographie et, peut-être, de rester en Catalogne un peu plus longtemps que prévu… Il a la sensation de gagner sur tous les plans : le divorce, le concept publicitaire et le délai qu’il vient de se voir octroyer avec son épouse.

Chapitre 11 A lors qu’ils mangent les restes de la veille sur la terrasse arrière, des ouvriers passent, les saluent, retournent s’affairer dans les vignes. Tout près, la piscine étincelle sous les rayons du soleil. Comment peut-il faire aussi chaud en mai ? À Montréal, c’est rarement le cas avant le mois de juin ! « Si tu veux, tu peux te baigner, dit-il en suivant la direction de ses yeux. — Hum ? Euh… non. De toute façon, je n’ai pas songé à prendre mon maillot. — Je peux demander à Emma de t’en prêter un. » Jennifer éclate de rire et secoue la tête : « On n’a pas vraiment la même taille, elle et moi, surtout ici, si tu vois ce que je veux dire ! » Elle met sa poitrine en avant avec un air moqueur qu’il choisit d’ignorer, préférant largement changer de sujet avant que celui-ci ne devienne trop glissant. Depuis hier soir, il n’a que trop souvent laissé ses yeux dériver sur le corps de son épouse, mais n’est-ce pas de sa faute à elle ? Après tout, elle s’est montrée nue devant lui, non pas une, mais deux fois ! Comme si la conversation était terminée, Jenny suggère des lieux à visiter en vue de prendre des photographies : les vignes, d’abord, et elle aimerait bien reprendre certains clichés de la mer. Bruno lui promet de l’emmener où elle veut, lui dit que même le maire de la ville serait très enclin à lui acheter certaines de ses images si elles sont bonnes. « Depuis le temps qu’il me demande la photo de la ville que tu as prise, la dernière fois… Celle à partir de Begur, tu sais ? — Il n’avait qu’à communiquer avec moi. » Il fait danser sa fourchette dans le fond de son assiette avant d’avouer, un peu gêné : « Tu m’avais quitté ! Si tu crois que j’avais envie de te refiler un contrat… — Hum. Ça, je peux comprendre », dit-elle en riant de bon cœur. Bruno sourit, étrangement heureux de cette soudaine complicité qu’ils partagent depuis leur retour à la maison. « Je peux essayer de voir s’il est toujours intéressé, propose-t-il après une légère hésitation. — Si tu veux. » Vendre ses clichés l’indiffère. Ce qui l’excite, c’est l’idée de tenir à nouveau un appareil photo, de retourner sur le terrain et de voir si elle arrive encore à prendre de bonnes images. Ce qu’elle se garde bien d’avouer à voix haute, c’est qu’aucun endroit ne s’y prête mieux qu’Esclanyà : il y a tant de paysages magnifiques à proximité ! Elle songe déjà aux prises de vue qu’elle a prévu pour chaque paysage… et elle en jubile d’avance ! Bruno soupire quand son téléphone cellulaire sonne, se contente de jeter un œil sur le petit écran avant de l’éteindre brusquement. Il gronde en retournant à son repas : « C’est ma mère. Elle m’a laissé au moins dix messages depuis ce matin ! » Jenny fait pivoter sa fourchette entre ses doigts, pince les lèvres en se remémorant la scène de la veille, mais finit par relever les yeux vers lui : « Tu ne vas quand même pas lui en vouloir jusqu’à la fin des temps ! — C’est toi qui dis ça ? As-tu oublié ce qu’elle a fait ? — Ça ne risque pas, non », dit-elle sur un ton acerbe qu’elle regrette aussitôt. Un long silence empreint de malaise les entoure, puis elle reprend, avec une voix qu’elle souhaite plus douce : « Écoute, Bruno, je ne vais pas te faire la leçon. Dieu sait que je suis la première à croire que les

mères ont un don particulier pour nous énerver et qu’elles s’en servent plus souvent qu’à leur tour. Ça doit être un trait de caractère lié à la maternité, qu’est-ce que j’en sais ? » Il rit doucement, non sans se remémorer le souper qu’il a lui-même vécu chez la mère de Jennifer. Elle non plus n’y était pas allée de main morte avec sa fille ! « Ta mère a dépassé les bornes, c’est vrai, admet cette dernière, mais je suis sûre qu’elle l’a fait pour te protéger. — Me protéger de quoi ? De toi ? — Oui. Je n’étais pas une bonne épouse pour toi et tu le sais. — Je n’ai jamais dit ça ! se défend-il. — Mais tout le monde le pense, même moi ! Et au fond, tu sais que c’est vrai. — Mais nous étions mariés ! — Nous n’avions pas du tout la même vision de ce mariage, toi et moi ! Tu étais plus vieux, tu savais déjà ce que ta vie allait être… Moi, je… j’avais mes propres rêves. — Et où sont-ils aujourd’hui, tu peux me le dire ? siffle-t-il avec un ton sec. Tu voulais être photographe ! — Ma compagnie est l’une des plus prospères à Montréal ! — Tu me parles de succès, mais tout ça n’a rien à voir avec tes rêves… » Elle repousse son assiette d’un geste brusque. Elle se lève, prête à retourner dans la maison où l’air frais apaisera peut-être sa colère, mais avant de s’éloigner, elle lui jette : « Décidément, ça ne sert à rien de discuter avec toi ! Si ça te plaît de croire que j’ai gâché ma vie, parfait ! Tu veux en vouloir à ta mère ? Fais-le ! Après tout, qu’est-ce que je m’en fiche ! Ça ne changera rien à l’affaire ! » Tout en parlant, elle se dirige vers l’entrée, mais Bruno bondit derrière elle et la retient par le bras : « Jen, non, attends ! Je ne voulais pas qu’on se dispute ! — Ben voyons ! Tu ne fais que ça : chercher une faille dans ma vie pour pouvoir te venger ! Je t’ai quitté, oui, et après ? » Il la relâche brusquement, mais son regard la cloue sur place et il s’empresse de tempérer ses paroles : « Je suis désolé. C’est de ma faute. Rien ne se passe comme je l’ai prévu. J’ai mal dormi, la nuit dernière, et après hier soir… Cette histoire de divorce ne va pas du tout comme je le souhaite… — C’est pas grave. — Jen, je sais qu’on peut s’entendre, toi et moi. Il n’y a pas dix minutes, on planifiait même les prochains jours de ton voyage avec beaucoup de plaisir ! » L’expression de la jeune femme oscille entre la joie qu’elle ressent à l’idée de redevenir photographe et sa rancœur envers Bruno. « Tu sais, finit-elle par dire, je n’ai pas encore parlé avec Sergio, alors c’est possible que… » Il ferme les yeux, soupire en reculant d’un pas, comme si elle venait de le repousser physiquement. Il secoue la tête en chuchotant : « Je savais que t’essaierais de te défiler… — Je n’essaie pas de me défiler ! » proteste-t-elle. Le regard que Bruno pose sur elle lui signifie qu’il n’est pas dupe. « Écoute, ce projet de pub, ça te plaît, je le sens. Je te demande quoi ? Quatre jours ? Ce n’est quand même pas la fin du monde ! » Jennifer ne répond pas, mais finit par hocher la tête, puis tend une main vers lui : « Allez, file ton téléphone avant que je ne change d’avis. Je vais voir si Sergio est d’accord… » Une fois l’appareil en main, elle s’éclipse pour passer son appel, surtout parce qu’elle s’attend à

ce que son ami la bombarde de questions et qu’elle n’a aucune envie que Bruno assiste à la conversation. Cependant, elle ne doute pas que, de la cuisine où il fait mine de ranger, il entend chaque mot qu’elle prononce. « C’est que… il y a un petit problème, dit-elle après les banalités d’usage. Je risque d’avoir besoin d’un peu plus de temps. — Qu’est-ce que tu racontes ? D’abord, tu ne voulais pas partir et maintenant, tu ne veux plus revenir ? » se moque-t-il avec un rire franc. Elle lui résume la situation et attend qu’il la conseille, mais il ne lui pose qu’une seule question : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu veux rester ou non ? — C’est pas aussi simple que ça. — Bien sûr que c’est aussi simple que ça. Voyons, Jen : tu n’as pratiquement pris aucun jour de congé depuis deux ans. Tous les contrats sont octroyés, Claire peut s’occuper de tes rendez-vous et je superviserai tout le reste. Tu m’as remplacé un mois, l’an dernier, quand je suis allé faire ce tour d’Europe avec Steph. — C’est pas la même chose. — C’est exactement la même chose. Écoute, tu me téléphones pour quelque chose, alors dis-moi ce que c’est. Si tu cherches un prétexte pour revenir, c’est d’accord, t’as qu’à tout me mettre sur le dos, pas de problème. Si tu veux rester, ça me va aussi. Je peux gérer, je t’assure. » Elle soupire en se promenant dans le salon où se trouve l’agrandissement de sa photographie. Le fait que son ami n’ait pas plus besoin d’elle chez Zone X l’angoisse légèrement. Il est vrai que les contrats diminuent à l’approche de l’été, mais quand même ! « T’en as parlé avec Max ? demande-t-il soudain. — J’ai pas eu le temps de l’appeler. Je lui ferai un email, ce soir. » Le rire de Sergio résonne dans son oreille et elle gronde aussitôt : « Quoi ? — Tu me téléphones, mais tu vas lui envoyer un email ? Tu sais que tu parles de ton petit ami ? — Je suis très occupée, et puis… avec le décalage horaire… — Ah, Jenny, arrête avec tes histoires. C’est à cause de sa demande ? Chaque fois qu’un homme essaie de s’approcher de trop près… — Je ne veux pas entendre ça, siffle-t-elle en s’éloignant le plus possible de la cuisine. Est-ce que je te dis comment gérer ton histoire avec Steph, moi ? On n’est pas tous des idiots de romantiques ! Et avant de m’inciter à me remarier, tu pourrais au moins attendre que je règle mon divorce ! — D’accord, d’accord ! » Sergio soupire, sachant pertinemment qu’il ne sert à rien d’énerver Jennifer. Surtout qu’elle doit être suffisamment à cran depuis son arrivée en Catalogne. Il profite de son silence pour la questionner, en ayant l’air vague : « Alors ? Comment ça se passe, là-bas ? — Ça va. » Sa voix se veut douce, neutre, mais elle n’en dit pas plus. Sergio la taquine : « Je t’ai déjà connue plus bavarde… » Elle hésite quelques secondes, puis, comme il insiste, elle se met à lui raconter qu’elle a revu tout le monde hier soir, que Maria a cuisiné de la paella, qu’elle a rencontré son mari, ses enfants dont la petite Jenny. Et Emma. « Et comment est la future Mme de Verteuil ? demande-t-il avec une voix ironique. — Très bien. Bon, je ne lui ai pas vraiment parlé, non plus. Il faut dire que tout le monde était là. Et avec les enfants… — Quand tu dis “tout le monde”, tu veux dire… même sa mère ? »

La question trouble Jenny qui chuchote : « Ben… oui. — Et ça a été ? » Le bruit diminue du côté de la cuisine, probablement parce que Bruno tend l’oreille plus qu’il ne range. Or elle n’a nulle envie qu’il entende sa réponse ou que le sujet revienne à l’ordre du jour… « Plus ou moins, répond-t-elle vaguement. — Jennifer, tu me racontes, oui ? » Elle grogne, agacée de devoir en parler alors que son époux doit écouter tout ce qu’elle dit. Elle se décide à sortir de la maison et se met à marcher devant la porte d’entrée : « Disons que, sans le vouloir, j’ai suivi ton conseil. Je lui ai tout dit. » Sergio ne parle pas pendant un bon moment, assez longtemps pour qu’elle fronce les sourcils et vérifie qu’il est toujours au bout du fil, ce qui le déride aussitôt : « Quoi ? Tu lui as dit ? Pour l’avortement ? — Oui. Et pas de la façon la plus délicate, si tu vois ce que je veux dire. — Euh… eh bien… là, vraiment, je ne te comprends pas ! — C’était un accident, OK ? Sa mère, elle m’a… et puis j’étais sur le décalage horaire… je ne sais pas à quoi j’ai pensé ! » Inutile de lui expliquer que les mots sont sortis d’eux-mêmes, sans attendre son autorisation. Elle a vu rouge, elle a souhaité clouer le bec de sa belle-mère. Depuis le temps qu’elle en rêvait ! À quoi bon se culpabiliser : elle ne peut plus reprendre ce qui a été dit, désormais… « Jenny, est-ce que ça va ? la questionne Sergio, inquiet du silence prolongé de son amie. — Mais oui, siffle-t-elle. — Et lui ? Comment il l’a pris ? » Elle hausse les épaules, même si elle sait bien que son ami ne la voit pas. Elle prend appui sur l’un des piliers en béton qui soutiennent l’entrée et laisse son regard se perdre en direction de la mer, qu’elle entraperçoit à travers les oliviers. « Je suppose qu’il va s’en remettre, décide-t-elle de dire. — C’est mieux qu’il sache, approuve Sergio. — Non, ce n’est pas mieux, le contredit-elle. Maintenant, il s’imagine que les choses auraient pu être différentes entre lui et moi. Et il se sent coupable aussi. Et avant que tu me poses la question, ce n’est pas ce que je voulais, OK ? Foutre le bordel, oui, mais… pas comme ça. » Elle termine ses paroles en soufflant tristement. La tête baissée, elle fixe ses pieds ; de l’un, elle frotte nerveusement le sol chaud et poussiéreux. « C’est normal que ça lui fasse un choc. Donne-lui quelques jours. Je te rappelle que ça a été tout un choc pour toi aussi. Pendant deux ans, si je me souviens bien. — Oui, ben là… c’est fini. » Le rire de Sergio reprend : « J’espère que tu considères que t’en as assez fait ! — C’était pas l’idée de base, dit-elle avec un ton faussement enjoué, mais j’avoue que niveau “bordel”, c’était pas mal. — Bien. Maintenant, essaie de profiter de ton séjour, tu veux ? Prend du soleil, repose-toi… — Ouais. Enfin… Bruno m’a demandé de prendre des photos du domaine. À ce sujet, tu serais chou de m’envoyer une ébauche de contrat par email. Y a quelqu’un qui va venir connecter mon ordinateur, cet après-midi. » Au bout du fil, un soupir exaspéré se fait entendre : « Jen ! Pour une fois, tu ne peux pas juste profiter du temps qui passe ? — Arrête, ça fait une éternité que je n’ai pas touché un appareil photo. Si tu voyais tout ce qu’on

peut faire, dans le coin… — Je rêve ou tu t’amuses ? — Je travaille, bien sûr ! le corrige-t-elle avec une voix plus ferme. C’est juste que… ben… ça fait longtemps que je n’ai pas été sur le terrain. Ça change un peu de la routine, quoi. » Elle accompagne volontiers le rire de Sergio et se détend de le sentir aussi près, même si elle se trouve à l’autre bout du monde. « Je t’enverrai des images. Tu vas voir, c’est vraiment beau. — OK. — Bon, je te laisse. Sinon ça va lui coûter la peau des fesses, cet appel. » Avant qu’elle ne raccroche, Sergio l’interrompt avec une voix ironique : « Hum, Jen ? Essaie de ne pas retomber dans le même piège que la dernière fois, tu veux ? — Quoi ? T’es fou ! Non ! » Son rire éclate à nouveau et une fois la conversation terminée, Jennifer reste là, devant la maison, sans éprouver la moindre envie de retourner à l’intérieur. La chaleur est lourde, mais agréable. Au bout de longues minutes, Bruno ouvre la porte et la fixe avec un air inquiet : « Tout va bien ? — Oui. » Il n’ose pas la questionner davantage, mais ne bouge pas non plus, espérant recevoir un peu plus de détails. D’un geste las, elle lui tend le téléphone : « C’est OK pour Sergio. Il m’a même suggéré de prendre un peu de repos. — En voilà une bonne nouvelle ! » lâche-t-il avec une voix joyeuse. Il la rejoint sur le palier et, récupérant le combiné, il attend de croiser son regard pour ajouter : « Merci, Jen. Vraiment. » Elle sourit avec un air fatigué et il propose aussitôt : « Tu veux faire la sieste ? — Non. Il faut que je me fasse au décalage. Et puis… je pensais aller faire un tour dans les vignes pour jeter un œil aux photos que je pourrais prendre. — Ça peut attendre demain, aussi. » La jeune femme lui répond par un petit haussement d’épaules. Pourquoi attendre ? Elle a hâte de reprendre du service, même si elle est bien, juste là, à profiter du paysage et de la chaleur qui l’entoure. « Il était surpris ? Sergio ? demande soudain Bruno. — Plutôt. Surtout quand je lui ai raconté… pour hier soir. » Bruno fronce les sourcils, légèrement contrarié que Jennifer puisse discuter de ce sujet avec son ami alors qu’elle refuse obstinément de le faire avec lui. N’est-il pas le premier concerné dans cette histoire ? Même si elle ne remarque pas son expression, elle reprend, avec une petite voix lasse : « C’est le seul qui savait, reprend-elle. Et c’est lui qui m’a convaincu de te téléphoner. Il était même prêt à m’aider si je gardais le bébé, c’est te dire à quel point il est chouette… » Il ne la quitte plus des yeux, surpris de l’entendre reparler du passé avec une sorte de détachement, comme si elle voulait simplement lui communiquer une information sans importance. Que doit-il comprendre ? Que sans Sergio, Jennifer ne lui aurait même pas passé ce coup de fil ? « Je m’excuse. Je ne voulais pas qu’on reparle de ça. — En fait… moi, ça me soulage qu’on en parle, admet-il très vite. Depuis hier, je me suis imaginé tellement de choses ! J’étais même sûr que ton ami t’avait encouragé à… — Sergio ? Seigneur, on voit que tu ne le connais pas ! Si je l’avais écouté, je serais revenue par le premier avion ! Il a probablement prié pendant des jours pour que tu débarques à la clinique le jour fatidique. Tu sais, comme dans les films ? »

Malgré le faible sourire qu’elle affiche, Bruno ne peut s’empêcher de gronder : « Si j’avais su, j’y serais allé. — Oui, eh bien… — Pitié ! Ne me dis pas que ça n’aurait rien changé », l’interrompt-il sèchement. Elle lui envoie un regard sombre avant de répliquer, l’air triste : « Si ça peut te faire plaisir : je l’espérais aussi. — Alors pourquoi tu n’as pas insisté ? s’énerve-t-il. Pourquoi tu n’as pas pu mettre ton fichu orgueil de côté et me passer un second coup de fil ? — Tu ne comprends pas : je n’ai pas fait ça par orgueil, mais parce que c’était la meilleure chose à faire. Crois-moi : j’ai passé des jours à songer à toutes les éventualités. — Toutes ? Ça m’étonnerait ! » Il siffle en secouant la tête tandis qu’elle s’approche de lui avant de débuter son énumération : « J’aurais pu le garder et rester à Montréal, ce qui m’aurait obligé à arrêter mes études. Ou revenir et finir par te détester. On aurait forcément divorcé, de toute façon, et cet enfant aurait été la seule victime de tout ça ! — Et si on était parvenus à s’entendre ? — Bon sang, Bruno ! On ne peut même pas se parler dix minutes sans vouloir s’arracher la tête ! — Mais ce n’était pas comme ça, dans le temps ! Jen, on était amoureux ! En tout cas, moi, je l’étais ! » Il prononce ces derniers mots avec une pointe de colère, soudain persuadé que si la jeune femme l’avait aimé, vraiment aimé, les choses auraient pu fonctionner entre eux. « C’est ça, dit-elle sur un ton sec. Si t’étais si amoureux de moi, comment ça se fait que t’as jamais téléphoné ? — C’est toi qui es partie ! — Tu m’as pratiquement chassée de cette maison ! — Non ! J’étais juste furieux, qu’est-ce que tu crois ? Et c’est toi qui as demandé à partir d’ici ! Moi qui croyais qu’on était heureux ! — C’était que pour un an ! Pour que je puisse terminer mes études ! — On n’a jamais parlé de ça ! s’emporte-t-il en frappant le sol d’un pied ferme. Tu as pris ta décision sans me consulter. Tu ne m’as laissé aucun choix ! » Elle serre les dents et son visage se renfrogne subitement, peut-être parce qu’il n’a pas tort, mais à quoi bon y revenir, aujourd’hui ? Cherchant à clore la discussion, Jennifer croise les bras et gronde : « J’ai téléphoné, OK ? Et toi, alors ? Qu’est-ce que t’as fait pour que ce mariage fonctionne ? Rien du tout. Tu t’es contenté d’attendre comme un imbécile que je revienne te tomber dans les bras ! Eh bien, voilà le résultat ! » Le mélange de colère et de tristesse qui perce dans sa voix n’a rien pour redonner contenance à la jeune femme. Soudain, elle voudrait disparaître et être seule. Merde ! Pourquoi a-t-elle toujours cette fichue envie de pleurer ? Et pourquoi doivent-ils constamment remettre le sujet à l’ordre du jour ? Surtout avec cette fatigue qui l’accable et qui ne l’aide pas à garder le contrôle de ses émotions. D’un pas ferme, elle se décide à rentrer, mais, à la seconde où elle tourne les talons, Bruno la retient par le bras : « Jen, je n’ai jamais dit que je n’avais pas mes torts. — Je m’en fous, compris ? Maintenant, laisse-moi tranquille ! » dit-elle brusquement pour étouffer sa propre peine. Sans attendre ses protestations, elle entre à l’intérieur de la résidence, grimpe les marches en quatrième vitesse et s’enferme à double tour dans sa chambre. Par crainte qu’il n’essaie de la rejoindre, elle sort sur la terrasse et se force à pleurer en silence.

Chapitre 12 A dossée contre la fenêtre, Jennifer somnole depuis un moment lorsque des voix lui parviennent de l’entrée. Alertée par l’intensité des échanges qu’elle perçoit, elle tend l’oreille, mais la porte de la résidence claque et les voix s’éloignent, se font plus difficiles à distinguer. Curieuse, Jennifer se redresse, écrasée par la chaleur de la terrasse, puis elle revient à l’intérieur de sa chambre pour ouvrir discrètement sa porte et essayer de capter des bribes de la conversation en cours. Son corps se fige lorsqu’elle découvre que Bruno discute avec sa mère. « Tu ne peux pas m’en vouloir pour ça ! Je ne pouvais pas deviner ce qu’elle te voulait ! soutientelle. — Tu as tué la seule chance que j’avais de sauver mon mariage, sans parler de la vie d’un enfant ! De mon enfant ! — Je ne pouvais pas le savoir ! » Avec un soupir exaspéré, Jennifer s’avance jusqu’au rebord de l’escalier et s’écrie : « Bruno, arrête. Ça ne sert à rien de lui en vouloir pour ça. » Moins de dix secondes plus tard, son époux apparaît au bas des escaliers et remonte vers elle un visage étonné, un peu surpris de la voir s’immiscer dans cette conversation, surtout après la façon dont elle est partie il y a moins d’une heure. « Si tu tiens tant que ça à chercher un coupable, reprend-elle, alors blâme-moi. Ça ne changera rien à l’affaire. C’est moi qui ai décidé de me faire avorter. Ta mère n’a rien à voir avec ça. » Les traits tirés, Jennifer laisse son corps s’appuyer contre le mur sans quitter Bruno des yeux. Dire qu’il y a huit ans, elle aurait fait l’impossible pour se venger des paroles blessantes qu’Éléonore lui a jetées au visage lorsqu’elle a téléphoné. Aujourd’hui, alors qu’elle espérait lui rendre la monnaie de sa pièce, elle ne peut que constater à quel point tout ça ne change absolument rien à ses actes. À quoi bon ressasser cette histoire ? « Elle savait à quel point j’espérais ton appel. Elle n’avait pas le droit de… — C’est du passé, le coupe-t-elle. Écoute, Dieu sait que j’ai détesté ta mère pour ce qu’elle m’a fait vivre à l’époque, mais c’est sûrement parce que j’avais besoin d’un bouc émissaire, moi aussi. Au fond, elle a juste facilité les choses. — Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais ! se défend Éléonore. Et si j’avais su que… — Arrêtez, insiste Jennifer en secouant la tête. Ça ne change rien de dire ça aujourd’hui. Au fond, je ne devrais pas vous en vouloir de m’avoir dit la vérité. Vous n’aviez pas tort sur tout, vous savez ? Et dans notre situation, un enfant aurait tout compliqué entre Bruno et moi. » Dire que toutes ces années, elle en a voulu à Bruno et à sa mère, alors que c’est elle qui est partie et que ni l’un ni l’autre n’a su qu’elle avait subi cet avortement. Cette colère envers eux lui a probablement permis d’alléger le geste qu’elle a commis, à l’époque. « Tout ça, c’est de ma faute, admet-elle de nouveau. Je n’aurais jamais dû en parler. » Le silence revient dans la maison, mais Jennifer n’y accorde aucune attention. Elle ne ressent plus de colère, mais la tristesse, elle, reprend toute la place. Avec un soupir lourd, elle leur tourne les talons et regagne sa chambre sans un mot. En bas, les yeux de Bruno restent rivés sur l’endroit où son épouse vient de disparaître, étonné par les mots qu’il vient d’entendre. Il a l’étrange sensation d’avoir perçu sa fragilité. Son chagrin aussi. « Bruno… — S’il te plaît, maman, va-t’en. »

Comme elle se rapproche de lui, il finit par détacher son regard du vide et se tourne vers elle, mais c’est un regard noir qu’il lui adresse : « Je ne suis pas prêt à te pardonner. — Mais… tu l’as entendue ! — Ça ne change rien à ce que tu as fait. Tu lui as dit que j’étais avec une autre femme ! — Parce que je voulais pas qu’elle revienne ! — Le problème, maman, c’est que moi, je voulais qu’elle revienne ! s’écrie-t-il, à bout de nerfs. Tout ça ne te regardait pas ! — Mais je voulais juste… — Ça suffit ! Je ne veux plus rien entendre de ta bouche ! Va-t’en avant que je ne te fiche moimême à la porte de cette maison ! » Il pointe la porte pour la seconde fois avec un regard si vif qu’Éléonore recule d’un pas et se résigne à lui obéir, se précipitant pour éviter de pleurer devant son fils. Toujours au pied des escaliers, Bruno attend que le bruit du moteur s’éloigne, puis grimpe à l’étage sans faire de bruit. Il se positionne devant la porte de Jennifer et tend l’oreille. C’est long avant qu’il ne se décide à chuchoter : « Jen ? — Mais qu’est-ce que tu veux, encore ? » gronde-t-elle. Il pose une main sur la porte, comme s’il cherchait un moyen de se rapprocher d’elle sans lui imposer sa présence. « Jen, je suis désolé. J’aurais dû partir à ta recherche et essayer de te convaincre de revenir avec moi. Ç’aurait probablement mieux valu que de rester là, à t’attendre comme un imbécile. Et si ça peut te consoler, sache que ça m’a pris des années avant de m’en remettre… — Ça ne me console pas, dit-elle simplement. — Je sais. Moi non plus. » Il se laisse tomber sur le sol, s’adosse à la porte de sa chambre : « Je ne suis pas fâché contre toi, mais contre moi, reprend-il sur un ton lourd. J’aurais dû être là… — Bruno… — Laisse-moi finir ! s’impatiente-t-il. Peut-être que tu aurais quand même choisi cette solution, peut-être que c’était voué à l’échec, aussi ! Qui peut savoir ? Mais ça n’empêche pas que j’aurais dû être là. Tu n’avais pas à vivre cette épreuve toute seule. — Pffft ! Tu m’aurais fait la crise du siècle ! » Devant le ton faussement ironique de Jennifer, il feint un petit rire avant de reprendre : « Je ne dis pas que je n’aurais pas essayé de te faire changer d’avis, mais… j’aurais quand même moins de regrets si j’avais été là. Même pour ça. » À son tour, Jennifer se lève du coin de son lit et vient s’asseoir sur le sol, dos contre le mur, tout près de la porte. Elle ravale le sanglot qui lui reste en travers de la gorge et, bien que ses mots soient sincères, elle trouve difficilement la voix pour chuchoter : « C’est gentil de dire ça. » Bruno ne répond pas, mais il perçoit clairement le chagrin à travers les mots de Jennifer. Il a envie de la voir, de la consoler, de la serrer contre lui et pourtant… il laisse simplement sa tête prendre appui contre la porte et reste là, silencieux, à attendre qu’elle reprenne la parole. « Ça a été difficile, dit-elle au bout d’un long moment. — Je m’en doute. Et j’en suis vraiment désolé. » Tout reste immobile pendant une bonne minute, puis la porte s’ouvre doucement. Très vite, Bruno se retient pour ne pas suivre le mouvement qui l’accompagne et se déplace pour prendre appui contre

le mur. Lui debout, elle sur le sol, ils échangent un regard triste. Le voilà troublé de voir les larmes de son épouse et, même si elles ne coulent plus, elles sont toujours là et brillent sur ses joues. Sans un mot, il s’agenouille sur le sol et tout s’enchaîne très rapidement : il l’attire et l’écrase contre lui pendant qu’elle laisse tomber sa tête contre son épaule. Dans cette position, ils échangent leurs larmes en silence et, parfois, Bruno renifle près de son oreille et fortifie sa prise avant de la relâcher. Lorsque les tremblements de son épouse s’estompent, elle essuie ses yeux avant de relever la tête, mais au lieu de soutenir le regard de Bruno, elle fait mine de jeter un œil tout autour d’elle : « Ça me fait bizarre d’être ici, admet-elle. — Pour moi aussi. Enfin, je veux dire… que tu sois ici. » Il sourit, gêné par leur soudaine proximité. Par cette complicité, aussi, et il n’est pas le seul, puisque Jennifer se dégage doucement de son étreinte pour retrouver une position confortable et replace mécaniquement ses cheveux en gardant les yeux rivés loin des siens. Elle pivote et s’assoit à ses côtés. Sous cet angle, elle aperçoit la vue qu’offre la baie vitrée dans la chambre de Bruno, juste en face de la sienne, et sourit : « T’habites vraiment dans un bled perdu, mais… j’avoue que c’est beau. Et je suis sûre que ça fera une super pub pour ton vin. » Il étouffe son rire et hoche la tête, mais elle se redresse, prête à bondir sur ses jambes : « Il doit rester une heure ou deux avant le coucher du soleil. Si on allait faire un tour dans les vignes ? Si tu me prêtes ton appareil, je peux voir ce que ça donne… » Même s’il est étonné par le brusque changement d’attitude de Jennifer, Bruno n’en laisse rien paraître. Il est heureux de ce moment qu’ils ont partagé, mais a aussi très envie de laisser retomber la pression en allant faire un tour à l’extérieur. Et même s’il n’ose pas l’évoquer à voix haute, il se sent fébrile à l’idée de revoir son épouse se promener dans le domaine, un appareil photo entre les mains… * * * Jennifer détaille les fonctions de l’appareil numérique de Bruno pendant qu’il les transporte de l’autre côté des vignes, à l’aide d’une petite voiture de service. Durant le trajet, elle photographie un peu partout, juste pour s’habituer à l’appareil, non sans ressentir une vive excitation à l’idée de reprendre du service en tant que photographe. Lorsqu’ils descendent de voiture, elle marche à travers les vignes avec un petit sourire ravi qu’il observe sans un mot. Elle se penche fréquemment pour obtenir le meilleur angle, recommence souvent, zoome sur le petit écran à l’arrière de l’appareil pour vérifier le résultat. Même s’il songe à faire la conversation, il n’ose pas briser la paix qui s’est installée entre eux. Pour ne pas rester là, à rien faire, il s’agenouille au bout de l’allée et fait mine d’enlever quelques feuilles jaunies par le soleil. L’avantage du numérique, c’est que Jennifer peut mitrailler sans compter, juste pour s’assurer que le cadre et la lumière lui conviennent. Une vingtaine de déclics plus tard, elle relève la tête vers lui et demande : « Les photos que t’as emmenées chez ma mère, tu vas me les rendre ? — Ben… oui. Si tu les veux. — Je pourrais numériser les négatifs. On ne sait jamais. Peut-être que certaines feraient l’affaire, quoique… faut voir. Les couleurs doivent être délavées, maintenant. » Il ne répond pas, doutant que ce soit le cas. « Il n’y avait aucune photo de nous deux ? lance-t-elle subitement. — Évidemment qu’il y avait des photos de nous deux ! Est-ce que je n’ai pas montré des images de notre mariage à tes employés ? » Elle grimace et retient un rire, se souvenant de la scène en question, puis s’arme de courage en se

positionnant directement face à lui : « Et les autres ? Elles sont où ? — Quelles autres ? — Y avait pas que ça, il me semble ! Chez ma mère, tu as montré, quoi… douze photos ? » Bruno se sent étrangement heureux qu’elle se rappelle l’existence des autres clichés, mais comme il garde le silence, elle s’empresse d’ajouter en lui tournant le dos : « C’est pas grave si tu les as jetées. C’était juste pour savoir. — Mais non ! Je ne les ai pas jetées ! s’exclame-t-il en la suivant. Elles sont probablement quelque part, dans une boîte… » Elle fait volte-face et il s’arrête brusquement dans son geste, sur le point de lui rentrer dedans, mais elle profite de leur proximité pour le toiser d’un regard intrigué : « Je te rappelle que j’étais à poil sur certaines. Celles-là, j’espère que t’as eu la décence de les détruire ! » Son ton froid l’amuse et il croise les bras devant lui, fait mine de réfléchir à la question pour la faire patienter, puis lance : « D’abord, tu étais nue sur une seule, enfin… sur plusieurs, mais je veux dire… une seule où on voyait… un peu plus. » Rapprochant ses mains, il fait mine de cadrer le corps de son épouse en se remémorant clairement l’image en question : dans la lumière de l’aube, Jennifer étendue sur le lit, bras relevés derrière la tête, cheveux épars sur l’oreiller. Derrière elle, le lever de soleil sur les oliviers et la mer. Il se souvient qu’elle s’était moquée de lui parce qu’il était intimidé à l’idée de la prendre nue en photo. Pourtant, il avait finalement appuyé sur le déclencheur, incapable de résister à l’idée d’immortaliser cet instant parfait. Jennifer lui lance un regard ironique bien senti : « Tu as gardé une photo de ta femme à poil ? Que dirait ta fiancée ? — Arrête, gronde-t-il, ça fait des années, tout ça. Et la photo n’a rien de vulgaire ! C’était… elle est… très bien. » Le mot « magnifique » décrirait mieux l’image, mais il tempère ses propos, craignant qu’elle n’interprète mal ses paroles. « À ta place, je m’en débarrasserais avant de te marier, suggère-t-elle avant de lui tourner les talons pour la seconde fois. Moi, ça ne me plairait pas de tomber sur une photo de ton ex… — Mais t’as fini, oui ? Je te les rendrai, c’est tout. Tu la donneras à Maxime, tiens ! » Elle éclate de rire et secoue la tête en continuant de s’éloigner : « Bien sûr ! J’imagine déjà la scène : tiens, Max, voici une super photo de moi à poil, juste après que j’ai baisé avec mon ex. Sans façon… je crois qu’on va juste la foutre au feu. » Il la suit, hausse le ton à son tour : « Tu dis ça parce que tu ne t’en souviens pas, mais je t’assure que l’image est superbe ! Il y avait une telle lumière dans cette chambre, ce matin-là. Et c’était juste avant que tu prennes celles de la mer… » Jennifer poursuit son chemin, un peu agacée qu’il lui décrive ce moment si précis de leur passé et qu’il l’oblige à y replonger. Comment pourrait-elle oublier cette nuit-là, de toute façon ? Probablement la plus belle de leur mariage, quoiqu’il n’ait pas été bien long ! Pour éviter de laisser son trouble transparaître, elle fait mine de poser et jette, sur un ton détaché : « Je ne doute pas que l’image soit pas mal, après tout… le modèle de base l’était, lui aussi. — Espèce de vaniteuse ! dit-il en riant. — Quoi ? Il y a huit ans, j’étais très mignonne. Tu ne vas quand même pas dire l’inverse : tu m’as épousé ! »

Il a un rire franc et lève les mains au ciel en feignant d’être pris au piège, mais avant qu’il ne puisse répondre, elle reprend, plus sérieusement : « Je suis sûre que c’est une très belle photo, mais à ta place, je m’en débarrasserais avant qu’Emma ne te passe la corde au cou. Avant de s’engager, il vaut mieux faire table rase du passé. — C’est ridicule ! Emma sait qu’on a été mariés ! — Garde une image de notre mariage si tu tiens tant que ça à avoir un souvenir de ton ex, mais bon… à poil… je pense que tu surestimes un peu ta fiancée, là. » Comme il réfléchit sans répondre, elle considère la discussion close et poursuit sa route de quelques mètres en cherchant un autre angle pour saisir le lieu. Posant un genou sur le sol, elle prend garde de ne rien abîmer en testant quelques clichés qu’elle vérifie sur l’écran arrière de l’appareil. Bruno reste là, les yeux rivés sur elle, jusqu’à ce qu’il trouve le courage de lui demander : « Pourquoi tu ne veux pas te remarier ? Avec Maxime ? » Elle éclate de rire et lui lance un regard en coin avant de reposer les yeux au loin : « Si tu savais à quel point le mariage est loin dans ma liste de priorités ! Et puis, tu devrais le savoir : je suis bien meilleure amante qu’épouse. — Moi qui croyais que c’était la proposition de Max qui t’avait convaincue de me suivre… » Toujours un genou au sol, Jennifer pose l’appareil photo sur sa cuisse et tourne la tête vers lui : « Puisqu’on est dans les confidences, sache que je voulais venir ici uniquement pour foutre ta vie en l’air. — Rien que ça ? Et comment tu comptais t’y prendre ? » Elle se redresse et soutient son regard avec un air empreint de défi : « C’est pas difficile. Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ? Tes vignes, et probablement ta petite Emma. Oh, j’oubliais ton ego, évidemment ! Pas besoin de chercher bien loin pour t’atteindre… » Peut-être est-il surpris par sa soudaine franchise ou effrayé par sa menace, car il se raidit et Jennifer remarque aussitôt la façon dont ses épaules se redressent. Avec un air plus détendu, elle tente de le rassurer : « Du calme ! Même si ce n’était pas prémédité, hier soir, je considère avoir suffisamment foutu le bordel dans ta vie. — Oui, dit-il avec une voix lourde. Ça, tu peux le dire. » Sentant le chagrin et une note de reproche dans la voix de son époux, Jennifer pince les lèvres et éteint l’appareil. Elle ajoute, avant qu’il n’insiste davantage : « Je crois que j’en ai assez. On devrait rentrer, maintenant. » Il la scrute sans bouger, un peu déçu qu’elle s’éloigne en cherchant à éviter la discussion, mais peut-être est-ce le seul moyen de ne pas envenimer les choses entre eux ? Après tout, ils viennent de passer presque deux heures côte à côte sans se disputer. Peut-être vaut-il mieux en rester là pour l’instant.

Chapitre 13 Il est tard, mais Jennifer ne dort pas. Alors qu’elle a attendu ce moment toute la journée, voilà que le sommeil la fuit. Son ordinateur étant connecté depuis la fin de l’après-midi, elle profite de la soirée pour consulter ses courriels et vérifier que tout se passe bien à Montréal. Elle envoie même un petit mot à Maxime pour lui raconter l’essentiel de son voyage et le prévenir de sa nouvelle date de retour. En attendant que la fatigue revienne, Jennifer retourne sur la terrasse et s’accoude à la rambarde. Elle ferme les yeux, hume l’air marin et se délecte de la brise fraîche. La quiétude qui règne lui plaît. Chez elle, impossible de s’installer tranquillement à l’extérieur : le bruit du centre-ville est omniprésent, alors qu’ici, tout est paisible. Bruno cogne à la porte et entre dans la chambre sans attendre. Jennifer se retourne et sursaute en l’apercevant à travers la fenêtre. Son époux dépose une boîte sur le lit. Vêtue d’une chemise de nuit légère, elle revient à l’intérieur et gronde : « Qu’est-ce que tu fous là ? — Livraison spéciale ! J’ai retrouvé tes affaires. Je me suis dit que ça te plairait de les voir. » Il plonge une main dans la boîte, en ressort une robe et un bikini qu’elle reconnaît et lui arrache des mains : « J’ai laissé tout ça ? — T’es partie vite, tu te souviens ? » Elle laisse tomber les vêtements sur le lit et y grimpe à son tour pour s’agenouiller à la hauteur de la boîte. Elle en sort des livres, une sculpture, une peinture, autant de cadeaux que Bruno lui a offerts et qu’elle a décidé de laisser derrière elle, le jour de son départ. « Waouh, je ne me souvenais plus de tout ça », admet-elle. Il ne dit rien, mais il prend place sur le rebord du lit, curieux d’assister à la scène. Elle vide tout sur le lit, retrouve des pellicules ainsi que deux enveloppes jaunies par le temps. Avec un cri d’excitation, elle l’ouvre et retrouve ses photos, les mêmes que Bruno a apporté chez sa mère, mais aussi les autres : celles où on les voit ensemble. Lui surtout, dans tous les lieux qu’ils ont visités, bien que sur certains clichés ils apparaissent tous les deux. Heureux et souriants. Vers la fin, elle arrive aux images de ce matin-là, lorsqu’elle a laissé son époux la photographier dans son plus simple appareil. Elle hausse un sourcil, étonnée de la qualité de l’image. Du cadrage autant que de la composition qu’elle forme. « Elle est pas mal, hein ? fait-il. — Ben… oui. » Consciente qu’il l’observe, Jennifer cache l’image sous la pile et fait mine de ne pas l’observer outre mesure : « J’étais pas mal du tout, à l’époque, raille-t-elle. — T’es toujours pas mal. — Ouais, enfin… bon. » Elle range la pile de photos à l’intérieur de l’enveloppe jaunie, passe à la seconde, qu’elle fait défiler plus rapidement. Les souvenirs reviennent dans sa mémoire et un sourire se fraie un passage jusqu’à sa bouche. Devant l’un des clichés, elle pouffe de rire et le tourne en direction de Bruno : « Tu te souviens de ça ? On est revenus complètement trempés ! Quelle pluie c’était ! Quand je pense que j’ai sorti mon appareil photo sous un torrent pareil ! — Tu voulais te souvenir de ce qu’on avait fait sous la pluie. Et dans les vignes ! » ajoute-t-il en

pouffant à son tour. Qu’il lui rappelle cela, à voix haute, la trouble plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle le scrute en essayant de masquer son malaise et reprend, sur un ton plus modéré : « C’était loin d’être confortable… — Ça ne l’était pas du tout ! confirme-t-il. Ah ! et regarde ! » Il bascule la boîte et en retire un écrin qu’il ouvre devant elle. Jenny retient son souffle et dirige un regard déconcerté vers Bruno : « T’as gardé mon alliance ? Je pensais que… je l’avais jetée ? — Je l’ai récupérée. Je me suis dit… enfin… c’est pas grave. » Il referme l’étui et le laisse tomber sur le lit en haussant les épaules : « Si tu veux, tu peux tout prendre. Après tout, c’est à toi… » La jeune femme reprend l’écrin pour vérifier à nouveau l’allure de son alliance. Elle tapote le solitaire du bout de l’index, comme pour se convaincre que le bijou est vraiment là, non sans se demander pourquoi Bruno ne s’est pas débarrassé de toutes ces choses, depuis le temps. En laissant tout derrière elle, Jennifer avait voulu oublier leur histoire et lutter contre la douleur qui s’était pourtant permis de traverser l’océan avec elle. Quand le constat s’impose à son esprit, elle relève des yeux tristes vers lui : « Tu pensais vraiment que j’allais revenir, hein ? » Il a une moue incertaine en guise de réponse, mais elle comprend que sa théorie est juste : Bruno avait tout gardé en prévision de son retour. « Mais tu m’as dit… que tu ne voulais plus jamais me revoir ! ajoute-t-elle avec une voix trouble. — J’étais en colère. Je me suis dit qu’avec un ultimatum, ta peur de me perdre serait plus grande que ton envie de partir, mais… de toute évidence, je ne faisais pas le poids. — C’est pas ça ! C’est juste que… merde, Bruno, tu me connais ! Si tu me dis non, pour sûr, je fais l’inverse ! » Il affiche un sourire plus franc et hoche la tête : « Maintenant, je le sais, mais à l’époque… — T’étais un sale petit macho, je sais ! reprend-elle avec une pointe d’ironie. Franchement, tu crois vraiment que j’aurais pu me contenter de vivre dans ton château ? Je ne suis pas comme ça ! — Le mariage, Jenny, c’est construire quelque chose ensemble. Pas toi d’un côté et moi de l’autre ! Si tu avais compris ça, on aurait pu trouver une solution. — Ben voyons ! Je n’avais rien du tout ! — Mais qu’est-ce qui t’empêchait de démarrer ta compagnie ici ou… de devenir photographe ? C’était ton rêve, à l’époque ! Et si tu me l’avais demandé, j’aurais mis le monde à tes pieds ! » Il étouffe le reste de sa tirade et détourne la tête pour éviter de retrouver sa déception d’alors. Jennifer dépose la boîte en carton sur le sol, vide désormais, et pousse maladroitement tous les objets à l’intérieur comme si elle voulait s’en débarrasser une seconde fois. Elle s’emporte à son tour, d’une voix légèrement éteinte : « Le problème, Bruno, c’est que je ne voulais pas qu’on me donne le monde ! Je voulais ma vie ! Et si tu l’avais compris, on n’en serait pas là, toi et moi. » Alors qu’elle jette tout sans faire attention, il retient la sculpture par crainte qu’elle ne se brise dans sa chute, puis se penche pour récupérer les enveloppes jaunies, en ressort les photographies et les éparpille pour trouver toutes celles qui la représentent : « Est-ce que ce n’est pas l’image d’une femme amoureuse, juste là ? Je n’ai pas rêvé, il me semble ! Tu étais heureuse ! » Il pousse un soupir lourd et détourne rapidement les yeux de son épouse, puis rassemble les photographies dans une pile pendant que la jeune femme serre les dents, de tristesse plutôt que de

colère. Plusieurs minutes s’écoulent avant que Bruno ne brise le silence, sur un ton empreint de regrets : « J’aurais dû aller te retrouver à Montréal. Si tu m’avais fait le moindre signe… si j’avais su que tu m’attendais… — Je t’attendais », dit-elle simplement. Ce n’est pas sans difficulté qu’elle remonte les yeux vers ceux de son époux. Il sourit difficilement à travers un regard troublé de larmes : « Alors je n’ai pas rêvé ? Tu m’as vraiment aimé ? — Évidemment, idiot ! Je ne me serais pas mariée, autrement ! » Elle tente de plaisanter, mais sa voix reste tremblante. Elle ne peut s’empêcher d’être touchée par toute l’émotion que Bruno laisse paraître devant elle. Pour éviter de se mettre à pleurer, elle entreprend de ranger les images, sans les trier ni rien, juste en les empilant en deux paquets égaux et en les replaçant dans les enveloppes. « Tu sais, j’ai celles du mariage aussi… — Ça va aller, dit-elle en secouant la tête. Je crois que pour ce soir, on a suffisamment remué le passé. — Oui. Je le crois aussi. » Le rire qu’ils échangent est timide, empreint d’un malaise que ni l’un ni l’autre ne souhaite prolonger, mais dès que tout est rangé, Bruno se lève et marche vers la sortie. Sur le seuil de la porte, il ajoute en modelant sa voix sur un ton léger : « Demain, je me disais qu’on pourrait retourner au château de Begur. Ou à la mer, selon ce que tu préfères. — Begur, tranche-t-elle sans hésiter. J’y ai fait de belles photos la dernière fois. Et on voit le domaine de là-haut. — Oui. » Avant de partir, il se retourne une seconde fois : « Et Emma… elle aimerait passer un peu de temps avec nous. Comme c’est samedi… — Bien sûr. Pas de problème. Tu peux même me laisser ici et passer la soirée avec elle, proposet-elle sans attendre. — Je crois que tu ne comprends pas, dit-il avec un petit rire. Emma a très envie de te connaître… » Même si elle tente de ne pas montrer la moindre surprise face à cette information, Jennifer ne peut s’empêcher d’afficher un air consterné. Quelle drôle d’idée ! À quoi bon vouloir connaître l’ex de son futur époux ? « Il y a un problème ? questionne-t-il en percevant le froncement de sourcils de son épouse. — Non, enfin… Sans vouloir te vexer, moi, je n’ai pas vraiment envie de la connaître. Ne le prend pas mal, hein ! Elle a l’air d’une chouette petite fille et tout… — Arrête de l’appeler comme ça, la dispute-t-il. Elle n’a que cinq ans de moins que toi. — Et combien de moins que toi ? » Il lui lance un regard sombre, mais ne cherche aucunement à la contredire : « Elle est jeune, j’en conviens, mais tu ne peux pas dire qu’elle n’est pas charmante. Et gentille, aussi. — Voilà de bien belles qualités pour une future Mme de Verteuil, le nargue-t-elle sans attendre. — Peut-être, en effet, surtout si le but est que cette union dure plus que deux mois… » lance-t-il avec un petit rire. Elle répond avec un sourire doux, puis fait signe de le chasser hors de sa chambre avant de jeter, sur un ton las :

« Remarque, ça ne me gêne pas de jouer le jeu. L’important, c’est qu’elle croie que tu passes de la mauvaise à la bonne fille. » Alors qu’il est sur le point de quitter la pièce, il se repositionne face à elle : « Qu’est-ce que tu racontes ? Il n’y a absolument aucune compétition entre vous deux ! — Mais quel idiot tu fais ! Évidemment qu’il y a compétition ! Pourquoi tu crois qu’elle veut me connaître ? On est tellement différentes, elle et moi. À croire que tu l’as choisie exactement parce qu’elle est tout l’opposé de ce que je suis ! » Il paraît troublé par les propos de son épouse et croise les bras devant lui avant de riposter : « Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, ça n’a pas fonctionné, nous deux. Quoi de plus normal que de chercher une femme… plus douce et… — Une femme qui fera tout ce que Monsieur voudra ? — Mais ça n’a rien à voir ! s’emporte-t-il. À t’entendre, je suis pire qu’un dictateur ! Mais je ne me souviens pas t’avoir forcé la main pour venir à Esclanyà. Et dans mes souvenirs, c’est toi qui as fait les premiers pas, cette nuit-là. Et tu n’as pas hésité une seconde avant de me dire oui ! » Elle cligne rapidement des yeux et son corps se raidit sur le lit, un peu surprise par les exemples que prend Bruno pour soutenir son point. « C’était juste une blague, dit-elle pour essayer de le calmer. — Ce n’est pas une blague pour moi ! J’essaie de refaire ma vie, Jen, et si Emma a envie de te connaître, je ne vois pas où est le mal. Et toi, alors ? Qu’est-ce que t’as dit à mon sujet à Maxime ? Ah, j’oubliais : Monsieur ne savait même pas que t’étais mariée ! — Ça n’a rien à voir ! Contrairement à toi, je n’ai absolument pas l’intention de me remarier ! » Il la fixe avec étonnement et elle s’empresse d’ajouter, pour éviter qu’il la questionne à ce sujet : « N’empêche, si j’étais dans ta situation, je saurais exactement quoi lui dire. — Vraiment ? Mais je t’en prie, dis-moi tout ! — C’est simple, au fond. J’étais jeune et c’était passionnel ; ce qui est vrai, quand on y songe. Ça été une histoire de sexe qui a… disons… dégénéré. — Dégénéré ? — Bah, oui ! On a cru qu’on était amoureux, ce genre de choses… » Il sursaute et rugit devants ses paroles : « Il y a dix minutes, tu disais que tu m’aimais ! Et là, on y a seulement “cru” ? — J’essaie de t’expliquer ce que je dirais à Maxime ! Ou plutôt, ce que toi, tu devrais dire à Emma ! — Pourquoi je lui mentirais ? Elle connaît déjà toute l’histoire ! » Cette fois, Jennifer l’imite. Elle croise les bras et le toise du regard : « Elle connaît toute l’histoire ? Vraiment ? Alors là, j’avoue que je suis impressionnée ! Elle a drôlement confiance en toi, cette petite. Parce que moi, si je savais que Max avait eu une liaison de cette force-là avec son ex et que le sexe était aussi fort… tu peux être sûr que ne les laisserais pas dormir sous le même toit ! » Il ne dit rien, mais son visage n’en paraît pas moins troublé, ce qui incite aussitôt son épouse à demander : « Tu ne lui as pas dit à quel point c’était chaud, nous deux, pas vrai ? — Pour quoi faire ? Ce genre de détails ne la regarde pas, répond-il en serrant la mâchoire. Et puis, tu as bien fait la même chose avec Maxime ! — Faux ! Je n’ai rien dit à Max. Absolument rien ! Crois-moi, c’est le meilleur moyen d’éviter les questions ridicules du genre : “Est-ce que c’est mieux avec moi ?” — Ce n’est pas le genre d’Emma, voyons ! — Bien sûr, siffle-t-elle. Alors elle ne t’a jamais demandé : “Qu’est-ce que ça te fait de la

revoir ?”, “Tu n’as pas de regrets ?” » Il voudrait le nier avec force, mais il n’y arrive pas. Emma lui a-t-elle posé ces questions ? Oui, mais sûrement pas dans un but de comparaison ! Et pourtant, devant les paroles de Jennifer, il ne peut s’empêcher de d’en douter. « Toutes les femmes se ressemblent, Bruno, et Emma n’est pas différente, tu sais. Elle a besoin de se sentir rassurée, de sentir qu’elle est la seule pour toi. — Quelle idée ! Elle est la seule ! — Faux. Elle était la seule jusqu’à ce que je débarque dans ton bled pourri et que j’y reste coincée à cause de ce fichu divorce ! Oh, et sans parler du fait que j’ai remis le passé sur la table en parlant de mon avortement. Emma est peut-être gentille, mais elle n’est pas folle, non plus : elle voit bien qu’il reste des liens entre nous. — On a été mariés : évidemment qu’il reste des liens ! — Mais qu’est-ce que t’es borné ! Tu ne veux rien comprendre, ma parole ! Tant pis, qu’est-ce que je m’en fous, au fond ! » Elle gratte la couverture jusqu’à ce qu’elle parvienne à défaire son lit et se glisse sous les draps en soufflant avec bruit. Puisqu’il est resté dans l’embrasure de la porte, elle relève la tête vers lui et jette, sur un ton qui cherche à conclure la discussion en cours : « Tu fermes la lumière, s’il te plaît ? » Sans attendre la réponse, elle se tourne sur le côté pour signifier ses intentions. Bruno la fixe, encore sous le choc de ses dernières paroles, puis il éteint avant de refermer la porte derrière lui en sortant.

Chapitre 14 Bruno surgit dans la chambre de Jennifer à huit heures tapantes. Après une douche chaude terminée par un coup d’eau froide pour chasser les dernières traces de sommeil, la jeune femme descend à la cuisine, vêtue de jeans et d’un t-shirt blanc, ce qui fait sourire son époux : « Quoi ? marmonne-t-elle. — Tu vas avoir chaud avec ça. — J’ai pas pris assez de vêtements, explique-t-elle en se jetant sur le café qu’il lui sert. — Tu devrais remettre ta robe de l’autre soir. Il risque de faire chaud, aujourd’hui. » Elle a un haussement d’épaules un peu vague, mais refuse obstinément de se changer. Dans son souvenir, il y a du vent au château et elle n’a aucune envie de grimper là-haut avec une robe. Autant montrer sa culotte à tout le monde ! « Si tu veux, on peut aller faire deux ou trois courses, aussi, suggère Bruno. C’est quand même de ma faute si tu es coincée ici quelques jours de plus. Je peux bien t’offrir deux ou trois tenues… » La tasse sous le nez, elle hume l’odeur savoureuse qui s’en dégage et sans cesser ce geste, elle lui décoche un regard noir : « Je suis capable de payer mes vêtements. — Ouh, féministe jusqu’au bout, se moque-t-il. Mais là, on parle de survie. Crois-moi, tu ne veux pas garder tes jeans. Surtout avec la chaleur qu’ils annoncent ! » En guise de preuve, il lui montre ses propres habits : un bermuda de mauvais goût et une chemise ample et légère aux motifs bariolés. Sans relever ses propos, elle attache ses cheveux derrière sa tête, comme si cela suffisait à se parer contre la chaleur, puis vide son café d’un trait. Elle grimace sous son goût prononcé et repose la tasse sur le comptoir avec bruit : « Bon, alors : on y va ? — Tu ne veux rien manger ? » Elle scrute le plat de pâtisseries qu’il désigne des yeux et récupère un croissant avant de descendre de sa chaise : « On mangera en route. Je ne veux pas rater la lumière du matin. T’as pris ton appareil ? — Attends ! Tu ne veux pas savoir ce que j’ai prévu ? » Elle retient ses pas et se retourne vers lui avec une expression intriguée, ce qui incite son époux à poursuivre : « Maria nous invite à dîner chez elle, ce soir. Emma viendra avec nous. Je me suis dit que ce serait plus convivial ainsi. Sans parler que ma sœur s’est plainte de ne pas avoir eu assez de temps avec toi, alors… » Jennifer sourit à l’idée de revoir Maria et toute sa petite famille. À choisir, elle préfère largement passer la soirée avec eux que d’être la troisième roue du carrosse en compagnie de Bruno et de la future Mme de Verteuil… * * * Bruno reste à l’écart pendant que Jennifer choisit l’angle de vue. Elle se déplace à petits pas, cherche l’emplacement idéal qui lui permettra de saisir le domaine et le paysage qui l’entoure. Elle vérifie régulièrement la position du soleil, non sans le maudire à quelques reprises, car, même à cette heure matinale, il cogne dur. Au loin, son époux l’observe et la plaint. Nul doute que ce pantalon la fera bientôt souffrir et il se demande s’il n’aurait pas mieux fait d’insister davantage au sujet de la robe…

Quand un premier déclic se fait entendre, il sourit : ça n’a pas été aussi long qu’il le prédisait. Le corps droit, Jennifer effectue des rotations de gauche à droite tandis qu’une série de déclics retentissent à nouveau. Alors que la chaleur l’agaçait il y a quelques minutes, elle paraît soudain captivée par le paysage qu’elle essaie de capturer avec l’appareil. Elle se rapproche du rempart, s’agenouille et vise directement le domaine de Verteuil en ajustant le zoom à plusieurs reprises. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle tourne la tête vers Bruno, comme si elle venait de remarquer sa présence, et demande : « Tu veux être dans la photo ? — Euh… c’est nécessaire ? — Ben… c’est ton produit. Tu ne veux pas qu’on t’associe avec lui ? — En Amérique, qu’est-ce qui est mieux ? » Devant le regard noir qu’elle lui jette, il se reprend : « Je veux dire… au Québec, qu’est-ce que les gens préfèrent ? » Elle réfléchit une bonne minute avant de répondre, sur un ton plus professionnel qu’amical : « T’es un peu jeune pour avoir l’air de quelqu’un qui s’occupe d’un vignoble. En général, les gens qui sont dans ce genre de pub ont les cheveux blancs. — Je te rappelle que je fais ça depuis que je suis né ! se défend-il. Ce vignoble est celui de mon arrière-grand-père ! — Je parle simplement de l’image que tu projettes. Les hommes avec les cheveux blancs, ça donne une impression d’expérience. Avec ta tête, on risque de croire que t’es un acteur. Remarque, si on zoome sur ton visage, ça peut fonctionner. T’es beau, les femmes devraient craquer pour toi. » Il la fixe sans réagir, surpris par son compliment et son ton désinvolte. Devant sa réaction figée, elle éclate de rire : « Quoi ? Vin et mâle, ça plaît ! Et les femmes forment 56 % de la clientèle. Sans compter que ce sont elles qui font les courses… — Vin et mâle ? répète-t-il avec un air dégoûté. Mais est-ce que j’ai l’air de ces filles qu’on pose sur une voiture pour la vendre ? » Le rire de Jennifer s’amplifie, résonne en écho dans l’enceinte du château. Elle décide de le prendre en photo sur le vif, alors qu’il grimace toujours de ses propos. « Tu croyais peut-être que montrer un tas d’arbres verts et des raisins suffiraient à vendre ton vin ? le nargue-t-elle. Au cas où tu ne le saurais pas, t’es en compétition avec des milliers de bouteilles, mon chéri. Pourquoi un client choisirait-il la tienne ? Personne ne va goûter ton vin à travers une affiche, tu sais. C’est toi que les femmes voudront boire, enfin… si l’image est sexy. Avec ce bermuda, ce n’est pas l’idéal, mais bon… on imaginera que t’es en habit. » Devant le geste impatient de son épouse qui lui indique l’endroit où se positionner, Bruno recule jusqu’aux bords des remparts et s’y installe en secouant la tête : « C’est ridicule ! Personne ne fabrique du vin en habit ! — C’est de la vente, Bruno ! Si les gens aiment l’homme, ils achètent le vin. C’est classique ! — Mon vin vaut mieux que ça ! » Elle se redresse et ses yeux lancent des éclairs : « Tu veux le vendre, ton vin, ou pas ? — Mon vin, oui. Pas moi ! — Écoute, tu fais du vin, je fais de la pub. Laisse-moi m’occuper du concept, tu veux ? Les gens qui regardent une affiche veulent du rêve. » Elle pointe derrière lui, montre le paysage, qui est à couper le souffle sous cette lumière, avant de reprendre : « Un décor de rêve, un homme de rêve, un produit de rêve. Tout ce qu’il faut, c’est que les

femmes achètent une première bouteille. Une fois qu’elles auront goûté ton produit, ça fera boule de neige. D’ailleurs, il faudrait peut-être songer à mettre la photo de ta tête derrière la bouteille. Tiens, place-toi ici, je vais te cadrer de façon à ce qu’on ne voie pas cette horreur que tu portes. » Comme elle insiste d’un signe de la main, Bruno consent à se placer à l’endroit qu’elle lui indique, dos contre le petit muret de pierres qui délimite le château. Jennifer se met à le mitrailler, se déplace autour de lui, plus près, plus loin, lui répète de sourire, un peu plus, un peu moins. Il joue le jeu, le visage légèrement crispé. Cependant, Jennifer semble satisfaite lorsqu’elle vérifie la qualité des images sur le petit écran situé au dos de l’appareil. Il croit même entrevoir un sourire sur ses lèvres. « Ça y est ? demande-t-il. — Presque. Je viens de me souvenir de quelque chose. On va en prendre une de plus près. Suismoi du regard, tu veux ? » Elle se remet en position puis prend photo sur photo en s’approchant progressivement de lui. S’il est d’abord gêné, il finit par éclater de rire : « Qu’est-ce que tu fais ? On ne voit pas le domaine, comme ça ! — Mais on voit tes yeux. J’avais oublié que le soleil les rendait aussi bleus. » Elle continue de le photographier pendant qu’il la contemple, une expression figée accrochée au visage, étonné par la bonne humeur qui règne et par le nombre de compliments qu’elle lui fait. Lorsqu’elle pose un genou sur le sol pour le prendre en contreplongée, elle insiste à nouveau : « Mais souris donc ! Les femmes aiment les hommes heureux, pas juste beaux. — Parce que je suis beau ? » Il feint la question, parce qu’il se doute bien qu’il lui a déjà plu, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Avec un air léger, elle met l’appareil de côté pour le regarder directement et siffle, un peu agacée de devoir le répéter : « Évidemment que t’es beau, comme si tu ne le savais pas ! Tu crois que je me serais mariée avec un affreux ? » Le sourire de Bruno se confirme, flatté par l’aveu de son épouse, mais davantage encore par la nouvelle complicité qui s’installe au sein de leur relation. Comment tout peut-il être devenu si simple entre eux ? Alors qu’elle reprend sa tâche, il continue de la suivre des yeux, amusé de la voir aussi concentrée. Lorsque le visage de Jennifer s’illumine, elle lui ordonne de ne plus bouger, s’empresse de reprendre plusieurs clichés qui lui arrachent un cri de joie : « Voilà ! C’est exactement ça ! Ah, si seulement tu t’étais habillé correctement ! Je suis certaine qu’on aurait pu la garder, celle-là. » Il rit, amusé par la joie qui l’anime. Les yeux rivés au dos de l’appareil, Jennifer s’approche, s’installe à ses côtés et fait défiler les dernières photos sous son nez : « Qu’est-ce que t’en penses ? T’es bien là-dessus. On pourrait même en faire un agrandissement pour Emma. Si elle t’aime avec ces vêtements-là, je commence à croire que t’as raison de l’épouser… » Même s’il se concentre sur l’image qu’elle lui montre, Bruno a la sensation de ne pas comprendre ce qui plaît autant à Jennifer. Le domaine est à peine visible et le cadrage lui paraît légèrement serré au niveau de son visage. Et en quoi cela peut-il servir à la vente de son vin ? « Ça ne te plaît pas ? lui demande-t-elle, inquiète de son silence. — Ce n’est pas ça, c’est juste… je ne pensais pas que je servirais de modèle, admet-il. Franchement, je ne sais pas si ça me plaît. — C’est pas grave. C’est pas obligé, tu sais. » Elle s’éloigne, fait mine de chercher un nouvel angle pour photographier le domaine, mais réalise soudain l’ampleur de la tâche que Bruno lui a confiée. Comment transmettre l’essence d’un

endroit comme celui-ci par le biais d’une seule image ? C’est impossible ! Mettant l’appareil de côté pour laisser son regard dériver au loin, elle hausse les épaules, légèrement démoralisée : « Tu sais… je ne sais pas si je suis capable de… de rendre tout ça. C’est tellement grand. » Jennifer continue de scruter l’horizon, à la recherche d’un concept ou peut-être d’une façon de tout abandonner. « Tu devrais prendre un vrai photographe, dit-elle en posant les yeux sur lui. — J’ai un vrai photographe : toi ! Mais qu’est-ce que tu fais depuis une heure ? » Elle baisse les yeux vers l’appareil photo et hausse les épaules : « Il n’y a rien là-dedans. Enfin… je ne crois pas. — Et hier ? Dans les vignes ? » Un autre haussement d’épaules. Jennifer déteste les mots qui remontent dans sa bouche, qui lui suggèrent de déclarer forfait. Peut-être devrait-elle se buter à réessayer, mais elle se relève et tourne les talons : « On devrait descendre. Il fait chaud. — Jen », insiste-t-il avec une voix plus forte. Elle n’a pas le temps de lui faire face qu’il est déjà devant elle, les yeux rivés dans les siens. « Jen, qu’est-ce que tu me fais, là ? Tu viens de reprendre du service, donne-toi un peu de temps ! La photo que tu aimerais prendre n’est pas là ? Tant pis ! On reviendra et puis c’est tout. Et si je dois te servir de modèle, soit ! Je me mettrai en habit, même, si tu veux ! — Tu ne comprends pas. Je ne sais pas si je vais pouvoir… — Bien sûr que tu vas pouvoir, la dispute-t-il avec fermeté. Si quelqu’un peut prendre cette fichue photographie, c’est bien toi ! — J’ai chaud. On peut y aller ? » Sans attendre, elle se dirige vers la sortie. Le soleil l’aveugle et elle sent la sueur perler dans son cou. Contrairement à la dernière fois, il n’y a pas de vent et l’air est lourd, mais ce n’est pas ce qui l’accable le plus. Alors qu’elle se faisait une joie de se remettre à la photographie, elle doit admettre que sa séance du matin est loin d’atteindre le niveau escompté. * * * Après une virée et quelques courses effectuées au centre de Begur, Bruno propose de rentrer au domaine, voyant son épouse incommodée par la chaleur ambiante. Sous la douche, Jennifer gratte la sueur qui semble lui coller à sa peau, puis elle enfile sa robe d’été, heureuse de retrouver la climatisation de la maison. Devant son ordinateur, elle transfère les photographies qu’elle a prises, mais ses craintes se confirment lorsqu’elle les fait défiler une à une : il n’y a aucune magie dans ces images. Elles sont belles, certes, mais un débutant aurait obtenu sensiblement le même résultat. Surtout avec un paysage comme celui-là ! Bruno apparaît dans le cadre de la porte de sa chambre, lance un regard inquisiteur lorsqu’il voit ce qu’elle fait : « Alors ? Elles sont bien ? — J’ai déjà vu mieux… » Il vient s’asseoir près d’elle, sur le rebord du lit, et jette un coup d’œil par-dessus son épaule. « Pas mal, dit-il simplement. — On ne fait rien avec des photos “pas mal”, cingle-t-elle. Il nous faut beaucoup mieux que ça. — Jen, donne-toi un peu de temps. Peut-être que tu te mets trop de pression ? » Elle continue de faire défiler les images en silence jusqu’à ce qu’elle tombe sur celles qu’elle a prises de Bruno, ce qui provoque un petit rire timide de sa part : « Je ne suis vraiment pas fait pour ça… — Au contraire, t’es plutôt photogénique, en fait. Mais si tu ne veux pas en faire partie, c’est une

autre histoire… » Elle retire la carte mémoire de son ordinateur et la lui tend : « Tu pourras les offrir à Emma. Au moins, t’auras pas tout perdu, dans l’histoire. — Mais je n’ai rien perdu. », la contredit-il Il récupère néanmoins la carte et elle referme le couvercle de son ordinateur portable avant de reprendre : « Si tu veux, t’as qu’à me laisser chez Maria. Ça te permettra de passer la soirée avec Emma… » Il fronce les sourcils : « Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que t’as pas envie de passer la soirée avec moi ? — C’est pas ça ! Mais peut-être que ce serait une bonne idée d’accorder un peu d’attention à ta fiancée ? Depuis que je suis là, c’est à peine si tu l’as vue ! — Et alors ? Emma n’est absolument pas jalouse de toi. Elle sait que tu n’es là que pour quelques jours… pour le divorce, en plus ! » Elle se tait en pinçant les lèvres. À quoi bon lui expliquer que, dans la situation contraire, elle n’apprécierait probablement pas que son fiancé passe autant de temps avec son ex ? Dire qu’elle est venue en Espagne pour briser son couple et foutre le feu au domaine, et voilà qu’elle s’en soucie… Devant la longueur de son silence, il insiste : « Jen, le fait est que je suis content de passer du temps avec toi. Et je suis sûr que c’est la même chose pour ma sœur. Et pour ses enfants aussi… » Le visage de Jennifer s’éclaire en songeant à la famille de Maria et elle s’empresse de prendre le sac contenant les quelques cadeaux qu’elle a achetés pour eux, ce matin. « Tu crois que ça leur plaira ? demande-t-elle en l’ouvrant devant lui. — Un cadeau de la princesse ? Tu parles ! » Il enroule mécaniquement une mèche blonde sur le bout de son index, la relâche sans réfléchir, comme il avait l’habitude de le faire il y a huit ans. Jennifer fixe le contenu du sac en soupirant, surtout pour masquer son trouble devant ce geste qui lui semble soudain très familier. Dès qu’il repose sa main sur le lit, elle se lève et s’affaire à retirer le prix des présents qu’elle destine aux enfants. Déjà, loin de Bruno, elle a la sensation de mieux respirer. * * * C’est un tourbillon de cris qui accueille l’arrivée de Bruno, Emma et Jennifer. Les deux plus vieux se jettent sur leur oncle ; il réagit en les prenant dans ses bras à tour de rôle, puis en les faisant tournoyer dans les airs. « Jennifouer ! » La petite tend les bras vers la jeune femme qui répond volontiers à sa requête. Elle la soulève, la prend dans ses bras et la cale sur sa hanche, avant de se pencher pour embrasser Maria : « Quel accueil ! — Tu parles, depuis qu’elle sait que tu viens, elle n’a pas arrêté de parler de la princesse… » La main de mini-Jenny caresse ses cheveux blonds en souriant. Bruno approche le sac de présents et Jennifer s’exclame aussitôt : « C’est vrai ! J’ai des surprises pour eux ! » Les enfants deviennent soudain très excités, le garçon se met même à sautiller autour d’elle, alors que Maria soupire : « Tu n’aurais pas dû ! — Mais si. Attends de voir ce que j’ai trouvé ! » Elle dépose la petite sur le sol, s’agenouille pour se mettre à sa hauteur et sort un DVD du dessin animé Aladdin : « Là-dedans, il y a la plus jolie princesse qui existe, et tu sais quoi ? Elle a les cheveux comme

toi ! » La petite récupère le disque, scrute la couverture et finit par pointer la femme vêtue de bleue : « Elle ? — Oui. Elle s’appelle Jasmine. — Zasmine », répète-t-elle. L’enfant se tourne vers sa mère : « Je peux voir le film ? — Je suppose que oui », souffle Maria. Jennifer s’empresse ensuite de sortir une boîte contenant une voiture téléguidée pour le garçon. Enfin, elle remonte un petit ours en peluche vers Maria : « Ça, c’est pour la petite. — T’étais pas obligée. — Je ne me suis pas sentie obligée, au contraire ! — Elle a passé plus de temps dans la boutique de jouets que dans celle de vêtements », rigole Bruno. La petite Jenny tire sur la main de la jeune femme pour qu’elle l’accompagne au salon. Jennifer se laisse guider sans rechigner. Dans leur dos, Maria rappelle : « J’espère que vous n’avez pas oublié de remercier tata rossa pour vos cadeaux ! » Jenny se jette au cou de cette dernière, plaque un baiser bruyant sa joue : « Merci tata ! » Michaël l’imite, plus timide, puis demande à son oncle de l’aider à déballer le jouet. Pendant que les filles s’installent sur le canapé pour regarder le film, les garçons prennent place sur le sol et s’amusent avec la voiture téléguidée. À l’entrée de la pièce, Maria se moque d’eux : « On dirait que tout le monde a son jouet, ici ! — Oui », rigole Emma. Eduardo surgit, Ella entre les bras, et la tend à Jennifer qui pose sur lui un regard paniqué. « Tu veux la prendre ? Ça va me permettre d’aider Maria à la cuisine… — Euh… OK. » Elle ramène le bébé contre elle en retenant son souffle quelques instants. À sa droite, la petite Jenny tapote le pied de l’enfant, puis elle pose la tête contre le bras de Jennifer avant de reporter son attention sur le film, comme s’il n’y avait rien d’anormal à ce qu’une parfaite étrangère tienne sa petite sœur. Pendant quelques minutes, l’enfant cherche une position plus confortable, puis se rendort avant que Jennifer ait pu retrouver une respiration normale. Relevant la tête, elle essaie de suivre le film qui débute, mais toute son attention est captivée par le souffle du bébé dans son cou. Mini-Jenny pointe l’écran de la télévision dès que Jasmine y fait son apparition et saute doucement sur le canapé : « C’est Zasmine ! La princesse ! — Oui », sourit Jennifer. Le corps raide, la petite fixe l’écran avec attention, comme si elle essayait de tout avaler avec les yeux. Sur le sol, Bruno les observe à la dérobée et voit Jennifer glisser imperceptiblement sa joue contre la tête de l’enfant, humant discrètement l’odeur de la petite fille. Lorsqu’elle remarque le regard de Bruno dans sa direction, elle s’empresse de reporter son attention sur le dessin animé. Après quelques tours de voiture, le garçon, s’étant laissé capturer par le film, finit par grimper près de sa sœur sur le canapé pour mieux le regarder. Bruno retient son rire, mais ne peut s’empêcher de chuchoter, sur un ton badin : « On dirait que les enfants t’aiment bien. — Oui. »

Michaël tourne la tête vers elle sans quitter l’écran du regard : « Tata ? Il est gentil, le tigre ? — Oui. — Tu l’as déjà vu, le film ? — Plusieurs fois. C’est mon préféré. » La petite Jenny lève les yeux vers elle : « Tu regardes des dessins animés ? — Ça m’arrive, oui. — Waouh. » La tête de la petite fille retombe contre son bras et Jennifer remonte le bébé en prenant appui sur l’accoudoir du canapé. Tout est calme au salon. Les seuls bruits qu’elle perçoit, hormis le son de la télévision, proviennent de la cuisine. Eduardo revient discrètement, tend un biberon par-dessus la tête des enfants : « Elle devrait bientôt se réveiller pour manger. À moins que tu préfères que je la prenne ? — Oh, euh… non. » Inconsciemment, ses bras se resserrent autour de l’enfant et elle dépose le biberon tout près. Eduardo annonce aux enfants qu’ils vont manger en premier et qu’ils pourront revenir regarder la fin du film pendant que les adultes dîneront. Sur ce, il arrête le visionnement et leur dit de venir à la cuisine. La petite se tourne vers Jennifer : « Tata, tu viens avec nous ? — Elle va d’abord nourrir Ella, rétorque son père. — Mais je veux rester avec Jennifouer », se braque l’enfant. Eduardo rigole avant d’envoyer un regard moqueur à la jeune femme : « On dirait qu’ils t’ont adoptée ! — Oui », confirme-t-elle avec un petit sourire fier. La petite Jenny entre les bras, Eduardo repart en direction de la cuisine. Bruno récupère la place des enfants et fait signe à son beau-frère qu’il tiendra compagnie à la jeune femme pendant le boire d’Ella. Dès qu’ils se retrouvent seuls, il caresse la tête de l’enfant du bout des doigts : « Elle est belle, hein ? chuchote-t-il. — Oui. » Il remonte les yeux vers Jennifer, hésite, mais pose quand même sa question : « Qu’est-ce que ça te fait ? De la tenir ? — J’ai peur de la briser », avoue-t-elle avec un rire nerveux. Son tremblement dérange l’enfant, dont le sommeil s’agite soudain. Jennifer s’empresse de positionner le biberon tout près de sa bouche pour prévenir les pleurs, surtout par crainte que l’un des parents ne débarque pour la lui reprendre. La petite ouvre la bouche et accueille la tétine sans même ouvrir les yeux, pendant qu’elle la contemple avec un air émerveillé : est-ce si simple de s’occuper d’un enfant ? « Tu y penses ? » murmure alors Bruno à voix basse. Elle tourne la tête vers lui, incertaine du sens de sa question. « Tenir un enfant, ça ne te fait pas penser au bébé que nous aurions pu avoir ? Parce que moi… quand je te vois… — Bruno, arrête », gronde-t-elle Elle baisse à nouveau les yeux vers l’enfant, surtout pour éviter ceux, inquisiteurs, de Bruno, mais comme il persiste à la fixer, elle lui tend doucement le bébé : « Tiens, tu peux la prendre. — Mais… pourquoi ? »

Elle insiste et, passivement, il accepte et récupère Ella entre ses bras. Une fois libre, Jennifer se relève et replace sa robe. Comme l’enfant rechigne, Bruno remet le biberon en place avant de remonter un visage intrigué vers son épouse : « Jen, tu m’expliques ? — Je ne veux plus en parler. Est-ce que c’est si dur à comprendre ? » répond-elle à voix suffisamment basse pour éviter d’alerter les autres. Elle souffle pour repousser la tristesse qui lui monte aux yeux, mais sous le regard intrusif de Bruno, elle finit par tourner les talons et regagne la cuisine, s’installe au comptoir en annonçant : « J’ai besoin d’un verre. — Ça s’est si mal passé ? demande Maria. — Quoi ? Non ! Au contraire ! Ella est adorable ! D’ailleurs, tu peux me dire comment on fait des enfants aussi parfaits ? — L’amour », répond fièrement Eduardo en s’approchant pour la servir. Sa réponse fait sourire tout le monde, surtout Maria qui semble toujours aussi émue de recevoir des compliments de son époux. Moins de cinq minutes plus tard, Bruno les rejoint et s’installe sur une chaise au bout de la table, l’enfant bien calé entre les bras et toujours en train de boire. « Si elle est si sage, pourquoi tu la lui as donnée ? demande Maria. — Parce qu’il a intérêt à se pratiquer un peu, pas vrai, Emma ? — Oh, ben… oui, bafouille l’interpellée, à la fois ravie et gênée. — Et pas toi ? la questionne Maria. Je croyais que t’étais avec un médecin ? Tu n’as pas envie de lui faire des enfants ? — On n’en est pas encore là », certifie-t-elle en reprenant son verre de vin. Elle boit une bonne rasade et soupire de soulagement en sentant la chaleur envahir son ventre. Lorsqu’elle relève la tête, elle a l’impression qu’Emma ne l’a pas quittée des yeux. « Bruno a l’habitude, lance Eduardo dans un rire. Ils vont chez lui toutes les semaines, pas vrai les enfants ? » Les petites têtes confirment avec des sourires qui laissent voir leurs bouches pleines d’aliments. Emma renchérit aussitôt : « Parfois on les emmène en ville… ou bien on profite de la piscine. » Jennifer sourit, mais elle ne peut s’empêcher de songer que si les enfants voient régulièrement leur oncle, Emma doit être proche d’eux. Après tout, elle serait bientôt leur tante officielle. Avec un petit air moqueur, Jennifer ironise aussitôt : « Tata Emma ? — Euh… non, murmure la jeune fille. Juste Emma. » Un malaise plane lorsque la réponse de la future épouse résonne, mais Jennifer ne comprend pas ce qu’elle a pu dire pour gêner Emma. Pour créer une diversion, Maria contourne prestement le comptoir et s’approche d’elle pour dévier la conversation : « Tu veux visiter le reste de la maison ? — Montre ma chambre, maman ! s’écrie mini-Jenny en bondissant hors de sa chaise. — Toi, tu termines ton repas. Je m’occupe de la rossa, compris ? » L’enfant obéit, puis les deux femmes s’éloignent. Maria lui fait faire le tour du propriétaire, ouvre les portes qui donnent sur un bureau, puis une pièce à débarras. Ce n’est qu’une fois qu’elles sont dans la chambre du garçon qu’elle referme la porte derrière elles et soupire : « Pardon pour ça. J’aurais dû demander à Bruno de t’aviser. — M’aviser de quoi ? — Que les enfants n’appellent pas Emma “tata”. » Légèrement perdue, Jennifer hausse les épaules :

« Et c’est grave ? — Non ! Mais ça cause une gêne, tu t’en doutes. Elle va bientôt devenir la tante officielle, mais les enfants ont toujours préféré l’appeler Emma plutôt que tata. Et comme personne n’a insisté… » Jennifer fronce les sourcils, se souvient que les enfants l’ont appelée « tata » un peu plus tôt. Comment aurait-elle pu savoir qu’Emma n’avait pas droit au même traitement ? Sans attendre, elle questionne son amie du regard. Celle-ci se braque aussitôt : « Je n’y suis pour rien ! Ce n’est quand même pas de ma faute s’ils t’ont adoptée au bout de dix minutes ! Eduardo leur a raconté que t’étais mariée avec Bruno, alors ils en ont conclu que… — Maria ! Tu te rends compte de la position dans laquelle tu me mets ? J’ai pas envie qu’Emma s’imagine que je suis en compétition avec elle ! — Évidemment qu’elle se sent en compétition ! Bruno était amoureux fou de toi et il t’a mené à l’autel dans un temps record ! Et mon frère peut bien dire ce qu’il veut : ce qu’il vit avec Emma ne peut pas rivaliser avec votre histoire ! » Jenny lui envoie un regard noir pour la faire taire, mais ne peut s’empêcher d’être troublée par le plaisir qu’elle ressent face aux paroles de son amie. « Elle a l’air gentille, la défend-elle sans y mettre trop de conviction. — Gentille, ouais ! siffle Maria. Mais depuis quand on a envie de baiser avec quelqu’un de gentil, tu peux me le dire ? » Jennifer étouffe un rire et fait mine de la disputer, mais sa voix trahie sa bonne humeur : « Si je me souviens bien, Eduardo était très gentil avec toi… — Il était fou, oui ! Et passionné ! Il l’est toujours, d’ailleurs ! » Elles partagent un rire complice, puis Maria soupire lourdement : « Tu crois qu’ils baisent comme des lapins, ces deux-là ? C’est à peine s’il lui tient la main en public ! — Maria ! Mais arrête ! rugit Jennifer. — Quoi ? Je me souviens très bien de mon frère quand il était avec toi ! Il marchait sur petit nuage et il s’éclipsait du vignoble pour aller te retrouver chaque fois qu’il avait dix minutes de pause. Sans parler qu’il avait toujours des marques, quand il revenait… » Surprise par sa déclaration et les joues subitement rouges, Jennifer saisit un oreiller et le lui lance sans attendre. Leurs rires s’emballent et elles retrouvent leur complicité d’autrefois. Du bas des escaliers, la voix d’Eduardo se fait entendre : « Les filles, vous venez ? — Deux minutes, mon loup ! » La mère replace l’oreiller sur le lit de son fils et sort de la chambre. Avant de redescendre, Jennifer pose une main sur son bras : « Maria, sois gentille avec Emma, tu veux ? Elle va bientôt devenir ta belle-sœur… — Mais arrête de t’inquiéter pour elle ! Je l’aime bien, je t’assure ! C’est juste que quand t’es là… je ne peux pas m’empêcher de vous comparer. Pas juste toi ou elle, mais aussi la façon dont Bruno se comporte avec chacune d’entre vous… — Comment ça ? — Tu ne vas pas me dire que t’as rien remarqué ? C’est à peine s’il lui a dit deux mots depuis que vous êtes là. Et il te regarde tout le temps, aussi. Faut pas croire que je ne l’ai pas vu faire ! » Jennifer fronce les sourcils et secoue la tête pour protester, mais Eduardo apparaît au bas de l’escalier avec un regard tiraillé qui fait rire son épouse : « D’accord ! On arrive ! Il a faim », explique-t-elle. Sans attendre, elle rejoint son époux et repart en direction de la cuisine, comme si leur discussion était close, alors que Jennifer a la sensation d’avoir un tas de questions en suspens. Bruno la regarde-

t-elle aussi souvent ? Lui accorde-t-il trop d’attention ? Elle a bien remarqué qu’il n’a que peu parlé avec Emma durant le trajet, mais peut-être est-ce à cause de la fatigue ou par timidité de le faire devant elle ? Et même si elle voudrait oublier toute cette histoire et se dire que Maria exagère, Jennifer ne peut s’empêcher d’espérer que les paroles de son amie soient vraies…

Chapitre 15 Jennifer somnole dans la voiture pendant que Bruno et Emma discutent à l’avant. Elle a la tête pleine d’images des enfants. Au moment de se coucher, ils lui ont demandé de lire une histoire : des chevaliers pour Michaël, des princesses pour la petite Jenny. Elle est restée pendant que Maria et Eduardo les bordaient, s’imaginant sans mal le bonheur qui doit régner au quotidien dans leur maison. Devant la résidence, la voiture s’arrête et Emma se tourne vers elle : « Bien… bonne nuit. — Bonne nuit », bredouille Jennifer. Elle descend du petit camion et marche jusqu’à la maison. Bruno la rejoint, ouvre et allume la lumière de l’entrée : « Je vais reconduire Emma chez elle, annonce-t-il. — OK. » Il pointe en direction de la cuisine : « Il y a du vin, du scotch… Enfin… fais comme chez toi. — OK », répète-t-elle. D’un hochement de tête, il prend congé et referme la porte derrière lui. Jennifer reste un moment à reprendre ses esprits, un peu étonnée de se retrouver seule dans cette grande maison, mais dès que le bruit du moteur se fait entendre, elle se décide à bouger. D’un pas lourd, elle monte à la chambre, se douche, enfile une chemise de nuit et redescend à la cuisine, son ordinateur portable sous le bras. Elle suit les conseils de Bruno et fait comme chez elle en se servant un verre de vin et en s’installant confortablement sur le canapé du salon. Elle met un peu de musique, allume son ordinateur, boit son verre en quatrième vitesse et se ressert immédiatement, non sans chercher à noyer les pensées qui la hantent depuis le départ de son époux. Bruno va probablement passer la nuit chez Emma. Elle n’en a rien à faire, évidemment, et ça ne la regarde absolument pas, sauf que… cette idée lui déplaît. Elle repasse les photographies en revue et grogne devant l’image de son époux qui sourit à l’objectif. Inutile. Elle n’arrive pas à travailler et elle voudrait bien cesser de penser à lui. Sans réfléchir, elle ferme son ordinateur, récupère le téléphone et compose le numéro de Maxime. Il a l’air heureux d’entendre sa voix. Elle ferme les yeux pour se donner l’impression d’être à Montréal, tout près de lui. « J’ai cru que tu ne m’appellerais jamais ! — Je sais, je m’excuse. Ce n’est pas facile avec le décalage horaire, tu t’en doutes. Et puis… Bruno est toujours là. Pour discuter, ce n’est pas l’idéal. — Et en ce moment, il est où ? — Chez la future Mme de Verteuil, dit-elle en essayant de masquer son trouble. — Et comment ça se passe entre vous deux ? — Ça va, répond-elle vaguement. On visite et je prends des photos. Dis-moi plutôt ce que je rate à Montréal : la météo, les infos… — Jen ! T’es partie que depuis seulement quatre jours ! » Quatre jours, c’est tout ? Décidément, le temps est interminable sur ce continent ! Elle lui demande de parler quand même. Elle a envie d’entendre la voix de Max, de se sentir ailleurs, d’oublier le bonheur de Maria et de se remémorer que Bruno est parti avec Emma. Cela fonctionne pendant

quelques minutes, mais la lumière de l’entrée se rallume et la fait sursauter sur le canapé. Maxime s’interrompt en entendant son petit bruit de surprise : « Ça va ? — Oui, c’est juste… euh… Bruno est rentré. Il faut que… que je raccroche. — T’as pas le droit de parler au téléphone ? — Non, c’est juste… je te rappellerai, OK ? Salut. » Elle éteint la communication sans attendre sa réponse et jette un regard accusateur en direction du propriétaire des lieux : « Qu’est-ce que tu fais là ? — La dernière fois que j’ai vérifié, c’était chez moi ici, plaisante-t-il. — C’est que… je croyais que… que tu passerais la nuit chez Emma. » Elle réalise qu’elle parle un peu sèchement et se racle la gorge pour reprendre, en forçant une voix plus douce : « Je veux dire… Je ne m’attendais pas à te voir si vite. — Je vois que je dérange. Si tu veux être seule, je peux m’installer à la terrasse. » Il lui tourne le dos et commence à s’éloigner, mais elle se redresse brusquement sur le canapé et réplique : « C’est pas ça ! C’est juste que… tu m’as fait peur ! Je ne t’ai pas entendu revenir ! » Il revient sur ses pas, entre au salon et prend la bouteille qu’elle a ouverte pour en examiner l’étiquette. Elle déglutit et reprend en feignant un air timide : « T’as dit de faire comme chez moi… — Un domaine de Verteuil. Excellent choix. Tu partages ? — Ben… c’est ta bouteille ! — Vu ce qu’il en reste, je crois que t’étais sur le point de la descendre toute seule. — Ouais, ben… tu sais, il est pas mal. Et ça m’aide à dormir ! » Elle le suit du regard alors qu’il part se chercher un verre, profite de son absence pour replacer sa chemise de nuit convenablement. Un tas de questions lui passent par la tête : devrait-elle filer au premier ? Prétexter n’importe quoi pour regagner sa chambre ? Quelle idée ! Mais de quoi a-t-elle peur ? N’ont-ils pas été seuls tous les autres soirs ? Bruno revient, s’installe près d’elle, se verse du vin et propose de remplir sa coupe. Elle accepte et la tend vers lui, ce qui le fait rire de bon cœur : « À ce rythme, t’auras la gueule de bois demain. — C’est pas grave. Qu’est-ce qu’on a de prévu ? — Emma suggère que nous allions à la plage. À Sa Riera. » Elle le toise avec un drôle de regard. « Il y a un problème ? demande-t-il. — Bruno, je ne suis pas complètement conne, non plus : je me rappelle qu’on s’est mariés là-bas ! — Je croyais que tous les mots se ressemblaient en catalan ? Qu’ils étaient impossibles à retenir ? — Ben… c’est vrai, mais… quand même ! » Elle lui lance un regard inquisiteur : « Est-ce qu’Emma le sait ? — Non. Elle sait que nous nous sommes mariés sur une plage, mais je n’ai pas voulu lui dire laquelle. Et si j’avais insisté pour que nous allions ailleurs, je présume qu’elle aurait compris pourquoi. Mais ne t’inquiète pas pour ton dimanche matin, j’ai dit à Emma que tu aimais faire la grasse matinée et que nous partirions après le repas du midi. — Oh, ben… c’est gentil. — Je m’en voudrais de faire endurer ta mauvaise humeur à Emma… »

Sans relever la plaisanterie, Jennifer boit une bonne gorgée de son verre avant de reposer les yeux sur lui : « Pourquoi t’es pas resté avec elle ? Je pouvais rester seule, hein ! — Au rythme où tu descends ton verre, dans une heure tu te serais probablement écroulée sur le canapé et il m’aurait fallu te ramener dans ton lit ! » Jennifer ne répond pas, mais elle n’en est pas moins surprise qu’il soit là. Heureuse aussi, sauf qu’il aurait été préférable qu’il reste là-bas, ne serait-ce que pour oublier sa fichue discussion avec Maria et se dire que sa belle-sœur a tort sur tous les plans ! À la place d’Emma, elle ne l’aurait pas laissé repartir aussi facilement. « Elle était un peu secouée que les enfants t’aient appelée “tata”, admet-il au bout d’un temps. — Alors là, je t’assure que je n’y suis pour rien ! se défend-elle. J’étais certaine qu’elle avait droit au même traitement ! — Ce n’est pas grave. Tu ne pouvais pas savoir. » Les yeux rivés au loin, il réfléchit à la façon dont les enfants ont l’habitude de se comporter avec Emma : avec gentillesse, certes, mais sans affection ou complicité particulière. Et voilà que Jennifer débarque et que tout change. Est-ce à cause des cadeaux ? Non ! Emma leur a souvent offert des jouets ! Qu’a donc fait Jennifer pour mériter autant d’égards ? « Je t’assure que je n’ai rien à voir avec ça ! insiste-t-elle. — Je sais. Seulement… il m’arrive de croire que cette famille cherche à me rendre fou ! Il n’y aura jamais de femme qui fasse l’unanimité ! — Alors là, je te crois, avoue-t-elle en riant. Moi, je n’ai qu’une mère et aucun de mes petits amis ne lui a jamais plu. — Je crois qu’elle m’aimait bien… — Parce que t’es mon ex. Ça lui donne une arme de plus pour me rappeler à quel point je suis irresponsable et que je ne fais rien de bien… » Elle ramène ses jambes devant elle et son visage s’attriste en songeant à leur dernière dispute. Dès qu’il le remarque, Bruno cherche aussitôt à bifurquer la discussion sur un sujet plus joyeux : « Je t’avoue que ça m’a surpris, la vitesse à laquelle les enfants sont allés vers toi… — Et moi donc ! » dit-elle en retrouvant le sourire. Elle secoue ses cheveux et ajoute, d’un ton moqueur : « C’est les cheveux blonds. On dirait que ça les rend fous, dans cette famille ! » Il sourit en hochant la tête, mais son ton reste sérieux : « C’était beau à voir, sur le canapé. Ils étaient tous autour de toi. J’aurais voulu te prendre en photo comme ça. » Elle ne répond pas, mais elle se dit que cela ne lui aurait pas déplu de ramener un souvenir de cette soirée-là. Pourquoi n’y a-t-elle pas songé ? Dire qu’elle a apporté l’appareil partout, sauf chez Maria, alors que ça a été le moment le plus important de son voyage ! « Je voulais te dire… reprend soudain Bruno. Je suis désolé si ma question t’a paru bizarre, chez Maria. C’est que tu semblais tellement bien, avec ce bébé contre toi. Je ne sais pas, je me suis demandé… si tu y pensais, parfois ? Je veux dire… à ce que ça aurait pu être… — Bof. Ça ne m’arrive pas souvent de tenir un bébé, tu t’en doutes. Mais c’est peut-être le fait de revenir ici. Et si tu tiens vraiment à le savoir, maintenant, c’est rare que j’y songe. » Il hoche la tête avec un air sombre et, comme elle est consciente de ne pas lui avoir tout dit, elle reprend très vite avant de manquer de courage : « D’accord, j’avoue que c’est à ça que je pensais quand je tenais la petite, mais c’est probablement plus fort parce que sont les enfants de Maria. T’as vu Michaël, avec ses yeux ? Qu’est-ce qu’il te ressemble, celui-là ! »

Il fait mine de sourire, mais au fond de lui, il ne peut s’empêcher d’être touché de la voir aussi sincère. Il sait à quel point Jennifer déteste faire l’étalage de ses sentiments et c’est probablement pourquoi elle s’empresse de reposer son verre sur la table basse pour prendre congé : « Bien. Il vaut mieux que j’aille dormir. Mais je suis contente qu’on soit parvenus à se parler. — On y arrive de mieux en mieux, sourit-il. D’ailleurs, à ce rythme, on va devenir les meilleurs amis du monde avant la fin de la semaine ! — N’exagère pas ! » pouffe-t-elle en récupérant son ordinateur portable. Elle se lève et alors qu’elle est sur le point de quitter la pièce, il bondit sur ses jambes : « Jen ? Je peux te demander un dernier truc ? — Hum ? » Elle se retourne et tourne un visage curieux vers Bruno, qui prend un temps considérable avant de lui répondre : « J’aimerais que… qu’on s’embrasse. Juste une fois. — Quoi ? » Elle serre son ordinateur contre elle, comme si une si petite chose pouvait suffire à la protéger. Contre quoi d’ailleurs ? Son époux ou elle-même ? Elle secoue la tête, incapable de croire que sa requête est sérieuse, mais il s’avance vers elle et insiste : « Tout ce que je veux, c’est m’assurer qu’il n’y a plus rien entre nous. Je ne sais pas… Il y a des moments où… où je me sens proche de toi. Ce soir, par exemple. C’est peut-être à cause de cette histoire de bébé ou alors… je ne sais pas. Je veux juste savoir si on est vraiment passés à autre chose… — On est passés à autre chose, réplique-t-elle très vite. J’ai une vie à Montréal, tu es fiancé ; je ne vois vraiment pas ce qu’un baiser va changer à ça. » Il croise les bras et plisse les yeux en les gardant rivés sur elle : « Alors c’est non ? Parce que ça t’effraie ou… ? » Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, Jennifer fait un pas vers lui et plaque sa bouche sur la sienne, l’embrasse vite fait avant de se détacher tout aussi rapidement. Elle ramène l’ordinateur plus fermement contre sa poitrine pour éviter qu’il ne perçoive le tremblement qui l’assaille, puis elle lui jette un regard noir : « Satisfait, votre majesté ? » Il fronce les sourcils et tire sur l’appareil derrière lequel elle se cache. Malgré sa résistance, Bruno parvient à le lui faire lâcher et le dépose sur le premier meuble à sa disposition. Jenny baisse les yeux, les mains vides, et de plus en plus anxieuse. Elle songe à s’enfuir, mais à la seconde où il pose une main sur sa taille, elle panique : « Vraiment… je ne pense pas que ce soit une bonne idée… — C’est ce qu’on va voir. » D’une main ferme, il la ramène plus près de lui. Elle fait mine de céder et lui tend les lèvres en espérant que son baiser soit rapide, mais il ne les prend pas. Il pose simplement ses doigts sur sa joue et caresse délicatement son visage. Quand il se penche pour déposer un baiser sur son front, la jeune femme ferme les yeux. Il hume sa peau, embrasse son nez, sa joue, puis sa bouche. C’est doux, rapide, et elle est heureuse qu’il n’essaie pas d’en prendre davantage. Lorsqu’il éloigne son visage du sien, elle sourit, heureuse d’être parvenue à garder la tête froide. Alors qu’elle ouvre les yeux et tente de reculer d’un pas, la main de Bruno se raffermit sur sa taille et la retient contre lui : « Parce que c’est ça, un baiser, pour toi ? » Elle a à peine le temps de reprendre son souffle que ses lèvres redeviennent prisonnières de celles de Bruno, mais cette fois, son baiser n’a rien de tendre. Il redevient l’homme de son souvenir, la

serrant contre lui tandis que sa langue se fraye un chemin jusqu’à la sienne. Le corps de Jennifer se courbe sous son étreinte et répond docilement à celui de son époux. Ce dernier retrouve ses instincts d’alors, relâche sa bouche sans la quitter des yeux, remonte une main vers sa nuque et s’accroche à ses cheveux pour la cambrer davantage. Elle s’accroche à son bras, griffe doucement sa peau, dévore ses lèvres puis son cou avec une telle voracité qu’elle en oublie ses propres réserves. Avant de perdre la tête, Bruno la relâche brusquement et recule de deux pas, le souffle court. Jennifer cherche un appui contre le mur et relève des yeux sombres vers lui : « T’as eu ce que tu voulais ? lance-t-elle froidement. — Euh… oui. Je crois que oui. — Bien. Bonne nuit. » Elle fait un pas de côté pour récupérer son ordinateur portable, tourne les talons et grimpe les escaliers aux pas de course avant de s’enfermer dans sa chambre. Elle a la sensation que son corps tremble et que ses joues vont fondre. Quelle idée de l’avoir laissé l’embrasser ! Et quelle réaction excessive pour un si petit baiser… Merde ! Pourquoi n’est-elle pas parvenue à rester de marbre ? Lorsqu’elle perçoit des bruits qui proviennent d’en bas, Jennifer se jette sur le lit et éteint toutes les lumières avant que Bruno ne monte à l’étage. Quand il passe devant sa porte, tout est calme et silencieux. Elle reste immobile sur son lit, retient son souffle jusqu’à ce qu’il s’enferme dans sa propre chambre et que le filet de lumière qui filtre sous la porte s’éteigne. À ce moment-là, elle soupire de soulagement et laisse retomber sa tête contre l’oreiller.

Chapitre 16 C’est dimanche et, même s’il sait pertinemment que Jennifer aime se prélasser au lit, Bruno l’attend impatiemment en bas. Neuf, dix, onze heures. Le temps passe décidément trop lentement. Quand la femme de ménage arrive, il saute sur ce prétexte pour grimper à l’étage. Il frappe à la porte de la chambre et entre sans attendre d’y être invité. Son cœur se serre en retrouvant Jennifer au lit, encore endormie, recroquevillée sur elle-même, ses cheveux étalés sur l’oreiller et sa chemise de nuit remontée sur ses jambes. Quel tableau magnifique. Il reste là, à la contempler, avant de chuchoter : « Jen, il est tard. — Je dors, grogne-t-elle en ramenant l’oreiller contre son visage. — Inès est là, elle voudrait faire ta chambre et… — Plus tard. » Il s’assoit sur le rebord du lit et pose une main sur l’épaule de la jeune femme. Au lieu de la secouer, il reste immobile, à suivre le mouvement de sa respiration si paisible. Il n’a pas la moindre envie de troubler cette scène. Du bout des doigts, il écarte les mèches blondes qui masquent son visage. Elle a un soupir agacé, chasse les doigts qui la chatouillent avant de se retourner dans le lit, face à lui. Ses jambes heurtent le corps de Bruno. Elle ouvre doucement les yeux, mais dès qu’elle le voit, elle se redresse d’un bond en ramenant la couverture sur elle : « Mais qu’est-ce que tu fais là ? — Du calme ! Il est onze heures et… — Et alors ? C’est dimanche ! — Inès vient pour nettoyer la maison. Elle va avoir besoin de tes vêtements pour faire une lessive… » Assise dans le lit, Jennifer cligne des yeux pour lutter contre le sommeil qui lui engourdit l’esprit et qui l’empêche de réfléchir. « Dure nuit ? demande-t-il. — C’est le décalage horaire. — Après ce qui s’est passé hier soir, j’avoue que j’ai aussi eu un peu de mal à… — Je ne veux pas le savoir ! » Elle repousse les couvertures, bondit hors du lit, loin de lui. Au lieu de détourner la tête, comme les autres matins, il la suit du regard pendant qu’elle sort ses vêtements de sa petite valise. La voyant hésiter entre deux tenues, il lance : « La bleue, elle est bien. Ça me semble plus léger. » Elle tourne un visage agacé vers lui : « Si t’allais plutôt me faire un café ? — Je vois qu’on est de bonne humeur, aujourd’hui. » Malgré le grognement qui lui répond, il ne peut s’empêcher de rire. Est-ce réellement le décalage horaire, ou bien leur baiser de la veille qui a empêché Jennifer de dormir ? Il se relève pour quitter la chambre, mais se ravise à la seconde où il franchit le seuil : « Inès va faire une lessive… — J’ai compris, le coupe-t-elle. — Ouh ! Quel caractère, ce matin ! » Elle pivote pour le fusiller du regard : « Mais tu vas sortir, oui ? »

Il prend appui contre le cadre de la porte et rigole : « Je suis déçu, je croyais que tu serais nue ce matin. Est-ce que tu ne dormais pas nue, il y a huit ans ? » À bout de patience, Jennifer se redresse, glisse sa chemise de nuit par-dessus sa tête et marche dans sa direction sans le quitter des yeux. Sur le seuil, à deux pas de rejoindre Bruno, elle siffle : « Satisfait, votre majesté ? » Profitant de son état de choc, elle claque la porte devant lui, faisant reculer Bruno de deux pas pour éviter de la recevoir en plein visage. Il reste un moment planté là, à fixer le seul écran qui le sépare de son épouse. Comment doit-il interpréter son geste ? Aurait-il dû la basculer sur le lit ? Prendre sa provocation pour une invitation ? La porte s’ouvre aussi brusquement qu’elle vient d’être refermée et Bruno surgit dans la chambre, agrippe le bras de Jennifer et l’attire à lui d’une main ferme. Il pose sa bouche sur la sienne, brutal et empressé, comme s’il craignait qu’elle ne le repousse. Or elle réagit très différemment de ce à quoi il s’attendait : son corps, un instant raidi par son assaut, redevient souple. La main qu’elle a mécaniquement posée sur son torse s’accroche à son t-shirt, puis glisse sous le vêtement et caresse son dos. Il perd la tête, la jette sur le lit, laisse voguer sa bouche sur cette peau si blanche qu’il enflamme instantanément. Elle se tortille, se cambre en autant d’invitations qu’il s’empresse d’accepter. Leurs gestes s’emballent et Bruno croit rêver en retrouvant le corps dansant de sa femme directement sur le sien, docile et sauvage, cherchant à le rendre fou en léchant son torse. Il enfonce ses doigts dans sa chevelure blonde : « Oh, Jen… » Il a la sensation de flotter, cherche constamment à ramener la peau de Jennifer contre la sienne. Au loin, il reconnaît la voix qui lui parvient de l’étage du dessous, se redresse brusquement sur le lit et repousse ce corps dont il a tant envie. Bon sang, qu’est-il en train de faire ? Il quitte le lit comme s’il venait d’être piqué par un insecte, ferme la porte de la chambre en s’efforçant de ne pas la claquer, puis se retourne et cherche le regard de son épouse : « On allait perdre la tête ! » Il étouffe sa voix, passe nerveusement ses doigts sur son visage pour essayer de retrouver son calme, ce qui n’a rien d’évident lorsqu’il repose les yeux sur elle. « Mais habille-toi ! rugit-il en détournant la tête. — Quoi ? Il y a deux minutes, tu voulais me baiser et là, il faut que je m’habille ? On peut savoir ce que tu veux ? » Ce qu’il veut ? Il ne le sait que trop ! Revenir auprès d’elle, dans ce lit, rallumer ce feu qu’elle a ranimé en lui. S’y perdre à en devenir fou. À contrecœur, il ferme les yeux et chasse cette idée de son esprit avant de chuchoter : « Inès va bientôt monter. Il vaudrait mieux que… qu’elle ne te trouve pas comme ça. » Il songe déjà à ce qui se serait passé si elle avait débarqué dans la pièce et les avait trouvés enlacés sur le lit. L’histoire aurait probablement fait le tour du village. Et alors ? Cette femme est la sienne, bon sang ! N’a-t-il pas le droit de la prendre comme il l’entend ? Il soupire, songe à Emma avec accablement et, quand il sent que le courage lui revient, il se tourne de nouveau vers elle : « Bon sang, Jen ! Pourquoi tu ne m’as pas repoussé ? » Il la cherche du regard, la retrouve vêtue d’une robe soleil sous laquelle il se remémore un corps brûlant. Devant la commode, elle brosse cette chevelure blonde dont il sent encore la fine texture sous ses doigts. Elle déplace ses yeux pour le fixer à travers le miroir : « Je t’ai fichu à la porte. C’est toi qui es revenu ! — Mais je ne pensais pas que…

— Que quoi ? cingle-t-elle en se tournant franchement vers lui. Que je te laisserais faire ? Pourquoi pas ? Le sexe était génial, il y a huit ans ! — Mais… Emma ? Et Max ? » Elle retient un petit rire, lève les yeux au ciel en secouant la tête : « Personne ne l’aurait su, idiot ! Ç’aurait été… une baise d’adieu. » Il blêmit devant ces mots, les répète avec difficulté : « Une baise d’adieu ? Alors tout ça… c’est rien d’autre pour toi ? » Elle s’adosse contre la commode et soupire : « Bruno, on ne va pas se mentir. Je sais que ma présence bouscule ta vie et que tu t’imagines un tas de trucs, mais… c’est un leurre, OK ? Tu imagines une vie à deux qui n’existe pas. Qui n’existera jamais ! — Il n’y a pas cinq minutes, tu étais ma femme ! Nous étions sur le point de… — De baiser, l’interrompt-elle avant qu’il ne parle d’amour. Bruno, le sexe a toujours été naturel entre toi et moi : sauvage, passionnel… Ça n’a rien d’extraordinaire qu’on en ait encore envie ! Surtout après le baiser d’hier soir ! » Il voudrait avoir le courage de sourire, mais il n’y parvient pas. Il a un goût amer dans la bouche. « Écoute, reprend-elle d’une voix qui laisse présager le pire, autant que ce soit clair entre nous : peu importe ce qui va se passer, je suis là pour signer les papiers du divorce et dès que c’est fait, je retourne à Montréal. — Mais nous sommes à ça de nous retrouver ! gronde-t-il sans réfléchir, montrant un faible écart entre ses doigts. — Nous sommes à ça de refaire la même erreur qu’il y a huit ans, tu veux dire ? Bruno, tu confonds tout : ce que nous avons été, ce que nous aurions pu être et ce que nous sommes aujourd’hui. » Des coups discrets se font entendre à la porte et il recule brusquement, comme s’il venait d’être pris en flagrant délit d’un crime qui n’existe plus. Il ouvre la porte si rapidement qu’il fait sursauter Inès de l’autre côté. « C’est bon. Vous pouvez y aller. » Il ne demande pas l’avis à la jeune femme, sort et redescend à la cuisine, démarre le café et quitte la maison. Décidément, il ne comprend pas cette femme qui est pourtant la sienne et dont il a tant envie. Comment peut-elle le laisser s’approcher ainsi et, au même instant, l’éloigner de tout l’amour qu’il devrait ressentir pour Emma ? Est-elle revenue pour lui briser le cœur une seconde fois ? Lorsque Jennifer le rejoint sur la terrasse, elle le remercie pour le café qu’elle tient à la main, mais, comme il lui répond avec un ton sec, elle s’éloigne pour aller s’installer dans une chaise longue, sur le rebord de la piscine. Même si Bruno voudrait l’ignorer, c’est plus fort que lui : il bondit sur ses jambes et va s’assoir sur la chaise voisine, en plein soleil. Pendant plusieurs secondes, il la fixe sans un mot alors qu’elle garde les yeux rivés sur l’eau qui étincelle. « Vas-y, crache le morceau, dit-elle avec une voix posée. — Qu’est-ce que tu veux que je dise ? D’abord, tu me fiches hors de ta chambre, puis tu te jettes sur moi. — Je me jette sur toi ? s’écrie-t-elle en tournant un visage sombre vers lui. C’est toi qui as voulu m’embrasser hier soir, toi qui te plaignais que je n’étais pas nue ce matin, toi qui es revenu dans la chambre… — Tu ne m’as pas repoussé ! — Parce que c’était à moi de te repousser ? Non, mais je rêve ! Bon sang, Bruno ! Si je t’excite, assume, tu veux ? C’est quand même pas moi qui ai demandé à ce qu’on s’embrasse, hier soir ! » Il baisse la tête pour éviter de soutenir son regard de feu. À quoi ont servi toutes ces années à

combattre les souvenirs qu’elle a laissés sur sa peau, si c’est pour retomber aussi facilement dans ses bras ? Quand il remonte les yeux vers elle, sa question est à peine audible : « Est-ce que c’était ton but ? Revenir ici, foutre ma vie en l’air, détruire ma relation avec Emma ? — Qu’est-ce que tu racontes ? s’exclame-t-elle dans un sursaut. Je ne veux pas que tu te sépares d’Emma ! Au contraire ! Je crois qu’elle fera une épouse parfaite pour toi. — Comment tu peux dire ça, alors qu’on était à deux doigts de faire l’amour ? gronde-t-il avec un air sidéré. — On allait juste baiser ! Ça n’aurait absolument rien changé entre nous ! — Parce que toi, t’arrives à faire ça ? Revenir dans ma vie, coucher avec moi et repartir comme si rien ne s’était produit ? » Elle serre les dents, se laisse retomber sur sa chaise et fait mine de ne pas avoir entendu la question. Est-ce qu’elle peut faire ça ? Oui ! Elle peut certainement le faire ! Ne l’a-t-elle pas déjà fait, après tout ? « Jen… peut-être que ta place est ici ? Peut-être que la vie nous offre une seconde chance ? Je ne suis pas fou, il se passe bien quelque chose entre nous. — Il s’est toujours passé quelque chose entre nous. Peut-être qu’on n’a juste pas compris que c’était sexuel. » Il aimerait argumenter davantage, mais son épouse le fait taire d’un signe de la main. « Bruno, ma vie est à Montréal, quand vas-tu le comprendre ? J’aime les échéances, les défis. J’aime mon appartement, mon entreprise… ma vie ! Après notre histoire, j’ai fait en sorte de ne plus rien regretter et tu vois… c’est le cas. Je ne regrette pas tout le travail que j’ai accompli, il me l’a bien rendu. — Et l’amour dans tout ça ? Tu ne veux donc pas… un mari ? Des enfants ? » Les yeux de Jennifer dérivent vers l’horizon où s’étendent les vignes et, plus à gauche, vers la colline sur laquelle se dresse le château de Begur. Veut-elle des enfants ? Que répondre à ça ? Surtout maintenant… Elle repose les yeux sur lui, le questionne en gardant une voix douce : « Bruno, est-ce que tu penses à Emma ? — Elle n’a rien à voir avec nous ! — Elle a tout à voir, au contraire ! Va au bout de ton fichu raisonnement ! Imagine qu’on se tombe dans les bras, qu’on refasse la même bêtise qu’il y a huit ans : “Oh, Bruno, je t’aime, je ne peux plus vivre sans toi”, singe-t-elle. Qu’est-ce qu’on fait ? Je ne veux pas quitter ma vie, et toi non plus. On va faire la navette, se faire croire qu’une relation à distance peut fonctionner ? Au bout de six mois, tu vas me détester, parce que je n’aurai pas su être ce qu’Emma est prête à t’offrir sur-le-champ. Bon sang, Bruno, réfléchis ! » Réfléchir ? Il a l’impression de ne faire que ça depuis hier ! Ne peut-elle pas quitter ce stupide appartement à Montréal ? Trop petit, en plein centre-ville et bruyant ? Et sa compagnie, ne peut-elle pas la gérer à distance, la plupart du temps ? Elle y parvient bien depuis quatre jours ! Et la photographie ? A-t-elle définitivement renoncé à son rêve ? « Tu ne tiens donc pas à Emma ? — Évidemment que je tiens à Emma, dit-il avec un visage défait, mais tu es ma femme ! Est-ce que ça ne devrait pas… ? — Ta femme ! En voilà un grand mot ! Allons, Bruno, on a été ensemble pendant deux mois ! Je suis avec Max depuis bien plus longtemps que ça, tiens. Et c’est pareil pour toi et Emma ! Un mariage aussi court ne devrait pas faire le poids. Tout ça, c’est qu’une illusion, tu comprends ? Ce bébé, il est mort. Et notre mariage aussi. » Il soupire avant de s’installer plus confortablement dans la chaise longue, autant pour éviter son regard que pour détendre ses épaules qui lui paraissent soudain très raides. Il laisse un certain temps

s’écouler avant de reprendre, la voix lourde : « Alors, quoi ? Ce baiser, hier, et… ce qui s’est passé ce matin… ça ne voulait rien dire ? — C’était un rêve, rien de plus. Oh, mais je ne vais pas te mentir : t’es beau, ton corps me plaît et je suis sûre que ç’aurait été génial. Je veux dire… il y a huit ans, c’était déjà… — Oui, l’interrompt-il, la voix rauque. — Écoute… je suis désolée. Je pensais que c’était clair. Rien de ce qui se passera ici n’aura d’impact une fois que je repartirai, mais je sais que tu n’es pas comme ça, alors… disons qu’on va juste oublier ce qui s’est passé. Je promets de ne plus retirer mes vêtements devant toi. En contrepartie, arrête d’entrer dans ma chambre sans prévenir ! » Bruno acquiesce vaguement, mais en réalité, il ne sait absolument pas comment il pourra oublier ce corps chaud et vibrant qu’il tenait entre ses bras, pas plus tard qu’il y a une heure. Il n’est d’ailleurs pas certain d’en avoir envie…

Chapitre 17 Le petit camion quitte le domaine après le repas du midi pour aller rejoindre Emma. Au programme : faire un tour à la plage et flâner le long des commerces d’Esclanyà. Même si c’est trop tard et qu’ils sont bien engagés sur la route, Jennifer s’énerve, anxieuse à l’idée de revoir Emma alors qu’elle n’en a pas la moindre envie : « Pourquoi tu ne m’as pas laissée chez toi ? Tu devrais plutôt en profiter pour passer du temps avec ta fiancée ! » Il ne répond pas. À dire vrai, il craint de se retrouver seul avec Emma, surtout en sachant que son esprit est toujours embrouillé par le corps de Jennifer. « Autant que tu le saches, poursuit-elle sur le même ton, je suis fatiguée et j’aurais largement préféré rester au bord de la piscine. — Fais un effort, tu veux ? Emma nous attend. Dans trois heures, je te ramène et j’irai passer la soirée avec elle : c’est mieux comme ça ? » Son ton sec la surprend. L’information aussi. Il compte donc passer la soirée avec sa fiancée ? Elle devrait en être ravie, mais elle n’y arrive pas. Pourtant, c’est probablement une excellente idée et elle se doute que cela fera diminuer la tension sexuelle qui règne entre eux deux. Autant détourner les yeux, loin de ceux de son époux, et chasser les idées qui l’assaillent. Bruno retrouvera Emma, oubliera ce qui les unit. N’est-ce pas ce qu’elle souhaite, après tout ? Emma les accueille au stationnement public qui donne accès à la plage de Sa Riera. Jennifer laisse ses yeux dériver de l’autre côté de la route. Quelle ironie de retrouver cet endroit où Bruno et elle se sont mariés. Elle n’a pas la moindre envie de replonger dans ces souvenirs, aussi détourne-t-elle rapidement la tête en direction du village. Percevant son geste, la future Mme de Verteuil propose aussitôt : « Tu veux aller faire un tour vers les boutiques ? — Euh… oui. J’ai envie de marcher. » Emma semble détendue et heureuse. Si seulement elle savait ! Elle s’accroche au bras de son fiancé et ils se mettent en route. Dix pas plus tard, elle se met à raconter l’histoire des commerces et de leurs propriétaires, elle mentionne ce qui est nouveau et ce qui vaut le détour. Jennifer fait mine de trouver ses anecdotes intéressantes, mais passe surtout son temps à prendre des photographies, pour s’occuper les mains et éviter de se sentir à la remorque du couple. Au bout d’un kilomètre, Jennifer s’arrête à l’orée d’une petite rue. « Tu veux qu’on aille par là ? demande Emma. Il n’y a pas grand-chose, il me semble, mais c’est sûrement très joli. » La décision semble déjà prise avant même que Jennifer n’ait eu le temps de répondre, car la jeune Catalane entraîne Bruno dans la petite rue et s’arrête à chaque vitrine pour en détailler le contenu. Ce n’est qu’au bout de l’allée que les pieds de Jennifer se figent sur place, tandis que le cri d’Emma résonne : « Je ne savais pas qu’il y avait une boutique comme ça dans le coin ! » Elle se rapproche du commerce dont l’enseigne lumineuse, représente deux mains qui tiennent une boule blanche et luminescente. Sur la porte, une inscription spécifie : « N’entrent ici que ceux qui désirent connaître la vérité ». Jennifer déglutit avec difficulté, recule d’un pas en sentant les souvenirs refluer. « On entre ? » s’exclame Emma, visiblement excitée à l’idée de se faire lire l’avenir.

Jennifer, réticente, cherche un appui dans le regard de Bruno, mais le tintement de la porte résonne et la jeune fiancée leur fait signe de la rejoindre. « Allez ! Venez ! On va jeter un œil ! — Je ne vais pas là-dedans, souffle Jenny. — Allons, la rassure Bruno, qu’est-ce qu’elle pourrait dire qui… ? » Il laisse sa phrase en suspens. Il sait aussi bien qu’elle que la dernière fois qu’il a mis les pieds chez la voyante, ils étaient ensemble. À la seconde où ils sont ressortis et à l’endroit exact où ils se tiennent, Bruno s’était mis à genoux pour la demander en mariage. Devant l’insistance d’Emma, il se décide enfin à monter les trois marches qui le séparent du petit commerce. Sur le seuil de la porte, il se tourne et gronde en direction de Jennifer : « Viens. » Jennifer le suit, résolue à garder le silence et à refuser qu’on lui lise son avenir. Elle n’a aucune envie de savoir ce que lui réserve le futur. La dernière fois lui a largement suffi ! À l’intérieur, Emma se promène entre les allées, observe les jeux de cartes, les boules de cristal et les pendules accrochés à des présentoirs. Au fond de la pièce, des livres et des sculptures renvoyant à la sorcellerie ornent une bibliothèque entière. C’est là que Jenny se réfugie, le plus loin possible de la femme qui sort de l’arrière-boutique. Tour à tour, elle les observe avant de les saluer : « Bonjour. Est-ce que je peux vous aider ? — Oh, eh bien… on regarde, répond Emma d’une voix timide. — Aurait-on une question à poser ? » La dame tend les mains en direction de la jeune fiancée et lui fait signe d’approcher, un sourire amical sur les lèvres : « Que vois-je là ? Des amoureux ? Voudrait-on vérifier la teneur de cet amour ? Le nombre d’enfants que cette union engendrera ? — C’est inutile, tranche Bruno d’un ton sec. — Je vois que monsieur est sceptique. Je comprends cela. Approchez donc, je vous prie. » Il s’exécute, bien qu’il n’en ait pas la moindre envie. La dame relâche les doigts d’Emma et saisit la main de Bruno sans lui demander son avis. Elle ferme les yeux : « Vous ressentez… beaucoup de choses. Des sentiments très forts, mais troubles. Je vois de l’amour, du doute, de la colère aussi… et une certaine… impuissance. » Il fronce les sourcils, retire prestement ses doigts et recule d’un pas pour mettre fin à cette séance. Soudain, il se souvient de sa première visite : il avait eu la sensation que cette femme voyait à travers son âme. Cette voyante l’avait jeté dans les bras de Jennifer en leur assurant qu’ils étaient faits l’un pour l’autre ! Tout ça pour quoi ? Pour se faire plaquer, deux mois plus tard. « Je ne veux rien savoir, annonce-t-il avec une voix grave. — Allez, ça peut être drôle ! insiste Emma en posant une main sur son avant-bras. C’est combien ? » La voyante affiche un sourire plus doux en annonçant son prix : vingt euros pour une question qu’Emma n’aura même pas à formuler à voix haute. Jennifer a envie de s’enfuir quand elle voit les billets tomber sur le comptoir, mais au lieu de les prendre, la voyante fixe Emma d’un regard intense : « Sache que la seule question à laquelle je peux répondre est celle qui assaille ton âme. Si tu n’es pas prête à connaître la vérité, il vaut mieux reprendre tes billets maintenant. — Ça me va », répond la jeune femme avec un visage insouciant. La femme sourit, récupère son dû, puis elle tend la main en direction d’Emma. Elle attend de sentir ses doigts contre les siens avant de demander, tout bas : « Que veux-tu savoir, mon enfant ? Ne répond pas de vive voix. Ne fait qu’y songer. »

Emma hésite entre plusieurs questions : Bruno est-il l’homme de sa vie ? Seront-ils heureux ? A-til vraiment oublié Jennifer ? La voyante plisse les yeux : « J’entends le tourment qui t’habite. Tu veux savoir si cet homme t’aime et si tu sauras le rendre heureux. » Surprise, quoique légèrement effrayée par la façon dont cette femme a su lire en elle, Emma hoche la tête en guise de confirmation. Tout en conservant la main d’Emma dans la sienne, la dame tend l’autre vers Bruno. Il s’y attendait. N’a-t-elle pas fait la même chose il y a huit ans, lorsqu’il est venu avec Jennifer ? Son hésitation dure quelques secondes, mais, devant l’insistance de sa fiancée, il cède et retourne au comptoir. Malgré ses craintes à l’idée que cette femme évoque à voix haute les doutes qui assaillent son cœur, Bruno espère surtout qu’elle saura l’aider à dénouer l’impasse dans laquelle il se trouve. « Cet homme ressent des choses très fortes pour toi, annonce la voyante à la jeune fiancée. De l’amour, de l’admiration et beaucoup de respect. » Le sourire qu’Emma tourne vers lui est lumineux et, déjà, il a l’impression de mieux respirer. « Sache cependant que tu n’es pas celle que la vie avait mise sur son chemin. Si ta question est : est-ce que tu peux le rendre heureux ? Alors la réponse est oui. Tu peux le rendre heureux et votre vie sera bien remplie. » Emma reprend ses doigts, légèrement blessée par ces paroles, et au lieu de questionner son fiancé, elle tourne un regard discret en direction de Jennifer avant de refaire face à la voyante : « La femme, là-bas, c’est… son ex-femme. Enfin… ils vont bientôt divorcer. Et je sais que je serai la deuxième épouse de Bruno, seulement… — Les sentiments ne se comparent pas ainsi. Ce que cet homme a vécu avec l’une, il ne peut le revivre avec l’autre. La vie est ainsi faite. Chaque histoire est différente. — Mais est-ce que… ce que je voudrais savoir, c’est… s’il serait plus heureux avec elle ? » Bruno voudrait être le premier à s’opposer à sa demande, mais, la curiosité étant plus forte que sa détermination, il serre les dents et fixe la voyante avec angoisse. Ne s’est-il pas posé la même question un nombre incalculable de fois depuis hier soir ? Avant que la réponse ne résonne dans le petit commerce, Jennifer s’avance à son tour et secoue la tête : « C’est ridicule ! Bruno ne peut pas être plus heureux avec moi ! Je ne resterai jamais ici ! — Mais peut-être que … ? — Non ! rugit-elle. J’ai un travail à Montréal et un petit ami absolument génial ; qu’est-ce que j’en ai à faire de lui, tu peux me le dire ? » Emma paraît soulagée, mais alors que Jennifer se croit sortie d’affaire, la voyante relâche la main de la jeune fiancée et la tend dans sa direction : « Approchez. Nous verrons si tout cela est vrai. » Jenny la fusille du regard et refuse en masquant ses mains derrière son dos. Emma insiste : « Fais-le. S’il te plaît. » Devant la peur qu’il détecte dans le regard de son épouse, Bruno fronce les sourcils et intervient à son tour : « Ça suffit ! Emma, arrête. » Il sort son portefeuille, glisse rapidement quarante euros sur le comptoir : « Arrêtez cette mascarade ! Dites-lui que vous mentez ! » La femme repousse les billets et lui renvoie un regard noir : « Sachez, monsieur, que je ne dis jamais que la vérité. Si vous ne vouliez pas l’entendre, il suffisait de rester dehors. La mention inscrite sur ma porte est pourtant claire à ce sujet ! — Comment osez-vous prétendre que vous dites la vérité ! s’emporte-t-il en frappant du poing le comptoir. Si vous disiez la vérité, je ne serais certainement pas sur le point de divorcer de cette

femme ! — Parce que… t’es déjà venu ici ? chuchote Emma, sous le choc de cette nouvelle. Vous êtes venus… tous les deux ? — Et elle s’est bien plantée, oui ! » renchérit Bruno. Les yeux de la voyante le scrutent, puis glissent vers Jennifer. D’une voix ferme, elle ordonne à la jeune femme : « Vous, approchez. — Je… non. Ça ne m’intéresse pas. » Paniquée, Jennifer tente de sortir de la boutique, mais Emma la retient par le bras, la tire vers l’avant. Sa poitrine se serre, mais elle force son visage à arborer un air froid et s’empresse d’obtempérer pour en finir au plus vite. « Évitez de nous refaire le coup des âmes sœurs, voulez-vous ? » lance-t-elle d’un ton acerbe. Les doigts de la femme s’emparent de ceux de Jennifer et un sourire déforme sa bouche : « Oui. Je me souviens de vous. Surtout de cette énergie. De ce feu… » Elle ferme les yeux, bouge étrangement la tête, comme si elle entendait quelque chose dans le silence qui règne. Jennifer soupire, feint d’être ennuyée : « On peut se dépêcher ? » Les yeux de la femme se reposent sur elle : « Vous avez beaucoup de questions. — Ah oui ? Bizarre, parce que je n’ai rien demandé. — En êtes-vous sûre ? » Jennifer n’aime pas ce regard, et encore moins sa réaction lorsqu’elle rapproche la main de Bruno de la sienne. Pourtant, elle les relâche au même instant et croise les bras devant elle : « Voyez-vous ça ! J’ai déjà répondu à ces questions. — Mais je n’ai rien demandé ! proteste Jennifer. — Dites plutôt que vous n’avez rien écouté ! siffle la voyante. Et si vous avez souffert, c’est de votre faute ! — Dites-moi quelque chose que je ne sais pas, ironise-t-elle. — Vos regrets sont lourds. Ils vous empêchent de voir et de réparer vos erreurs. — Je ne vois aucune réponse là-dedans », gronde-t-elle en reculant, déterminée à quitter cet endroit sans attendre la suite. La voyante se penche par-dessus le comptoir et la fixe sans aucune gêne : « Vous voulez des réponses ? En voici : peu importe le choix que vous ferez, vous devrez constamment faire des sacrifices. Et plus vous tardez, plus il y en aura. Je n’offre pas de solution miracle, vous savez. Je dis les choses telles qu’elles sont : cet homme vous était destiné et vous avez choisi de fuir. » Jennifer serre les poings à s’en faire mal, mais déjà, les yeux de la voyante se détourne d’elle et se tournent vers Bruno : « Quant à vous, essayez donc de ne pas refaire la même erreur, cette fois-ci. Votre cœur balance, je le sens. Souvenez-vous simplement de ceci : la vie n’offre pas toujours une seconde chance. » Dans un cri étouffé, Emma recule et quitte le commerce précipitamment, faisant teinter la clochette de la porte. Bruno blêmit, se tourne vers Jennifer, la questionne en silence. Sans la moindre hésitation, son épouse s’écrie : « Mais va la retrouver, idiot ! — Mais… — C’est elle, ta seconde chance, imbécile ! Et si tu dois savoir une seule chose au sujet des femmes, c’est qu’elles veulent toujours qu’on leur coure après. »

Pendant qu’elle le dispute, elle ouvre la porte et le pousse hors du commerce. Elle l’observe s’éloigner au pas de course, mais, au lieu de quitter le commerce à son tour, elle revient vers la voyante : « Vous êtes contente ? À cause de vous, ils vont peut-être se séparer ! — Sachez que je ne défais jamais rien qui ne doit être défait. Mon don sert simplement à montrer les possibilités qui s’offrent et non l’inverse. — Vous n’avez rien montré du tout ! — J’ai montré beaucoup, bien au contraire ! Notamment l’incertitude de cette jeune personne à votre égard : elle se compare et doute d’elle-même, de la relation qu’elle vit avec cet homme, de la force de ses sentiments. Je vous ai montré votre culpabilité, celle qui régit votre vie depuis des années. Et encore, je n’ai pas parlé des sentiments que cet homme éprouve pour vous. Je suis honnête, mais pas cruelle. Vous êtes faits l’un pour l’autre. Vous êtes comme de véritables aimants : d’un côté, ils s’attirent, de l’autre, ils se repoussent… » Agacée, Jennifer la fait taire et demande : « Bruno sera-t-il heureux avec elle ? — J’ai déjà répondu à cette question. Celle qui vous intéresse ressemble plutôt à : “serait-il plus heureux avec moi ?” — Je ne peux pas le rendre heureux, cingle-t-elle. J’ai déjà tout fichu en l’air, la dernière fois ! Tout ce que je veux c’est… savoir que tout ira bien… une fois que je serai partie. — Cette question est hors de votre contrôle. Êtes-vous si disposée à le laisser vous filer entre les doigts ? N’avez-vous donc rien retenu de votre premier échec ? » L’air sombre, Jennifer recule d’un pas en serrant son sac contre elle : « C’est là que vous vous trompez, madame : j’ai parfaitement retenu la leçon. » Sans attendre, elle lui tourne le dos et quitte le commerce.

Chapitre 18 Jennifer regagne la plage en faisant un détour. Elle n’a aucune envie de croiser Bruno ou Emma sur son chemin. Dire qu’elle a tout fait pour ne pas être au centre d’une dispute. À quoi bon ? Elle aurait mieux fait de conserver sa hargne et de foutre la vie de Bruno en l’air. Le camion est toujours là, stationné en face de la plage. Que doit-elle faire ? Il n’y a aucun taxi. Doit-elle se résoudre à rentrer à pied ? Elle traverse la rue, décide de marcher face à la mer, s’assoit à l’endroit exact où Bruno et elle ont échangé leurs vœux. Pourquoi ne s’en est-elle pas tenue au plan ? Pourquoi ne peut-elle pas se résoudre à détester Bruno ? Il a pourtant chamboulé sa vie à deux reprises ! Et pourquoi Emma n’est-elle pas l’une de ces femmes désagréables, acharnées à démontrer leur supériorité face aux ex de leur petit ami ? Il serait tellement plus simple de la détester et de souhaiter leur rupture ! « Salut. » La voix de la jeune Catalane la tire de ses réflexions. Emma s’installe sur le sable, près d’elle. « Cette femme dirait n’importe quoi pour t’arnaquer de vingt euros, dit Jennifer pour essayer de dédramatiser la scène de la voyante. — Je sais que tu veux me protéger. Et lui aussi. Sinon… vous ne m’auriez jamais caché que vous étiez déjà allés là-bas… — Mais elle s’est trompée ! Tu le vois bien, non ? Je suis là pour divorcer ! — Elle a parlé d’une seconde chance… peut-être que… ? — C’est toi, sa seconde chance, la coupe-t-elle en élevant la voix. Emma, s’il y a une chose dont je suis sûre, c’est que ça ne peut pas fonctionner entre Bruno et moi ! Il t’aime, c’est évident ! Tu crois qu’il aurait fait tout ça, autrement ? Débarquer chez moi à l’improviste, m’obliger à revenir dans ce bled pourri… Il a besoin d’une femme comme toi. » Les yeux d’Emma se brouillent et elle pince les lèvres pour retenir le tremblement de sa lèvre inférieure. « Tu le crois vraiment ? — Évidemment ! Tu vas le rendre heureux, tout le monde le sait ! Même cette femme l’a dit ! — Mais elle a dit que… Bruno t’était destiné. » Le regard d’Emma s’emplit à nouveau de doutes et Jenny s’empresse de secouer la tête : « Si c’était le cas, je ne serais jamais partie. Et je connais bien mieux Bruno que cette vieille folle, compris ? Emma, dès que je retournerai à Montréal, tout va rentrer dans l’ordre. Je te le promets. » Son ton se veut doux et léger, mais Emma essuie une larme : « J’ai toujours cru que… j’étais celle qui le sauverait de toi. Tout ce que je veux, c’est lui donner ce que toi, tu… tu n’as pas pu… » Jennifer hoche la tête en ravalant sa peine. Emma mérite un homme comme Bruno. En tout cas, elle le mérite probablement plus qu’elle. Et lui, il est temps qu’il trouve une femme qui lui donnera tout ce qu’il souhaite depuis si longtemps : une présence à ses côtés, des enfants, la stabilité… Lorsque le silence persiste, Emma se relève et repart d’un pas lourd. Jennifer ne bouge pas. Si elle avait le numéro de Maria, elle lui demanderait de venir la sortir de ce merdier. Elle se planquerait chez son amie jusqu’à ce que le juge de paix lui accorde ce satané divorce. Elle s’étourdirait avec le rire des enfants, oublierait la raison de sa venue et le bordel qu’elle est en train de fiche dans la vie de Bruno. Une heure plus tard, même si elle paraît trop courte à Jennifer, Bruno apparaît soudainement à ses

côtés. Il se laisse tomber sur le sol, près d’elle, mais ni l’un ni l’autre n’a envie de rompre le silence. Il voudrait que ce soit elle qui dise quelque chose, mais son épouse reste les yeux rivés au loin, sans dire le moindre mot. « Elle m’a demandé un peu de temps, dit-il finalement. Elle veut que je réfléchisse. Et que je ne la rappelle que… lorsque tu seras partie. » Elle tourne un visage sombre vers lui : « Et tu l’as laissée faire ? — Que voulais-tu que je dise ? Cette voyante a… — Elle n’a rien du tout ! C’était des conneries, bon sang ! Dire qu’on a été assez idiots pour y croire il y a huit ans ! — Elle a senti que j’avais des doutes ! Comment elle aurait pu savoir ? Et c’est vrai, Jen, j’ai des doutes. On fait peut-être une erreur en divorçant ! » Jennifer a un geste de recul si vif que du sable gicle sur Bruno. « Une erreur ? C’est ce mariage qui était une erreur ! Sans lui, on n’aurait jamais eu besoin de se revoir et tu serais sûrement marié depuis des mois avec cette fille ! Elle serait peut-être même enceinte, qu’est-ce que j’en sais ? » Il se tourne vers elle et l’empoigne brusquement par le bras, la forçant à le regarder en face. « Quand je t’ai épousée, je n’avais pas le moindre doute face à ce que nous étions l’un pour l’autre. Pas le moindre ! Alors que là… — Dix jours, c’est trop peu pour douter. Si tu doutes, c’est simplement que t’as trop tardé avant de te marier avec Emma ! » Les doigts de Bruno la relâchent brusquement. Profitant de sa liberté et espérant couper court à leur conversation, elle se lève et essuie le sable qui orne sa robe : « On rentre, tu veux ? Je suis crevée. Et toi, si t’étais pas aussi con, tu filerais chez Emma et tu lui ferais l’amour jusqu’à ce que je disparaisse de ta tête. » À ces mots, il s’empare de la main de la jeune femme, la tire jusqu’à ce qu’elle retombe sur lui, bouche contre la sienne. Elle ne résiste pas : a-t-elle seulement la force de le repousser ? Bruno dévore ses lèvres avec avidité, lèche son cou, se délecte de sa peau. Que ne donnerait-il pour être ailleurs, complètement seul avec sa femme, pour pouvoir lui arracher cette robe et la prendre juste là, sans attendre ? Il écrase Jennifer contre le sable chaud, l’emprisonne sous lui, heureux de la sentir à sa merci et complètement abandonnée à ses caresses. Il relève les yeux vers elle, le souffle court : « Tout ça, ce n’est rien pour toi ? » Jennifer reprend soudain ses esprits, se dégage du corps imposant qui la retient contre le sol jusqu’à ce qu’elle parvienne à se rasseoir. Elle secoue ses cheveux, sa robe ; elle a la sensation que le sable s’est glissé partout. « On a déjà parlé de ça, ce matin, jette-t-elle. — Et si nous avions vraiment une seconde chance ? — Bruno ! Tu confonds tout ! Cette femme t’a mise des idées ridicules en tête ! Ressaisis-toi, bordel ! » La bouche de Bruno se tord, mais elle n’attend pas sa réponse. Cette fois, elle se lève et s’éloigne avant qu’il ne puisse la ramener près de lui. C’est long avant qu’il ne la rejoigne, mais alors qu’ils sont sur le chemin du retour, Jennifer reprend : « Si tu veux, tu peux me déposer chez Maria. Je ne suis pas obligée de dormir chez toi… — Quoi ? T’as peur que je te viole, maintenant ? — Quand on ne peut pas résister à la tentation, il vaut mieux la garder loin de soi. C’est comme un régime. On ne peut pas le réussir si on garde un bout de gâteau dans le frigo. — Quelle comparaison ridicule ! Je te signale que le gâteau avait très envie de se faire manger sur

la plage… — On a envie de baiser, et alors ? s’emporte-t-elle. Quand vas-tu comprendre que ça ne va rien changer ! Ça ne m’empêchera pas de partir. Je ne vais pas abandonner ma vie pour toi ! » Les mots éclatent dans l’habitacle en même temps que dans la tête de Bruno. Il se force à garder son attention sur la route, cahoteuse et en pente, signe qu’ils s’approchent du domaine. Lorsque Bruno stoppe la voiture devant la porte de sa maison, même après que le moteur a cessé de ronronner, aucun des deux ne bouge. « Au fond, tu ne m’aimes pas assez pour revenir ici, dit-il à voix basse. — Et toi ? M’aimes-tu assez pour quitter ton château ? — C’est différent. Je ne sais faire que ça ! Qu’est-ce que j’irais faire à Montréal ? Tu crois qu’on serait heureux dans ton minuscule appartement ? » Il force l’ironie dans sa voix, mais il a davantage envie de pleurer que de rire. « Tu vois, Bruno, moi, je t’aime assez pour ne pas songer à te demander ce genre de sacrifice. Je sais que ta vie est ici et que cet endroit te rend heureux. » Il détache sa ceinture de sécurité, esquisse un mouvement pour quitter la voiture, mais les doigts de son épouse le retiennent : « Je crois vraiment que tu devrais aller chez Emma… » Il secoue la tête tristement : « Tu m’en demandes trop. — Elle peut te rendre heureux, et tu le sais. — Le problème, Jen, c’est que je n’ai pas envie d’Emma, en ce moment. » Elle retire rapidement ses doigts, recule sur son siège et s’empresse de descendre de la voiture. Il la rejoint sur le seuil de la résidence mais, avant même qu’il n’ouvre la porte, elle lance, sur un ton qu’elle souhaite détaché : « Je crois que je vais aller faire une sieste. Je suis… vraiment fatiguée. — Dois-je comprendre que c’est ta façon de me repousser ? » Elle se dirige vers l’escalier et attend d’être sur la première marche avant de faire volte-face, s’accroche à la rampe pour se donner du courage : « Bruno, tu sais que ce n’est pas une bonne idée. — Je croyais que ça ne changerait rien ? » Il referme la porte derrière lui, s’avance lentement vers elle. « Ça ne changera rien pour moi, répète-t-elle avec un ton qui se veut solennel. — Bien, alors… si ça ne change rien… qu’est-ce qu’on attend ? » Ses doigts se posent sur la taille de Jennifer, se cramponnent à son corps. Se retenant de la presser immédiatement contre lui, il glisse doucement son nez dans le creux de son cou. Une main se pose sur sa nuque, mais Jennifer ne le retient pas. Pourtant, elle chuchote, en guise de réserve : « On ne devrait pas faire ça. — Jusqu’à preuve du contraire, tu es ma femme. » Elle a un sourire triste, puis elle hoche la tête en signe de confirmation. Si le baiser qu’elle pose sur ses lèvres est doux, il lui répond avec fougue. Le feu qu’il a tenté d’éteindre toute la journée jaillit avec force. Les bras de Jennifer s’accrochent à son cou et, à la seconde où il sent que le corps de la jeune femme s’abandonne entre ses mains, Bruno n’y tient plus : il la débarrasse de sa robe, accueille sa nudité par des baisers qui la rendent impatiente. Elle imite ses gestes, tire sur son t-shirt jusqu’à ce qu’il tombe sur le sol, cherche alors à retirer son pantalon tout en léchant son torse, impatiente de le rendre fou. Les doigts de Bruno la saisissent par les cheveux et la ramènent contre lui. Il oublie son intention de l’amener à l’étage, la soulève et la plaque contre le mur de l’entrée, où il la prend en cherchant son regard. La jeune femme émet un

léger cri, s’accroche plus fermement à son cou et dévore sa bouche, encourageant son assaut en se cambrant pour mieux l’accueillir. Ils s’aiment avec bruit, longuement, et, lorsqu’il n’arrive plus à la tenir dans cette position, il se laisse doucement tomber à genoux. Jennifer le repousse, grimpe sur lui. Il ferme les yeux pour savourer la sensation de ce corps sur le sien, le feu qu’elle attise sans cesse par son déhanchement. Il observe sa chevelure qui danse, se délecte du chant délicat qui s’entremêle au souffle saccadé de son épouse. Il aime cette façon qu’elle a de résister lorsqu’il cherche à prendre le contrôle de la situation. Les plaintes de Jennifer se transforment vite en cris, puis elle se tord contre lui, s’agrippe à ses bras, à son dos, à tout ce qui est à sa portée. À son tour, il cède au bonheur qu’elle lui offre, rugit contre sa bouche, le corps tremblant, avant de s’écrouler à ses côtés, heureux et las. Quand il a retrouvé quelque peu son souffle et ses esprits, il tourne la tête vers elle. Elle fixe le plafond, un bras replié sous la tête et la respiration courte. S’apercevant qu’il l’observe, elle pivote vers lui et affiche un petit sourire en coin : « C’était pas mal. — Pas mal ? répète-t-il. C’est un miracle que ça n’ait pas duré trois minutes ! » Elle rit dans un gloussement agréable et se rapproche de lui pour caler sa tête dans le creux de son épaule. Il referme ses bras autour d’elle, pose un baiser sur son front et caresse sa peau nue du bout des doigts. Le silence revient. Si long que Bruno se demande si Jennifer s’est endormie contre lui, lorsque sa voix résonne : « Est-ce que tu regrettes ? » Il sourit et secoue doucement la tête : « Je ne regrette rien. Aussi étrange que ça puisse paraître, je n’ai jamais été capable de regretter quoi que ce soit avec toi. » Elle prend appui sur un coude, se redresse malgré son envie de rester à se prélasser mollement contre le corps de Bruno, le fixe avec un air faussement sceptique : « Jamais ? — Jamais. » Elle le toise avec méfiance et fait mine de le mordre sur le ventre en guise d’avertissement, ce qui déclenche le rire de son époux : « Quoi ? C’est vrai ! Je ne regrette absolument rien des moments que nous avons passés ensemble. En revanche, ce que je regrette, c’est de t’avoir laissé partir. » Elle le secoue en riant : « Qu’est-ce que t’es sentimental ! — Qu’est-ce que tu préfères ? Que je sois honnête ou que je mente ? — Seriez-vous capable de mentir, votre majesté ? » Au lieu d’attendre sa réponse, elle se plaît à le chatouiller, à lécher sa peau avant de souffler doucement pour provoquer chez lui d’agréables frissons. « Au fait, quand on est rentrés, tu parlais de faire une sieste… tu n’étais pas fatiguée ? demande-til sur un ton léger. — Quelqu’un m’a bien réveillée. » D’un mouvement rapide, elle revient sur lui, l’embrasse vigoureusement puis saute sur ses pieds. « J’ai faim, annonce-t-elle. Il ne restait pas un morceau de gâteau ? » Il n’a pas le temps de la retenir. Elle disparaît au bout du couloir et il la suit du regard, avant de se laisser retomber sur le dos. Il a la sensation qu’il vient de faire un bond de huit années dans le passé. Il a retrouvé sa femme et il en est heureux.

Chapitre 19 Bruno et Jennifer mangent sur la terrasse, se baignent, refont l’amour comme des affamés en se gavant l’un de l’autre. Pas une fois ils n’ont discuté d’Emma, de Montréal ou de quoi que ce soit qui concerne la réalité. Ni l’un ni l’autre n’a envie de quitter ce rêve. Au coucher du soleil, la lumière qui éclaire la chambre de Bruno fait jubiler Jennifer. Elle se faufile hors du lit pour récupérer l’appareil photo et capture l’instant présent, la chambre, la vue, le visage radieux de son époux… C’est trop peu. Elle en veut encore ! Elle enfile un peignoir, sort sur la terrasse avant et se met à tout photographier : le ciel, le village, les oliviers… Pieds nus, elle redescend au premier et sort pour aller jusqu’au début du vignoble. Elle prend tous les clichés possibles et imaginables de l’endroit. Dans un bas de pyjama enfilé à toute vitesse, Bruno la suit en riant, la dérange constamment, puis finit par lui prendre l’appareil des mains : « Tu ne prends pas le plus joli ! » feint-il de lui reprocher. Il la photographie en peignoir parmi les vignes. Elle fait mine de prendre la pose, défait sa ceinture, ouvre le vêtement de façon provocante. S’ensuivent un tas de déclics, masqués par leurs rires : « Quel pub ça ferait ! — Si ton vin ne se vend pas, on pourra toujours faire un calendrier porno ! » Elle se laisse tomber sur les genoux et lui soutire l’appareil pour faire défiler les dernières images sur l’écran. À la surprise de Bruno, elle n’efface rien. Elle dit simplement avec un air étonné : « Dis donc, t’es doué. — C’est le sujet qui est beau. — Non, je parle de l’angle, là. » Elle suit le tracé des vignes comme si elle ne se voyait même pas dans l’écran, puis se tourne vers lui : « On devrait inviter les enfants de Maria. Ça ferait de belles images. Avec les vignes derrière. — Tu veux dire… qu’on mettrait des enfants sur la pub du vignoble ? — Quoi, la pub ? Ah ! Non ! Juste pour le plaisir ! Ça ferait un chouette cadeau pour Maria, en plus. On pourrait tirer la meilleure photo en grand format, la mettre dans un cadre et tout. » Il sourit, caresse son visage en hochant la tête, étrangement ému. « Quoi ? réagit-elle en percevant son trouble. — Rien. Je trouve que c’est une merveilleuse idée. » Elle le cogne du coude avant de se relever : « Va l’appeler, tu veux ? Si elle nous laissait les enfants, disons… demain matin ? Ou demain midi, plutôt ; je ne suis pas très douée pour me lever tôt. » Il fait mine de lui faire un salut officiel, la main près du front : « À vos ordres, capitaine. — À mes ordres, hein ? Je me souviendrai de ça, tout à l’heure ! » Le sourire qu’elle affiche trahit le plaisir qu’elle anticipe à le commander. Toutefois, à la seconde où il la quitte pour aller téléphoner, sa concentration revient. Elle referme son peignoir et s’enfonce à l’intérieur du vignoble, déterminée à immortaliser cette journée, ce coucher de soleil et l’ensemble du domaine de Verteuil. * * * Les enfants semblent heureux de pouvoir profiter de la piscine. Ils la prennent d’assaut, armés

d’énormes flotteurs orange aux bras. Bruno s’amuse à les arroser et à les porter à tour de rôle sur son dos. Les rires fusent dans la cour arrière de la maison. Un peu à l’écart et bien à l’ombre, Jennifer s’occupe d’Ella et la prend en photo. Lorsque l’enfant s’endort, elle la dépose dans un berceau et entreprend de photographier les plus grands avec leur oncle. Au cours de l’après-midi, Bruno et Jennifer s’échangent les rôles : tandis qu’il prend soin du bébé, elle emmène Michaël et Jenny dans les vignes, les fait jouer et courir devant l’objectif. La séance se termine au salon avec Jennifer sur le sol et les deux enfants qui s’occupent de leur petite sœur. Quand les enfants se lassent, la jeune femme se lève, allume la radio sur un poste rythmé, et tout le monde se met à danser. Cette fois, c’est Bruno qui photographie les enfants en train de se déhancher et de sautiller dans la pièce ou bien Jennifer qui danse doucement, le bébé confortablement niché entre les bras. Dix minutes après que Bruno a démarré un dessin animé, les enfants s’endorment sur le canapé. Sur le fauteuil adjacent, Jenny berce Ella. Bruno s’installe près d’elle et profite du fait que les enfants sommeillent pour l’embrasser furtivement sur les lèvres : « Je suis très impressionné. T’es venue à bout de trois gamins, aujourd’hui, chuchote-t-il. — Et je crois que j’ai de belles images. J’ai hâte d’y jeter un œil. » Il sourit, partagé entre les souvenirs qu’ils ont créés ensemble aujourd’hui, et la perspective de ne plus jamais pouvoir les reproduire. Peut-être ne devrait-il se concentrer que sur les bons moments, oublier que la jeune femme projette de repartir, mais soudain, il ne peut s’empêcher d’appréhender le vide de cette maison sans elle. « Tu sais, reprend-elle, je commence à croire que je fais de bien meilleures images quand je suis heureuse. — Ça… c’est… un concept intéressant. » Qu’elle admette être heureuse en sa compagnie le fait afficher un sourire béat. De son côté, Jennifer jette un regard rapide en direction des enfants, s’assure qu’ils dorment toujours avant de se pencher vers Bruno. Elle l’embrasse puis lui mordille doucement la lèvre inférieure : « Ou alors, c’est le sexe. Je ne vois que ça. — Dans les deux cas, tu me vois à ton service. — Fais attention à ce que tu dis, le taquine-t-elle. Je te rappelle qu’hier soir, j’ai bien profité que tu sois à mes ordres… — Je ne peux pas vraiment me plaindre : tu t’es endormie à peine cinq minutes après que j’ai commencé à te masser les pieds. Par contre, ce soir, je compte bien… » Il s’interrompt et sursaute lorsque le téléphone retentit. Sa surprise passée, il s’empresse d’aller décrocher avant que la sonnerie n’éveille les enfants. Du salon, Jennifer tend l’oreille pour entendre la conversation, mais elle est rapide et dès que Bruno revient, il annonce : « C’était la secrétaire d’Emilio. Nous avons rendez-vous demain matin, à dix heures. — Oh… OK. » Surprise par une telle information, son épouse se contente de hocher la tête avant de reporter son attention sur Ella. « Elle a dit que les papiers étaient prêts », lâche-t-il d’une voix éteinte. Elle relève les yeux vers lui, étonnée : « Déjà ? Mais je croyais que… qu’il fallait que je reste une semaine ? — Oui. Moi aussi, dit-il avec un air pincé qu’il tente aussitôt de chasser. Mais j’espère que cela ne t’empêchera pas de… de rester le temps qu’on avait prévu. Et peut-être qu’elle a fait une erreur, aussi… » Elle force un sourire sur ses lèvres, fait mine de masquer son trouble : « Tu devrais peut-être téléphoner à Emma pour lui annoncer la bonne nouvelle ? »

Il grimace et ses yeux se ferment, comme si une douleur lui sciait le ventre. Une bonne nouvelle ? Il gronde en secouant la tête : « Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre que… ? — Bruno : c’est toujours ta fiancée. Il va bien falloir que tu l’impliques dans ta vie ! As-tu seulement la moindre idée de ce qu’elle doit ressentir depuis hier ? Je suis sûre qu’elle attend que tu lui passes un coup de fil. » Il ne bouge pas et ne dit rien. À quoi bon ? Il aurait l’impression de mentir. Que veut-elle entendre ? Qu’il va retourner avec Emma après ce qu’ils ont vécu la nuit dernière ? Comment ? Cela lui paraît impossible ! Et Jennifer ? A-t-elle vraiment l’intention de continuer avec Maxime, à Montréal ? Lorsque le bruit d’une voiture se fait entendre, il est soulagé. Voilà un excellent prétexte pour quitter la pièce et de ne pas avoir à soutenir cette discussion plus longtemps. Que Maria revienne chercher les enfants un peu plus tôt que prévu lui convient également. Soudain, le temps lui manque. Il risque de n’avoir pas assez des prochaines heures pour convaincre sa femme de rester à ses côtés. * * * Jennifer somnole, mais entrouvre fréquemment les yeux pour observer la noirceur qui s’installe autour d’eux. Elle n’a pas envie de dormir, pas envie de se lever, elle veut juste rester là, retenir la main de Bruno sur son ventre et suivre le rythme de sa respiration dans son cou. Elle remarque tous ces détails comme si c’était la dernière fois, ce qui est peut-être le cas, tout compte fait. « Tu dors ? chuchote-t-elle. — Non. » Lui non plus n’a aucune envie de dormir. Il veut graver ces moments dans sa mémoire. Il sait qu’il ne devrait pas songer au divorce, simplement savourer l’instant présent, mais il ne peut s’empêcher de compter les heures qui les séparent de l’aube. « C’était une belle journée, dit-elle soudain. Les enfants de ta sœur sont adorables. — Oui. Ils t’adorent. Tout le monde t’adore. — Pas tout le monde ! pouffe-t-elle. Je dois être le pire cauchemar de ta mère, en ce moment. » Il raffermit son étreinte, embrasse son épaule et murmure, près de son oreille : « Jen, est-ce qu’on n’est pas bien, tous les deux, comme ça ? — Oui. — Alors… pourquoi tu pars ? » Bien qu’il ait posé la question d’une voix douce, Jennifer repousse sa main comme s’il venait de la piquer au vif. Elle se tourne dans le lit pour lui faire face et le regarde droit dans les yeux : « Bruno, tu sais très bien pourquoi ! On s’était entendus que tout ça ne changerait rien entre nous ! — Parce que c’est le cas ? Pas pour moi ! — On a dit qu’on ne referait pas la même erreur deux fois ! — La seule erreur que nous ayons fait, toi et moi, c’est de nous séparer ! Repoussons le divorce, attendons de voir si… — Non, l’interrompt-elle avec une petite voix. Bruno, s’il te plaît, ne fais pas ça. — Faire quoi ? Dire ce que je pense ? Ose me dire que tu n’es pas heureuse avec moi ? Depuis hier, tu ris comme je t’ai rarement entendu le faire. Je te regarde te promener dans cette maison, photographier tout ce qui te passe par la tête, danser avec les enfants… C’est chez toi, ici ! — Mais tu ne vois pas que tout ça, c’est un rêve ? Combien de temps ça va durer, tu peux me le dire ? Un mois ? Deux ? » Elle soupire tristement, puis baisse les yeux en essayant de retenir ses larmes : « Oh, Bruno, qu’est-ce que tu fais ? Tu vas tout gâcher ! » Il se redresse et la secoue doucement :

« Je ne gâche rien, au contraire ! Tu ne vois pas que j’essaie de ne pas te perdre ? Combien de fois tu m’as reproché de ne pas être allé te chercher à Montréal ? Si je me tais aujourd’hui, je risque de le regretter jusqu’à la fin de ma vie ! — Mais tu sais bien que… — Oui, je sais que tu veux rester là-bas, la coupe-t-il très vite. Et cette fois, je ne te demanderai pas de tout lâcher. Je vais seulement prendre chaque minute que tu me donnes et faire en sorte qu’elles comptent pour toutes celles que je n’aurai pas. C’est moi qui irai te voir à Montréal. Je t’écrirai, je t’enverrai des mails, des fleurs, tout ce que tu veux ! Jen, ça peut marcher. Laisse-nous une chance ! » Elle renifle discrètement et détourne la tête en sentant les larmes qui tombent sur ses joues. Qu’aurait-elle donné pour entendre ces mots il y a huit ans ? Qu’il l’aimait assez pour la laisser partir, qu’il n’allait pas lui imposer d’ultimatum. Aujourd’hui, tout est si différent… Impatient, Bruno la ramène contre lui et la berce doucement : « Jen, je te demande juste un essai. Un seul… — Tu ne comprends pas. Ce n’est pas ce que je veux… » Elle recule, lutte contre les bras qui cherchent à la retenir, se remet à secouer la tête : « Bruno, tu ne veux pas d’une femme à temps partiel et tu le sais ! Tu as besoin de plus que ça. — Qu’est-ce que tu racontes ? Jen, je viens de te dire que je veux être avec toi ! » Elle inspire profondément et baisse les yeux pour éviter son regard : « Je ne peux pas faire ça. — Pourquoi ? — Parce que, c’est tout ! Tu m’en demandes trop. » Elle essuie ses joues et renifle pendant qu’il essaie en vain de comprendre. Même s’il n’y a qu’un tout petit espace entre elle et lui, il a l’impression d’avoir ouvert un gouffre. « Tu pourrais au moins y réfléchir ! insiste-t-il. — Mais c’est déjà tout réfléchi ! On a dit qu’on n’allait pas refaire la même erreur ! On a dit qu’Emma était la femme parfaite pour toi ! On a dit que le fait de coucher ensemble n’allait rien changer entre nous ! » Elle frappe sur sa cuisse à chacune de ces phrases. Combien de fois le lui a-t-elle répété ? Pourquoi doivent-ils en reparler ? Pourquoi maintenant ? Ne peut-il pas attendre demain ? Pourquoi tient-il à gâcher leur dernière nuit ? « Jennifer, je t’aime. On est faits l’un pour l’autre ! — Non ! » Elle repousse ses mains qui lui paraissent soudain très envahissantes. Elle recule et chute pratiquement du lit en essayant de se mettre hors de sa portée, puis elle le pointe d’un doigt menaçant : « Je ne veux pas que tu m’aimes ! Je ne veux pas… de tout ça ! Et si c’était vrai, si tu m’aimais autant que tu le dis, eh bien… tu me laisserais partir sans essayer de… sans m’obliger à… tu ne mettrais pas tout ce poids sur mes épaules ! Je ne suis pas faite pour ça, bon sang ! — Tu es faite pour moi ! » rugit-il. La jeune femme émet un grognement avant de quitter la chambre pour s’enfermer dans la sienne dans un claquement de porte. Bruno bondit alors du lit et rouvre la porte de la chambre d’en face. Sa colère s’évanouit lorsqu’il aperçoit la jeune femme sur le bord du lit, le corps courbé et tremblant, le visage enfoui dans ses mains. « Oh, Jen… je ne veux pas que ça se finisse comme ça, souffle-t-il. Pourquoi je n’ai pas le droit de te dire ce que je ressens ? » Il s’avance à pas feutrés, s’agenouille devant elle, mais n’ose pas la toucher. Il craint qu’elle le rejette une seconde fois. Pourtant, il meurt d’envie de l’envelopper de ses bras et de bercer ce chagrin qu’il ne comprend pas. Comment peut-elle passer si vite du bonheur au désespoir ?

« Dis-moi ce que tu veux que je fasse », finit-il par demander. Le visage de Jennifer réapparaît. Au bout de longues respirations qui paraissent étonnamment difficiles, elle répond : « Je veux que les choses restent simples entre nous. Et je ne veux pas d’une relation à distance. Je ne veux pas que tu changes ta vie pour moi. Je veux juste… passer comme un coup de vent dans ta vie… » Il a une sorte de rire triste et affiche un air médusé : « J’aurais plutôt dit une tornade ! — Arrête, supplie-t-elle. C’est pas ce que je voulais. Bruno, je te jure que c’est pas ce que je voulais. » Elle pose une main sur sa joue et il couvre ses doigts des siens. Il ferme les yeux, heureux de ce rapprochement, même s’il lui paraît toujours incertain. « Je ne veux pas compliquer ta vie, ni te briser le cœur, ajoute-t-elle, ni que tu quittes Emma, ni que tu fondes des espoirs sur… sur des choses qui n’existent plus… — Il n’y a que moi qui ressens ça, alors ? — Non, dit-elle avec un sourire triste, mais je ne veux pas y penser. Je veux juste rester là, dans ce rêve, avec toi. Et je ne veux pas gâcher cette nuit. » Il hoche doucement la tête, finit par chuchoter, impuissant : « Ça me va. » Les bras de Jennifer l’enlacent et son corps se love doucement contre le sien. Elle l’embrasse à lui embrouiller l’esprit, s’accroche à sa nuque et cherche à le ramener le plus près possible d’elle. Il la soulève doucement, la coince contre le lit. Il se met à embrasser son cou pour lui faire perdre la tête, mais Jennifer le repousse, le force à s’étendre sur le sol puis se jette sur lui comme un fauve. Ses gestes restent pourtant doux et langoureux. Cette fois, ils s’aiment en silence. Bruno est si heureux de la retrouver qu’il ne remarque même pas que leurs baisers ont un goût de larmes. Il est tard lorsque Bruno s’endort, la main posée sur le dos de Jennifer. Celle-ci glisse alors sous ses doigts pour quitter le lit sans l’éveiller. Elle descend au premier, prend le téléphone et sort sur la terrasse, où elle passe un appel. À l’aube, le sommeil disparaît d’un trait lorsque Bruno remarque l’absence de son épouse à ses côtés. Il se redresse, puis tend l’oreille, mais il pressent déjà que seul le silence lui répondra. Il retient le cri qui se forme dans sa gorge. Quel idiot ! Il aurait dû le sentir, le prévoir. Il repasse la main sur les draps, tente d’y déceler un reste de chaleur qui lui prouverait que Jennifer était encore là il n’y a pas longtemps, mais tout est froid. Il n’a pas su la retenir. Elle est partie. Encore.

Chapitre 20 S’il y a une femme à qui Jennifer n’aurait jamais souhaité demander de l’aide, c’est bien Éléonore de Verteuil. Mais qui d’autre, parmi la liste des numéros mémorisés par l’appareil de Bruno, aurait-t-elle pu contacter en plein milieu de la nuit ? Elle a certes songé à Maria, mais elle ne pouvait risquer de réveiller ses enfants. « Si vous ne venez pas me chercher, Bruno ne voudra plus m’accorder le divorce ! » Ce seul argument a suffi. Moins de vingt minutes plus tard, une voiture venait récupérer une femme et sa valise au bout de l’allée ornée d’oliviers. Alors que le véhicule repart dans l’aube naissante, Jennifer parle à toute vitesse. Son départ précipité lui a mis les nerfs à vif : « C’est gentil. Vous n’avez qu’à me laisser dans un café ou… quelque part où je peux attendre… — Jennifer, vous allez me dire ce qui se passe ? Vous vous êtes disputée avec Bruno ? Il ne vous a quand même pas fichue à la porte ? — Mais non. C’est tout le contraire, justement ! Il s’imagine qu’on devrait réessayer et… » Elle retient ses paroles. Il est peut-être inconvenant de raconter à Éléonore qu’elle vient de passer la nuit à faire l’amour avec son fils, alors qu’il est encore fiancé à une autre. Une hésitation plus tard, elle reprend : « Disons qu’il s’est mis en tête de donner une autre chance à notre couple… — Bonté divine ! Ne me dites pas qu’il va rompre ses fiançailles avec Emma ? — Mais non. Enfin… je ne crois pas. C’est pour ça qu’il faut absolument que j’arrive chez le juge de paix dès l’ouverture de son bureau. Il faut que je signe ces fichus papiers du divorce et que je parte d’ici le plus vite possible. » Cette mission lui paraît déjà impossible. Ce juge ne voudra jamais lui donner l’autorisation de divorcer si Bruno n’est pas avec elle. Et même si c’était le cas, elle est loin d’être au bout de ses peines : il lui faut trouver un moyen de rentrer chez elle. Fuir, encore une fois. « C’est que… les bureaux de la mairie n’ouvrent pas avant neuf heures », annonce Éléonore. Jennifer relève les yeux vers le tableau de bord et soupire lourdement. Il n’est même pas six heures. Décidément, tout va de travers ! La voici coincée à Esclanyà, dans la voiture d’Éléonore, sans savoir quoi faire… « Laissez-moi tout près de là et j’attendrai. Sur la plage, par exemple. — Jennifer, vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas un lieu pour une jeune femme seule, allons ! — Éléonore, que voulez-vous qu’il m’arrive dans un bled pareil ? — Je vous dis que c’est hors de question que je vous laisse seule en pleine nuit ! Allons à la maison, prenons un bon café et discutons de tout ça à tête reposée, voulez-vous ? Je ne comprends décidément rien à votre histoire. » La voiture se range sur le côté, effectue un demi-tour qui crispe les doigts de la jeune femme sur son sac. « Laissez-moi dans un café… à une station de bus ou… — Mais tout est fermé à cette heure ! — Il y a bien un resto ou bien… ? — Bien sûr que non ! certifie sa belle-mère. Il n’y a rien d’ouvert avant sept heures et demie. Et ne me dites pas que vous allez attendre dehors ! Nous rentrons à la maison. »

Jennifer secoue la tête. Ses pieds se plantent dans le sol, comme si elle essayait de freiner cette voiture par ce geste dérisoire : « Éléonore, si Bruno me cherche et que… — Il ne vous cherchera certainement pas chez moi ! Et il vaudrait mieux que vous lui téléphoniez. Il doit être fou d’inquiétude de vous savoir Dieu sait où dans la nuit ! — Surtout pas ! Si je l’appelle, il va chercher à me retenir. Il va essayer de m’empêcher de signer les papiers du divorce ! Si vous y tenez, je vous promets que je lui téléphonerai dès que je serai sortie de chez le juge de paix, mais je ne dois surtout pas le revoir. Il faut… il faut que je trouve un moyen de partir d’ici. Il y a bien des navettes vers Begur ? » Elle sort son portefeuille pour vérifier combien elle a d’euros en poche, songe déjà à faire du stop pour regagner la ville voisine… « Jennifer ! Vous n’allez quand même pas vous enfuir ? Je suis sûre que tout ça n’est qu’un affreux malentendu ! — Je viens de passer la nuit avec votre fils, rétorque-t-elle sèchement. Dans son lit, vous comprenez ? Et Bruno s’est mis en tête que… » La voiture freine brusquement et Éléonore se tourne vers elle, le visage défait : « Vous avez… ? — C’était un accident. Enfin… une sorte d’accident. Et ça ne devait rien changer entre Emma et lui ! — Mais comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Vous allez détruire la vie de mon fils ! Encore ! — Puisque je viens de vous dire que j’allais divorcer et ficher le camp d’ici ! Pourquoi vous croyez que je vous ai appelée ? » Éléonore serre le volant sous ses doigts et soupire lourdement : « Bruno ne me pardonnera jamais si… — Vous n’avez qu’à ne rien dire. Après tout, vous êtes douée pour garder les secrets. » Son ton ironique atteint la conductrice qui se tourne à nouveau vers elle : « Je ne savais pas pour le bébé. Si j’avais su… — Aidez-moi à partir d’ici et je promets de ne plus vous en vouloir. Et je n’en parlerai jamais à Bruno. Vous avez ma parole. » Éléonore hésite, les yeux rivés au loin, touchée par les supplications de Jennifer. Le silence persiste un moment, puis elle hoche la tête et la voiture reprend son chemin. * * * C’est un ouragan qui entre dans le bureau d’Emilio Danto. À peine s’est-il servi un café que Jennifer s’assoit sur la chaise en face de son bureau. De connivence avec Éléonore, elle raconte une histoire complètement fausse : sa mère ne va pas bien et il faut qu’elle retourne à Montréal de toute urgence. Avec un catalan parfait, Éléonore lui garantit que son fils viendra signer les papiers un peu plus tard, et qu’il serait regrettable que Jennifer ait fait ce long voyage inutilement. Devant l’insistance de son accompagnatrice, le juge accepte et au bout de cinq minutes, la jeune femme parvient à griffonner son nom au bas d’un document qui la sépare définitivement de Bruno. « Et pour contrat ? Bruno parler de contrat, demande-t-il soudain, avant de préciser ses propos en catalan. — Il veut savoir s’il y a une pension ou… un échange de biens à insérer dans l’acte notarié ? questionne Éléonore. — Non. Il n’y a rien. Rien du tout. » Il referme le dossier devant elle et Jennifer le remercie avant de quitter son bureau. Inutile de

prolonger son départ. Les larmes lui piquent les yeux et la fatigue s’abat sur elle. Ça y est. Tout est fini. Pourtant, rien ne la rassure dans cette pensée. Une fois à l’extérieur, Éléonore chuchote : « Jennifer, est-ce que ça va ? — Ça va, dit-elle sans réfléchir. — Vous pleurez. » Elle s’essuie machinalement les yeux : « C’est rien. C’est la fatigue… Vous pouvez me déposer à Begur ? Je sais que je vous en demande beaucoup, mais… — Pas de problème, venez. » Même si elle trop épuisée pour le dire, elle est soulagée qu’Éléonore ne pose aucune question durant le trajet qui les mène à la ville. Elle fait mine de somnoler sur son siège et ravale ses larmes jusqu’à ce que la voiture se stationne en face de la gare de bus. Jennifer redresse la tête et ouvre la porte, déterminée à quitter l’endroit le plus rapidement possible, mais Éléonore sort un téléphone de son sac et le tend vers elle : « Il est temps de téléphoner à Bruno. — Inutile. À cette heure, il a déjà remarqué que je ne suis pas là. Et je n’ai pas le cœur de lui dire que j’ai signé ces papiers, admet-elle avec une voix étouffée. — Peut-être avez-vous… précipité les choses ? » Elle secoue à nouveau le téléphone, mais Jennifer le repousse en feignant un sourire : « C’est mieux si je ne l’appelle pas. Mieux s’il me déteste et qu’il comprend que je ne reviendrai pas. Ce sera plus facile pour lui de retourner vers Emma. » Elle repasse sa main sur ses joues, essuie son visage encore humide. Elle se sent fissurée de partout à pleurer ainsi. Décidément, il est temps qu’elle rentre chez elle, temps qu’elle retrouve sa vie et qu’elle oublie cette histoire de divorce. D’un geste décidé, elle descend de la voiture. Éléonore la suit, lui ouvre le coffre, mais dès que sa passagère récupère son bagage, elle la retient de partir : « Jennifer, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? — Ça va. J’ai juste… besoin de dormir. Et vous avez fait beaucoup. — Mais vous ne voulez pas que je laisse un message à Bruno ? Peut-être qu’il ne comprendra pas que… ? — Oh, ne vous inquiétez pas : il comprendra. Et pour une fois, je ne vous en voudrai pas si vous l’encouragez à me détester. En fait, je crois que… ce serait même une bonne chose qu’il le fasse. » Elle commence à tirer sa valise vers la station de bus, mais la voix d’Éléonore résonne à nouveau : « Jennifer, je ne vous détestais pas, vous savez ? C’est juste que… — C’est pas grave, ça n’a plus d’importance… — Mais écoutez-moi, enfin ! Vous croyez que je ne voyais pas, il y a huit ans, à quel point mon fils était prêt à mettre sa vie sens dessus dessous pour vous ? Je ne l’avais jamais vu ainsi. Quand vous êtes partie, j’ai eu peur que… qu’il parte vous rejoindre. Peur qu’il abandonne tout ce pour quoi il a tellement travaillé. Peur de le perdre, aussi, vous comprenez ? » Jennifer hoche la tête. C’est bien la première fois qu’elle parvient à mettre un comportement logique sur les gestes posés par Éléonore à l’époque. Tout compte fait, son aveu la libère d’un poids considérable. Ses intentions étaient bonnes. Elle cherchait simplement à protéger son fils. Comment lui en vouloir ? Ne fait-elle pas la même chose, en ce moment, en quittant Bruno ? « Merci de me l’avoir dit. Et merci de ce que vous avez fait, ce matin. » Elle cherche à reprendre sa route, mais la voix d’Éléonore reprend : « Jennifer, encore une chose… »

D’un geste las, la jeune femme se tourne à nouveau vers elle. « Vous l’aimez, n’est-ce pas ? Bruno ? — Et alors ? — Et alors ? Alors je ne comprends pas pourquoi vous faites ça ! Vous revenez dans sa vie et puis… » Jenny étouffe un rire amer, puis l’interrompt sans attendre : « Si quelqu’un peut comprendre ce que je suis en train de faire, ça devrait être vous, Éléonore. Je fais exactement ce que vous m’avez demandé il y a huit ans : je lui donne la chance d’avoir une vie normale avec une femme qui l’aime, qui va rester à ses côtés, qui va lui donner cette foutue famille qu’il crève d’envie d’avoir ! » Sans attendre que les larmes reprennent du service, elle repart en direction de la gare de bus. Hors du champ de vision d’Éléonore, elle s’enferme dans les toilettes pour pleurer en paix. Cette fois, son adieu est définitif. Elle en fait le serment. * * * Sergio sursaute en apercevant Jennifer dans son bureau : « T’es là ? Mais… je te croyais… ? — Je suis revenue plus tôt, le coupe-t-elle. Tu sais que ça ne va pas du tout, ce concept ? » Elle jette un dossier sur la table de travail en grimaçant, récupère un autre document et retourne à sa lecture sans relever la tête. Son collaborateur reste pétrifié par son ton acerbe, mais questionne néanmoins : « Alors… ça y est ? — Ouais, ça y est, t’es content ? siffle-t-elle. — Mais du calme ! Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? — Mais rien. Laisse-moi, tu veux ? J’ai du travail à rattraper ! » D’un pas décidé, il entre et se laisse tomber sur la chaise située de l’autre côté du bureau : « Bon alors, qu’est-ce qui se passe ? » À la seconde où elle relève des yeux rougis vers lui, il comprend et soupire avec un air triste : « Rechute ? — Quelque chose dans le genre. — Et lui, il est dans quel état ? » Elle hausse les épaules, ferme les yeux comme s’il s’agissait de barrières pouvant retenir ces satanées larmes qui n’arrêtent pas de tomber sans prévenir. « Je me suis enfuie, admet-elle enfin. — Encore ? Bon sang, Jenny ! Tu ne pouvais pas agir comme une adulte, pour une fois ? — Agir comme une adulte ? Tu te fous de moi ? J’étais en train de foutre sa vie en l’air ! Et il en redemandait, en plus ! Quel idiot, c’est pas possible ! » Elle frappe la table de travail d’une main lourde. Elle souhaiterait que la colère puisse écraser sa peine, mais, comme son impuissance est plus dévastatrice que sa rage, elle se remet à pleurnicher : « Et puis, merde ! Va-t’en, tu veux ? Je ne veux pas parler de ça avec toi ! Je vais boucler les dossiers en cours et ça suffira pour aujourd’hui. — Rentre chez toi. Je peux m’occuper de tout ça. — Pour quoi faire ? Tu crois que j’ai envie de m’enfermer dans mon appartement et me frapper la tête contre les murs ? Non, merci ! Autant rester ici et me rendre utile. » Sergio se penche vers elle et allonge son bras pour récupérer la main de Jennifer dans la sienne. Lorsqu’elle cherche à se dégager, il élève la voix : « Tu vas me parler, oui ? Regarde-toi, bon sang ! T’es pas en état de travailler ! » Avant qu’elle ne puisse réagir, il décroche le téléphone et demande à la secrétaire de repousser ses

rendez-vous de la matinée. Il ajoute qu’il ne veut pas être dérangé. Lorsqu’il repose le combiné, il se réinstalle confortablement sur sa chaise et croise les jambes : « Vas-y, je t’écoute. — Mais qu’est-ce que tu veux savoir ? — Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ! T’as couché avec lui ? — C’était pas la première fois, cingle-t-elle. — Mais t’es avec Max ! » Elle détourne la tête et soupire avant de secouer discrètement la tête. « Quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? s’impatiente-t-il. — Ça veut dire qu’on n’est plus ensemble. Pour une fois, j’ai fait quelque chose de bien. Enfin… façon de parler. Je lui ai jeté ça sur le seuil de sa porte, avant de m’enfuir comme une imbécile… Mais ç’aurait pu être pire : j’aurais pu lui balancer toute l’histoire au téléphone. » Elle soupire en songeant qu’elle l’avait envisagé. À quoi bon attendre, de toute façon ? Elle savait depuis quelque temps que leur relation allait dans une impasse. Elle n’avait aucune envie de l’épouser, aucune envie qu’ils s’installent ensemble. Déjà, au bout de deux jours en sa compagnie, elle s’ennuyait. « OK, t’es allée là-bas, t’as couché avec Bruno et puis quoi ? Vous vous êtes disputés ? — Non. Il voulait qu’on se donne une deuxième chance. — Et ? insiste-t-il. — On a déjà été ensemble ! Ça n’a pas marché, tu te souviens ? Et même s’il dit qu’il ne va jamais me demander de partir d’ici, t’as déjà vu une relation qui fonctionnait à distance, toi ? Et Emma ? C’est une super fille, tu sais, exactement le genre qui lui convient ! » Ses derniers mots tremblent alors qu’elle se remémore la jeune Catalane, mais Sergio ne lui donne pas une seule minute pour s’apitoyer sur son sort. Il se redresse sur sa chaise et s’étonne : « Bon sang, je rêve ! T’es amoureuse de lui ! » Elle lui jette un regard noir : « Bravo, Sherlock ! T’as trouvé ça tout seul ? Quand je pense que j’allais là-bas pour lui en faire baver, à cet imbécile… — Eh bien… on dirait que c’est réussi. » Elle pince les lèvres sans répondre. « Et maintenant ? On fait quoi ? demande Sergio. — On ne fait rien. Il reprend sa vie et moi la mienne. C’était clair dès le départ, ajoute-t-elle alors que son ami cherche à reprendre la parole. C’est lui qui a décidé de changer les règles ! Moi, je… je savais que ça ne pourrait pas marcher ! — Et pourquoi pas ? Si tu l’aimes et qu’il te rend heureuse, bon sang, qu’est-ce que tu fais là ? » Elle le fusille du regard, agacée par son insistance, puis elle balaie la pièce autour d’elle d’un geste de la main : « Et ça, c’est quoi, hein ? C’est ma vie, merde ! Ma ville, mon entreprise… Est-ce qu’on n’a pas travaillé comme des fous pour en arriver là, toi et moi ? — Mais c’est juste un travail ! Ça ne suffit pas pour être heureux, Jenny ! Et si tu l’aimes, il faut que tu lui accordes cette deuxième chance ! » Elle baisse la tête pour éviter le regard de Sergio. Elle a déjà pris sa décision : elle est partie. De toute façon, Bruno doit être furieux et avoir compris qu’elle ne reviendrait jamais. Il a probablement retrouvé Emma, à cette heure. Quant à elle, le chagrin finira par passer. Elle y est déjà arrivée. Elle y arrivera encore. Devant elle, Sergio se braque sur son siège, irrité par le défaitisme de son amie : « Si ce n’est que la compagnie qui t’embête, je ne sais pas, moi, peut-être qu’on peut trouver une

façon de travailler à distance ? Peut-être que tu pourrais ouvrir une succursale en… je ne sais plus comment ça s’appelle, enfin… là-bas ! Y a toujours un moyen de s’arranger ! — Ce n’est pas ça ! » Elle repousse le dossier sur son bureau et se lève brusquement, récupère son sac et vient se planter devant lui : « Je suis partie, OK ? La question est réglée. Sur ce, j’ai faim. Et j’ai besoin de prendre l’air, alors… salut. — Jenny ! » Elle ne s’arrête pas dans sa course et disparaît de son bureau en claquant la porte.

Chapitre 21 Les jours passent lentement. Trop lentement. Alors que Jennifer aime à courir partout, gérer les échéances, vérifier le travail de ses employés et stimuler ses troupes, elle ne parvient plus à tout boucler qu’en quatrième vitesse. La voici constamment en retard. Quelle ironie ! Alors qu’elle est toujours au bureau, son esprit n’arrive pas à se concentrer plus de vingt minutes sur la même tâche sans qu’elle s’ennuie terriblement. Et pourquoi serait-ce à elle de tout superviser dans cette boîte ? Paradoxalement, elle voudrait que les journées de travail soient plus longues et qu’elle puisse dormir davantage, la nuit. Chez elle, elle ne sait plus quoi faire de ses soirées. Tout le ménage de son appartement y passe : les draps, les rideaux, les planchers. Tout l’énerve : la télévision, attendre qu’un client la rappelle, le bruit de la ville alors qu’elle essaie de dormir. S’il est vrai que seul le temps guérit les blessures, cela ne l’empêche pas d’espérer que ce mauvais moment passe. Et vite ! Deux semaines après son retour d’Esclanyà, elle trouve enfin le courage de jeter un coup d’œil aux photographies qu’elle y a prises. Mauvaise idée. Même si elle évite les images de Bruno, la frimousse des enfants et la beauté des paysages lui arrachent quand même les yeux. Ça lui prend une semaine de plus pour s’en remettre. Au diable son idée ridicule d’envoyer à Maria un portrait de ses enfants ! Elle a laissé le double des images à Bruno ; il n’a qu’à s’en occuper, lui ! Autant laisser tous ces souvenirs derrière elle. Définitivement. Autrement, elle ne pourra jamais s’en remettre. À la fin de la troisième semaine, elle reçoit un courrier recommandé contenant les papiers du divorce. Elle a du mal à ne pas s’écrouler au bureau. Comment une simple signature sur un bout de papier peut-elle tout balayer de la sorte ? Pourquoi les choses ne sont-elles pas aussi simples avec les souvenirs ? Si seulement ils pouvaient disparaître une fois qu’ils deviennent inutiles, elle serait plus qu’heureuse de laisser les siens derrière elle. Ravalant ses larmes, elle jette les documents dans le fond de son sac à main pour éviter de les avoir sous les yeux, ferme son ordinateur et quitte Zone X. Elle n’a pas la moindre envie de rentrer chez elle, mais c’est le seul endroit où elle n’embêtera personne avec sa mauvaise humeur. Et déjà, elle sent que sa crise de nerfs sera monumentale. Autant faire les choses en beauté : son premier geste, en rentrant, est de se servir un immense verre de vin. De toute façon, elle a l’intention de vider la bouteille. Saoule, sa tête cessera de réfléchir. Autant se dépêcher d’accéder à l’ivresse. Dix minutes et deux verres plus tard, elle se sent déjà plus détendue… et se permet de pleurnicher dans le fond de son canapé. Quand on frappe à la porte, elle gueule : « Je ne veux voir personne ! » Au bout d’un long silence, les coups reprennent. Quittant son canapé en titubant, Jennifer se promet que l’intrus va se mordre les doigts d’avoir insisté de la sorte. Elle ouvre violemment la porte, puis recule de deux pas en apercevant Bruno. Un peu étonné de la voir en chemise de nuit à quatre heures de l’après-midi, il la dévisage et lui lance à la blague : « Jolie tenue. » Elle le regarde avec une drôle de tête, comme si elle n’était pas certaine qu’il soit vraiment là. L’alcool donne-t-il des hallucinations ? Elle articule finalement, dans un grognement partagé entre le trouble et le désarroi : « Bordel, mais… qu’est-ce que tu fais là ? C’est à cause du divorce ? Tu peux repartir, j’ai déjà reçu les papiers ! — Quoi ? Euh… non. Je suis là, parce que… »

Il fait glisser un sac de voyage de son épaule jusqu’au sol, déstabilisé par cet accueil froid, déglutit en essayant de se rappeler le discours qu’il a préparé durant ses dix heures de trajet. Pas qu’il espérait qu’elle lui tombe dans les bras dès qu’elle le verrait, mais il a la sensation de ne pas être arrivé au bon moment. « L’autre jour, tu as dit que… qu’il fallait… » Il se tait. Il se sent soudain complètement ridicule d’être là, alors qu’elle continue à le fixer avec ce drôle de regard. Il se penche pour reprendre son sac. Pendant un instant, elle s’imagine qu’il va repartir sans même lui expliquer ce qu’il fait là, mais il s’avance et entre à l’intérieur de l’appartement sans attendre la moindre invitation de sa part. Pour la seconde fois, il se débarrasse de son sac avant de refermer la porte derrière lui. Jennifer ne bouge pas, elle l’observe se déplacer à l’intérieur de l’appartement, comme si sa présence était plus fabulée que réelle. Tandis qu’elle reprend son verre de vin pour boire une autre rasade, il remarque la bouteille déjà bien entamée. « T’as bu tout ça et il n’est que… » Il jette un coup d’œil sur sa montre : « …quatre heures vingt ? — J’ai eu une dure journée », répète-t-elle en contenant difficilement le tremblement de sa voix. Il lui lance un regard inquisiteur : « Tu veux qu’on en parle ? » Parler ? Du divorce ? Bordel, non ! Un petit rire franchit ses lèvres, mais il sonne faux. D’ailleurs, tout sonne faux : ses gestes, sa voix, sa respiration. Elle repose son verre sur la table et, ne sachant plus quoi faire, elle croise les bras. « Si t’es là pour m’engueuler, c’est vraiment pas la bonne journée. Et c’est pas la peine de me dire que je suis partie sans te prévenir, je le sais. Et oui, j’ai reçu les papiers du divorce. Ils sont là, tu vois ? » Elle récupère son sac à main, en arrache les documents, mais des tas d’objets tombent sur le sol dans son empressement. Elle s’agenouille pour les ramasser, furieuse de sa maladresse. « Et si c’est pour le contrat de pub, il vaudrait mieux que tu voies ça avec Sergio… — C’est vrai que… j’étais furieux que tu me refasses le coup, dit-il enfin. — Oui, c’était le plan. Je pars, t’es furieux, tu signes, on divorce. Comme ça, tout est bien qui finit bien. » Même si sa voix est ironique, elle regarde ailleurs par crainte que ses larmes ne ressurgissent. Il l’observe ranger son sac à main et, alors qu’elle se redresse, il parle à voix basse : « Écoute, je ne sais pas ce qui te met dans cet état, mais… si ça peut te rassurer, je ne suis pas là pour t’engueuler… » Elle pioche du pied et s’énerve : « Mais tu vas cracher le morceau, oui ? » Surpris par cette soudaine agressivité, Bruno se laisse tomber sur le canapé. Jamais il n’a vu Jennifer dans un tel état : si farouche et si fragile à la fois. Elle le scrute avec tellement d’impatience qu’il baisse la tête, nerveux à l’idée de reprendre : « Chez la voyante, quand Emma est partie… t’as dit quelque chose qui disait que… toutes les femmes qui s’enfuient veulent qu’on leur coure après… — Mais je parlais d’Emma ! » Il retient sa colère en expirant avec bruit, mais relève enfin la tête vers elle : « Peut-être que j’aurais dû me mettre à ta poursuite à la minute où je me suis levé, l’autre matin, mais j’étais tellement furieux ! Et quand j’ai su que t’avais signé les papiers du divorce… je me suis dit… Non, tu ne veux pas savoir ce que je me suis dit. Bon sang, Jen, comment t’as osé me faire un truc pareil ?

— Je pensais que ce serait plus facile », chuchote-t-elle en reculant jusqu’au fauteuil pour s’y laisser tomber. Sans demander l’autorisation, il attrape le verre de Jennifer, le vide d’un trait et le remplit de nouveau en essayant de masquer sa grimace : ce vin est beaucoup trop chaud ! Imbuvable ! Retenant sa critique, il lâche : « Est-ce qu’on ne devait pas négocier du vin ? Et une cafetière aussi ? — On n’a jamais parlé de la cafetière. — On aurait pu le faire si tu ne t’étais pas enfuie ! » Sa voix s’élève et il se tait brusquement, conscient qu’il est sur le point de perdre son calme. Il garde un moment les yeux baissés sur ses genoux, puis se décide à replonger son regard sur elle : « Écoute, je voulais venir, mais je me suis dit que tu serais probablement en colère contre moi si je le faisais, parce que… Je sais qu’on avait décidé de… en fait, non : tu as décidé que ça n’irait pas plus loin. Et là, soudain… j’ai vraiment eu l’impression que… que tu te moquais de moi ! — Quoi ? Non ! » se défend-elle dans un sursaut. Il lui fait signe de se taire en levant la main : « Qu’est-ce que tu voulais que je croie en agissant de la sorte ? Peux-tu imaginer comment je me suis senti ? Et ce n’est que la semaine dernière que ma mère m’a raconté… ce qui s’est passé. Et aussi… ce que tu lui as dit… juste avant de partir. » Elle cherche à retrouver les mots qu’elle a prononcés ce jour-là, mais les souvenirs restent confus dans sa tête, autant parce qu’elle était vraiment fatiguée à la station de bus qu’à cause de l’alcool qu’elle vient de boire. Bruno reprend, le cœur serré : « Tu lui as dit que tu m’aimais. Et que tu faisais ça pour moi, parce que tu croyais que c’était la meilleure chose à faire. Pour moi. » Elle ne répond pas et détourne la tête. Merde ! Est-ce qu’Éléonore n’aurait pas pu se taire, pour une fois ? « Écoute, je ne sais pas si c’est vrai, reprend-il plus nerveusement, mais je ne vois pas pourquoi ma mère aurait inventé ça. — Alors, quoi ? T’es venu ici pour savoir si c’est vrai ? — Je ne sais pas. Peut-être, admet-il. Le fait est que… Jen, je suis malheureux sans toi. Tu n’as pas idée à quel point. Et s’il y a ne serait-ce qu’un fond de vérité dans tout ce que m’a dit ma mère… » Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que la jeune femme bondit du fauteuil pour venir se jeter contre lui, tremblante. Elle pleure dans ses bras et il la retient avec autant de force que si elle était physiquement sur le point de sombrer, puis, quand il sent qu’elle ne s’éloignera plus, il ferme les yeux contre sa tête et la berce doucement en chuchotant des mots en catalan. Elle étouffe sa plainte sous un baiser et s’accroche à son cou. Ils s’embrassent à en perdre le souffle, puis elle pose la tête sur son torse en soupirant : « Oh, Bruno, je suis tellement désolée ! » Il écarte sa tête pour la regarder dans les yeux : « Dis-moi que tu m’aimes. Dis-moi que tu ne me feras plus jamais un coup pareil ! — Je t’aime. Je serai sage, je le promets. » Du bout des doigts, il essuie les larmes restées sous les yeux de Jennifer : « Dis-moi que tu vas me laisser cette deuxième chance. Je serai patient, je ne vais rien précipiter, cette fois. La preuve : j’ai apporté de quoi rester ici une bonne semaine. » Jennifer a un rire doux et laisse sa tête retomber contre celle de Bruno. Elle voudrait ne pas tant ressentir les effets de l’alcool pour s’assurer que cette ivresse provient vraiment du bonheur qu’elle ressent. « T’es sûr de vouloir faire ça ? demande-t-elle au bout d’un moment. Avec la distance et tout…

— Ce n’est pas comme si j’avais le choix, dit-il. Tout vaut mieux avec toi que sans toi. Dire que ça m’a pris huit ans pour m’en rendre compte ! — Et… Emma ? — C’est fini. Et ça l’était bien avant que ma mère ne me parle de ce que tu lui as dit. Jen, tu me connais : comment t’as pu croire que je pouvais rester avec elle alors que je suis amoureux de toi ? Je ne pouvais pas lui faire ça ! Est-ce qu’elle ne mérite pas mieux, elle aussi ? » Jennifer ne répond pas, mais son regard est triste. Mieux que Bruno ? Comment cela est-il possible ? « Et je n’aurais jamais été capable de… Je ne pouvais pas retourner avec elle après ce que nous avions vécu, toi et moi, admet-il. Ça n’aurait pas été honnête de ma part ! » Il tressaille devant les mots qui viennent de s’échapper de sa bouche et se reprend aussitôt, par crainte d’avoir blessé Jennifer : « Mais je ne disais pas ça pour toi ! C’est juste que… pour moi… — Je ne suis plus avec Max, annonce-t-elle. — Alors on peut être ensemble ? dit-il en affichant un sourire lumineux. — Oh, bon sang, ne me pose pas cette question, souffle-t-elle en masquant de nouveau sa tête dans ses mains. Comment tu veux que je réponde à un truc pareil ? » Il croit qu’elle va se mettre à pleurer, mais elle ne fait que frotter ses yeux et secoue la tête pour reprendre ses esprits : « Bruno, je n’arrive pas à réfléchir. Je crois que je suis saoule. — Avec trois verres de vin ? » Elle sourit, puis revient entre ses bras. Ils restent ainsi un moment, à savourer leurs retrouvailles, puis elle chuchote sans bouger : « Je crois quand même qu’Emma ferait une bien meilleure épouse que moi. — Quelle idée ! — Arrête. Elle est tellement plus douce. Elle ne t’aurait jamais abandonné comme je l’ai fait. — Ça ne fonctionne pas comme ça ! Je t’aime, bon sang ! — Mais tu l’aimais, elle aussi ! » De ses mains, il rapproche de visage de Jennifer contre le sien, pose un baiser sur ses lèvres et sourit : « Ce que j’ai vécu avec Emma n’a rien de comparable avec notre histoire ! Même quand tu es partie, même si j’étais follement en colère, je… je te voyais partout. Comment tu veux qu’Emma rivalise avec ça ? — Mais je n’avais pas l’intention de… je savais que tu t’en remettrais. Et puis, la voyante a dit qu’elle te rendrait heureux… — Elle a aussi dit que nous étions faits l’un pour l’autre, tu te rappelles ? Et que je n’avais pas intérêt à rater cette seconde chance. — Elle a aussi dit que… toutes mes décisions impliqueraient des sacrifices. » Son visage s’assombrit. Elle se rapproche, se retient à lui de toutes ses forces : « Je ne pensais pas que ce serait pire que la première fois. — Ce sera toujours plus facile si on est tous les deux, tu ne penses pas ? — Oui. » Elle cherche sa bouche, entrecoupe ses baisers d’excuses qu’il repousse de « chut » discrets. Il caresse son dos sous sa chemise de nuit, la fait frémir d’envie en dévorant son cou. Elle se cambre, tire sur les vêtements de Bruno à l’aveugle pour les lui retirer, finit par jeter sa propre chemise de nuit sur le sol en grondant : « Bruno, qu’est-ce que tu attends pour me faire l’amour ? Je deviens folle !

— Qu’est-ce qui presse, poncella ? On a toute la vie… » Elle le fixe avec un regard trouble et tente de plaisanter : « Tu sais que ça m’excite quand tu me parles en catalan ? — Oui, confirme-t-il avec un large sourire. — Et quand tu me regardes comme ça, aussi… » Il la reprend contre lui, intensifie délibérément son regard avant d’embrasser son visage, ses lèvres… À son tour elle monte sur lui, mordille son cou, griffe doucement sa nuque. La réaction de Bruno est instantanée : il la soulève et l’entraîne dans la chambre. « Est-ce qu’on n’avait pas toute la vie ? se moque-t-elle. — On aura toute la vie. Après. » * * * Contre le corps de Jennifer, Bruno soupire de joie. Il aime ces instants où tout est simple. Il n’arrive pas encore à y croire. En frappant à la porte de Jennifer, il était persuadé qu’elle la lui claquerait au nez. Pourtant, rien qu’à entendre ces rires discrets qu’elle laisse filtrer à plusieurs reprises, il sait qu’il ne rêve pas. « Alors, cette mauvaise journée ? chuchote-t-il avec un air heureux. Ça va mieux ? — Oui. Beaucoup mieux. — Je ne t’avais jamais vue dans un tel état ! Un problème au travail ? » Elle secoue la tête, puis se redresse pour lui envoyer un petit air désolé : « J’ai reçu les papiers du divorce ce matin. Ça m’a fait un choc. — Oh, dit-il avec un léger sourire. — Quoi ? Ça ne te suffit pas comme raison ? — C’est juste que… moi, je les ai reçus il y a dix jours. Et je ne te dis pas la tête que j’ai tirée ! » Maintenant qu’il la tient dans ses bras, il ne peut s’empêcher de rire en se remémorant la colère noire qu’il a ressentie alors. C’est probablement ce qui a poussé sa mère à tout lui dire au sujet du départ de Jennifer. Aujourd’hui, il lui raconte qu’après ça, il n’a pas dormi pendant trois jours, qu’il a défait tous les lits et racheté de nouveaux draps. « Je devenais fou. J’avais l’impression que ton odeur était partout. » Elle renifle, cherche à masquer son visage contre lui, puis profite de l’écrin de protection qu’il forme avec ses bras pour chuchoter : « Je pensais que je ne méritais pas une deuxième chance. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Merde, Bruno ! Tu m’as déjà offert tout ça, une fois. Et j’ai tout gâché ! Est-ce qu’on n’a pas trop de regrets, toi et moi, pour essayer de tout reconstruire ? — Au contraire ! Cette fois, je sais exactement ce que j’ai perdu et je t’avertis : je n’ai pas l’intention de te perdre à nouveau, compris ? » Il la fixe avec des yeux réprobateurs. Elle feint un sourire, mais très vite ses craintes reprennent le dessus : « Tu ne trouves pas que c’est compliqué, nous deux ? Avec notre passé, l’avortement, ta mère qui me déteste… — Ma mère ne te déteste pas, dit-il en riant. Je ne sais pas ce que vous vous êtes dit, toutes les deux, mais elle n’a pas cessé de me répéter que c’était un malentendu, qu’elle était persuadée que tu m’aimais et qu’il n’était pas trop tard pour tout réparer. C’est probablement grâce à elle que je ne suis pas encore dans mon salon à ruminer notre divorce. » Après un doux baiser, elle replonge ses yeux dans ceux de Bruno : « Je suis désolée. Pour tout. J’étais vraiment persuadée que ta vie serait meilleure avec Emma. Et beaucoup plus simple aussi.

— Vivre sans toi n’est pas simple, Jen, c’est même un véritable tour de force ! Je ne sais même plus comment je m’en suis remis la première fois ! » Même s’il essaie de détendre l’atmosphère, elle lâche un soupir empreint de culpabilité : « Je suis triste pour Emma. — Tu ne devrais pas. Elle mérite mieux que ça, tu ne penses pas ? — Mieux que le Prince Charmant ? réplique-t-elle avec un petit sourire. Peut-être que dans ton patelin, il y en a beaucoup, mais ici… ça ne court pas les rues. — Je voulais dire : quelqu’un qui l’aime autant que moi, je t’aime. Quelqu’un qui traverserait l’océan, même s’il sait qu’il risque de revenir bredouille. Quelqu’un qui est prêt à remettre son cœur dans la balance, même en sachant que tu le lui as brisé par deux fois. — Si tu savais comme je suis désolée… — Je ne veux pas que tu sois désolée. Je veux que tu cesses d’avoir peur. Tu veux que je sois heureux ? Alors ne me quitte plus. C’est le seul moyen. » Elle se pend à son cou, embrasse ses lèvres à répétition : « Je te le promets. Crois-moi, j’ai eu ma leçon… — J’y compte bien. Et sache que les choses vont changer. Si tu tiens à retrouver ton titre de Mme de Verteuil, t’as intérêt à faire amende honorable ! — Dois-je comprendre que tu ne comptes pas me demander en mariage d’ici les dix prochains jours ? — Parce que tu crois pouvoir t’en tirer aussi facilement ? Ah non ! Tu vas devoir… mériter le droit de redevenir ma femme. » Elle pouffe de rire : « Mériter ? Rien que ça ? » Le repoussant sur le lit, elle se met à le caresser avec air gourmand, puis relève la tête : « Mériter dans ce sens-là ? — Tu crois que ça va suffire ? rigole-t-il à son tour. Remarque, si c’est ainsi que tu comptes me convaincre, je sens qu’on va rester divorcés un bon moment. Juste pour en profiter… » Ils rient ensemble, puis Bruno la ramène contre lui, mais les mains inquisitrices de Jennifer persistent à essayer de le rendre fou. Il doit d’ailleurs les emprisonner pour garder la tête froide : « Jen, je suis sérieux. Je crois qu’on a intérêt à y aller doucement, cette fois. — Doucement ? Tu veux dire… comme tout à l’heure ? Sur le canapé ? Quand tu disais qu’on avait toute la vie ? » Il étouffe un rire. Comment avoir une discussion posée quand le bonheur est aussi vif ? Tant pis. Ils parleront plus tard. Pour l’instant, il a seulement envie de céder à ce corps qui s’offre à lui. * * * Dix jours, c’est tout ce que Bruno peut se permettre avant de retourner en Catalogne. Comme Jennifer a repris le travail, ils font en sorte que chaque minute passée ensemble compte doublement. Ils ont à rattraper autant les jours perdus que ceux où ils seront séparés. Puisque la météo est clémente, Jennifer fait visiter Montréal à Bruno, bien qu’ils passent le plus clair de leur temps dans son petit appartement. Même lorsqu’il retourne à Esclanyà, Bruno reste un petit ami présent : il lui téléphone, lui écrit, lui envoie des photos, et elle le lui rend bien. Elle se plaît à rentrer du travail à pied, elle parcourt la ville pour prendre des tas de photographies qu’elle lui transmet par courriel. La distance pèse sur le cœur des amoureux, mais Bruno se défend de lui demander de revenir. Dès qu’il peut se libérer cinq jours consécutifs, il revient en laissant le vignoble entre les mains de sa famille. Au bout de trois semaines sans elle, il tourne en rond comme un lion en cage. Lorsqu’ils sont séparés, ils passent leur temps à planifier leurs prochaines retrouvailles : une

semaine ici, une autre là, les vacances d’été, peut-être Noël… Déjà, Jennifer jubile de pouvoir être chez Bruno pour les vendanges : elle a négocié un mois de congé avec Sergio. Ce qui lui tarde, c’est de retrouver le domaine et les enfants de Maria. Chaque début de semaine, Bruno lui fait livrer des fleurs : une pensée pour rester présent dans son esprit. Elle ne s’en lasse pas. Chaque fois, elle fait le tour du bureau pour les montrer à tout le monde, en répétant à quel point son petit ami est merveilleux. La planification de la semaine devient de plus en plus longue. Sergio se moque souvent d’elle et de son côté midinette qu’il constate pour la première fois. Il lui raconte la signification des fleurs, de leur couleur, et elle l’écoute comme s’il disait la vérité suprême : la pureté, la passion, l’amour, l’espoir… Autant de mots qui la font rêver lorsque son regard se perd dans le bouquet. C’est lundi et Jennifer n’est pas au rendez-vous habituel. Inquiet de ne pas la voir papillonner avec son bouquet, Sergio se rend à son bureau. De nouvelles fleurs sont pourtant là, toujours emballées, alors qu’elle s’empresse généralement de les mettre dans l’eau. Face à la fenêtre, la jeune femme fait pivoter sa chaise de gauche à droite. « Jen ? Il y a un problème ? — Tu parles ! » Elle bondit de sa chaise, s’avance vers lui, claque la porte pour les isoler du reste de l’étage et revient vers son bureau sur lequel elle jette une boite à son intention. Il sursaute lorsqu’il comprend de quoi il s’agit, mais elle continue de plus belle : « On s’était dit qu’on allait prendre notre temps ! On s’est promis qu’on n’allait pas refaire les mêmes erreurs ! Et qu’est-ce que je fais, là, tu peux me le dire ? — Jen, de quoi tu parles ? — De ça ! Tu vois bien de quoi je parle ? » Elle brandit la boite avec force et il s’approche en essayant de ne pas avoir l’air amusé : « Alors, il est positif ? » Elle déglutit nerveusement et s’assoit sur le rebord de son bureau avant de répondre par l’affirmative. « Quel est le problème ? Ça devrait te faire plaisir, non ? — Merde, Sergio : Bruno habite à l’autre bout de la planète ! Tu nous vois mettre un bébé au milieu ? — On n’a pas déjà eu cette discussion ? C’est pas toi qui parlais d’aller habiter avec lui d’ici un an ou deux ? Le temps que t’apprennes un peu de catalan et qu’on voit si on ne pourrait pas ouvrir un bureau à Barcelone ? — J’ai parlé de ça avec toi, mais pas avec lui ! Et on ne parle pas de deux ans, là ! On parle de… janvier ou mars, qu’est-ce que j’en sais, au fond ? » Elle croise les bras et secoue la tête : « Je suis vraiment la dernière des connes ! J’ai toujours fait attention à ce genre de bêtises et avec lui : paf ! Deux fois que je tombe enceinte ! — C’est forcément un signe, se moque-t-il. — Mais arrête ! C’est pas drôle ! On n’a jamais parlé de ça, lui et moi. » Sergio se remet à rire, s’installe à côté d’elle sur le rebord du bureau, et glisse un bras autour de ses épaules : « T’as fini de dire n’importe quoi ? Tu sais parfaitement que Bruno rêve de fonder une famille ! Et je suis sûr qu’au fond de toi, ça te rend heureuse d’être enceinte, je me trompe ? Est-ce que ce n’est pas le moment d’arrêter d’avoir peur ? » Elle soupire et laisse un sourire filtrer sur ses lèvres, mais elle ressent toujours cette boule d’angoisse au fond du ventre.

« Et je le lui annonce comment ? Par webcam ? » Il a un soupir exaspéré : « Je suppose que, vu les circonstances, et comme le domaine de Verteuil est un excellent client, je peux t’accorder quelques jours de congé ? » Elle sursaute et se jette à cou, mais à peine l’a-t-elle remercié, qu’elle recule pour lancer un regard inquiet : « Combien de jours ? — Le temps qu’il faut. — Et s’il ne veut plus que je reparte ? — C’est plus un fait qu’une question, ça. Et la question serait plutôt : es-tu prête à tout quitter pour rester là-bas ? — Je ne sais pas ! J’espérais que… qu’être là pour les vendanges m’aiderait à me décider, mais… avec le bébé… il va bien falloir que l’un d’entre nous cède, pas vrai ? » Elle s’interrompt et fronce tout à coup les sourcils : « Et pourquoi ce ne serait pas à lui de venir ici ? — Un appart’ au centre-ville de Montréal contre un domaine où il ne neige pratiquement pas, la nature, la mer… Ouf ! Le choix est difficile à faire, j’avoue. — Tu adores Montréal ! — C’est vrai, mais si j’avais un enfant, je serais le premier à migrer en banlieue pour avoir un petit bout de terrain. » Les yeux rivés au loin, elle souffle : « Sergio, je suis terrifiée. » Il la prend contre elle en riant : « Tout ira bien. » Elle le frappe sur l’épaule : « Ça ne te fait rien que je parte ? — Au contraire ! Mais je ne serais pas l’ami que je suis si je ne tenais pas davantage à ton bonheur qu’à cette compagnie. Je t’ai déjà dit tout ça, Jenny : le bonheur est le plus précieux de tous les biens. Et il est temps que tu penses un peu à toi. — Et Bruno, qu’est-ce qu’il va dire ? — Il n’y a pas trente-six moyens de le savoir. Achète ton billet ! » Le dynamisme et la bonne humeur reviennent en force lorsque Jennifer éclate de rire. Pendant toute la journée, elle passe d’un extrême à l’autre : elle voudrait partir le jour même, puis tempère son enthousiasme, hésite entre lui annoncer la nouvelle par téléphone ou débarquer chez lui sans crier gare… Au diable ses craintes ! Il n’est pas midi lorsqu’elle se décide à prendre le premier avion en direction de Barcelone.

Chapitre 22 C’est le milieu de l’après-midi lorsque Jennifer entre au domaine de Verteuil, au volant d’une voiture de location. Sur le palier de la résidence, pourtant, elle hésite. Aurait-elle dû annoncer son arrivée ? Et s’il n’était pas là ? S’il n’était pas prêt ? L’angoisse au ventre, elle finit néanmoins par frapper à la porte. Lorsqu’il apparaît, il se fige sur le seuil et plisse les yeux, comme s’il ne pouvait croire qu’elle est bien devant lui : « Jen ? — Surprise », dit-elle avec une petite voix. Le journal qu’il tient entre les mains tombe sur le sol et, l’instant d’après, elle est dans ses bras. Il la fait virevolter dans l’entrée et leurs rires résonnent en chœur : « Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu venais ? Je serais allé te chercher à l’aéroport ! — Comme tu le vois, je sais retrouver mon chemin. » Il touche son visage en répétant : « J’arrive pas à y croire ! Et depuis quand tu prépares ton coup ? On s’est parlé avant-hier et tu ne m’as rien dit de ce voyage ! — Tu me connais : je suis le genre à agir sur un coup de tête ! — Et j’en suis heureux ! Mais entre ! Bienvenue chez toi ! » Il la tire vers la cuisine tout en lui posant un millier de questions. Est-elle fatiguée, a-t-elle faim, soif ? Il s’empresse de téléphoner à son père pour annoncer qu’il n’ira pas dîner chez lui ce soir, lui fait part de la bonne nouvelle avec une voix qui réchauffe le cœur de Jennifer. Pendant qu’il termine sa conversation, elle sort sur la terrasse arrière, ferme les yeux et respire l’air du domaine à s’en étourdir l’esprit. Les bras de Bruno se faufilent par derrière, la serrent contre lui, et il se met à rire contre sa tête : « Qu’est-ce que je suis content de te voir ! Tu restes combien de temps ? Et pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’aurais pu organiser quelque chose ! Tu veux qu’on aille faire un tour ? » Elle se tourne face à lui et plaque un baiser rapide sur sa bouche : « Pourquoi partir ? Tout ce dont j’ai besoin est ici. » Au lieu de poursuivre cette étreinte, elle s’éloigne et revient à l’intérieur de la maison. Il la suit pendant qu’elle grimpe à l’étage, entre dans sa chambre, ouvre le placard, regarde partout. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu vérifies si j’ai planqué ma maîtresse dans le placard ? plaisante-t-il. — Je cherche la boîte avec… tu sais, celle avec les objets qu’on a achetés il y a huit ans ? La sculpture, le tableau ? » Il récupère la boîte du haut de l’armoire et la dépose sur le lit. Jennifer retire rapidement les gros objets, puis verse le reste sur le lit avec impatience. « Qu’est-ce que tu cherches ? — Deux minutes ! — Jen ! T’as fait dix heures de route pour venir me voir, ou pour récupérer un bidule dans cette boîte ? — Les deux. » Ayant cherché à travers tout le contenu, elle fronce les sourcils et le fixe avec un air inquiet : « Et ma bague, elle est où ? — Ta bague ?

— Mon alliance ! La dernière fois, elle était là ! » Il sourit, même s’il ne comprend toujours pas ce qu’elle veut en faire. Il se dirige vers sa table de chevet, en sort le bijou rangé dans un écrin et le lui donne. Jennifer s’assoit sur le lit et tapote la place à côté d’elle pour qu’il vienne la rejoindre. Une fois en place, elle tend l’écrin vers lui : « Tu veux bien m’épouser ? Je veux dire… encore ? » Il pouffe de rire et, quoique charmé, il fait mine de la disputer : « Quoi ? C’est ça, ta demande en mariage ? Tu me redonnes ma vieille bague et tu me poses la question dans un lit en bordel ? — J’ai pas eu le temps de m’arrêter à la bijouterie, se défend-elle. Je ne voulais pas rater le prochain vol. » Pour donner plus de conviction à sa demande, elle se laisse tomber à genoux devant lui. Elle n’a cependant pas ouvert la bouche qu’il secoue la tête en riant : « Jen, bon sang ! Ce sont les hommes qui font ce genre de choses ! — T’as fini de jouer les machos ? l’engueule-t-elle, sans prendre le temps de se relever. Si j’attends que tu me refasses ta demande, je risque d’avoir accouché, bordel ! » La nouvelle secoue Bruno et il la fixe d’un regard incertain. Toujours sur le sol, Jennifer se contente de secouer l’écrin devant lui pour lui rappeler qu’elle attend toujours la réponse à sa question. Il lui retire l’alliance des mains et se laisse tomber à sa hauteur : « Ton histoire de… d’accouchement, c’était… une façon de parler ou… ? — Ben… pas trop, non, admet-elle avec une petite voix. — Oh… bon sang… — C’est trop tôt ? demande-t-elle avec une soudaine nervosité. Parce que je ne savais pas que… je te jure que je n’ai rien prémédité ! » Elle étouffe ses larmes et sa voix se met à trembler : « Je ne voulais pas faire la même erreur, tu comprends ? Alors j’ai sauté dans le premier avion… Sergio a dit que ce serait OK. » Il la plaque contre lui, happé par une vague d’émotion qu’il n’arrive pas à contrôler. Il répète : « C’est OK. Évidemment que c’est OK. » Puis, comme si la nouvelle venait enfin de faire sens dans son esprit, il la repousse pour lui faire face, puis retrouve un sourire éclatant, même si ses yeux se brouillent : « Oh, bon sang, on va avoir un bébé ! Jen, tu te rends compte ? — T’es content ? — Content ? Je suis fou de joie, oui ! » s’écrie-t-il. Les yeux de Bruno fixent son ventre un instant, puis il la reprend contre lui : « Comment t’as pu croire que je ne serais pas content ? » Tout à coup, il s’écarte d’elle une seconde fois. Un tas d’idées semblent lui passer par la tête tandis que son visage devient livide : « Dire qu’on n’est même pas mariés ! » Il cherche la petite boîte de la bague avec un air affolé. Avec une pointe de contrariété, il marmonne : « J’avais imaginé… quelque chose de plus… enfin… des bougies ou… » Il arrache la bague à son écrin, scrute Jennifer et lui demande : « C’est vraiment ce que tu veux ? Parce que… j’ai besoin que tu sois certaine de ton choix. La première fois… — Ça n’a rien à voir avec la première fois. — Je ne te le fais pas dire ! siffle-t-il avec une pointe de moquerie. Cette fois-là, c’est moi qui ai fait la demande. Et c’est à moi de faire ça ! »

Elle se love contre lui en riant, soupire de joie en le voyant aussi ému et désemparé par sa demande en mariage. « Va falloir t’habituer. Je suis le genre de femme qui aime bien surprendre. » Il l’embrasse jusqu’à ce qu’elle se détende entre ses bras, puis il prend sa main et repositionne le bijou entre eux : « Jennifer Élie, voudrais-tu, s’il te plaît, me faire l’honneur de redevenir ma femme ? » Elle sourit, retient le « oui » qui hurle dans sa gorge pour prendre un air faussement désintéressé : « Ça veut dire que je le mérite ? — Quoi ? — T’as dit que cette fois, j’avais intérêt à mériter mon titre, tu te souviens ? » Il grogne en secouant la tête : « Mais tu vas dire oui, enfin ? — Ça dépend. — Mais de quoi ? Il n’y a pas deux minutes, c’est toi qui me posais la question ! — C’est qu’on n’a pas encore parlé de qui vivrait où. La garde partagée, c’est un peu compliqué… » Le visage de Bruno s’assombrit et son regard fuit. Il angoisse à l’idée que Jennifer lui demande de tout quitter pour aller s’installer avec elle, à Montréal. Pas qu’il n’y ait pas déjà songé, mais il a bien l’intention de négocier une vraie maison et un peu de verdure. Et elle a intérêt à accepter de venir passer l’hiver en Catalogne ! Il redescend la bague hors de son champ de vision, repose les yeux sur elle : « Qu’est-ce que… tu voudrais ? — Dis donc, un bébé, ça te rend bien docile, se moque-t-elle. — Jen, t’es en train de me rendre fou… Dis-moi ce que je dois faire pour te ramener à l’autel ! » Elle revient contre lui, l’embrasse jusqu’à ce qu’il perde presque la tête et souffle contre sa bouche : « Je reviens à la maison. Enfin… si tu veux bien partager ton château avec moi… — Évidemment que je le veux ! Ma parole, tu veux vraiment que je fasse une crise cardiaque ! » Elle rit en tirant sur son bras, car il semble avoir oublié l’anneau. « Tu me la fais, ta demande, maintenant ? — Jen, bon sang ! J’ai rien préparé ! Je m’étais imaginé… — Chut ! La demande ! » Elle se détache de lui, se relève et lui redonne sa main en retenant un rire. Il secoue la tête, puis embrasse les doigts qu’elle tend vers lui : « Pour l’amour de Dieu, Jennifer Élie, épouse-moi avant que je ne devienne fou ! — T’es déjà fou ! — De toi, oui ! rigole-t-il en l’attirant à lui. — Et aussi parce que tu vas te remarier avec la même fille ! T’es bête ! À ta place, j’aurais choisi la petite jeune ! — Je te fais remarquer que tu n’as pas encore dit oui », gronde-t-il. Son visage affiche un air radieux : « Oui. — Enfin ! » Il s’empresse de lui glisser l’alliance au doigt, puis, d’un baiser rempli de promesses, il la bascule sur le sol.

1 Référence au film Groundhog Day, dont le titre a été traduit par Le jour de la marmotte au Québec et au Nouveau-Brunswick et Un jour sans fin en France. 2 Menuda : petite, en catalan.

Suzanne Roy est professeure de multimédia au collégial et chargée de cours en pédagogie à l’UQÀM. Elle a une formation en études littéraires, mais ne s’est remise à l’écriture qu’après de nombreuses années. Depuis, les idées pleuvent et elle ne s’arrête plus ! Elle a d’ailleurs plus d’une douzaine de romans terminés dans son tiroir numérique. Retrouvez l’actualité de Suzanne Roy sur son blog : idMUSE.net/blog

Ne manquez pas la prochaine publication de Suzanne Roy aux Éditions Laska… En enfer avec toi Collection Pénombre (romance paranormale) Rachel aurait dû mourir. Pourtant elle s’est réveillée, et elle se sent en bien meilleure forme que durant ces derniers mois à l’hôpital. Ce lieu inconnu où elle se trouve, est-ce l’enfer ou le paradis ? Et l’homme qui l’y accueille, est-il son ange gardien ou un monstre ? Date de parution : 27 juin 2013

… et découvrez sans attendre un extrait de… Chronique d’un amour fou Anne Rossi Ariane Senchat est surdouée, asthmatique, vierge et bonne aux échecs. Ah, et elle tient aussi un journal intime. De son entrée en fac de droit à Paris à son premier stage en Australie, elle y consigne ses pensées, ses aventures et surtout, ses tribulations amoureuses… Date de parution : du 11 mai au 21 septembre 2013

Extrait de

CHRONIQUE D’UN AMOUR FOU Anne Rossi Corrigé par Charlise Correction Rédaction et Jeanne Corvellec

ÉDITIONS LASKA Montréal

Épisode 1 : Un mariage en hiver Journal d’Ariane Senchat, 5 janvier 2008 Blanc. Il y a du blanc partout. Différentes nuances de blanc. Le blanc un peu cireux des cierges qui éclairent l’église. Le blanc soyeux de la robe de mariée, étalée comme une corolle. Le blanc éclatant des bouquets de lys attachés au début de chaque rangée. Le blanc laiteux des grains de riz dispersés sur le parvis. Et, au-delà, dans l’obscurité qui s’installe peu à peu, le blanc lumineux de la neige. Quelle idée de vouloir se marier en hiver. Les mauvaises langues prétendent que ce serait pour légitimer une situation compromettante. Elles ne connaissent pas ma sœur. Plus bardée de principes, il n’y a pas. Je me demande si son futur mari a seulement eu le droit de l’embrasser. Je ne le connais pas. Elle vit à Paris, moi à Dijon avec nos parents ; même si très bientôt je vais devoir la rejoindre. Elle est venue une fois nous présenter son fiancé, mais je n’étais pas là, j’avais un tournoi d’échecs. Elle a d’ailleurs beaucoup récriminé contre mon absence — du moins c’est ce que m’en ont dit les parents à mon retour. De toute façon, elle passe son temps à me critiquer dès que nous sommes ensemble, alors un peu plus un peu moins… Sous prétexte qu’elle a quatorze ans de plus que moi, elle semble croire que je lui dois un respect inconditionnel. Tu comprendras, cher journal, que, dans ces circonstances, je ne sois pas ravie à l’idée de passer les quatre prochaines années chez elle. Oui, les quatre prochaines années, si je compte aller jusqu’en maîtrise de droit. Tu me diras, c’est une bien grande ambition de la part d’une fille de seize ans. Je te le concède. En même temps, à seize ans, j’ai déjà mon bac en poche, et je commence l’université. Ou plutôt j’aurais dû la commencer si un problème de santé imprévu ne m’avait pas fait manquer tout le premier trimestre. Chez moi, l’esprit fonctionne un peu trop bien et le corps un peu trop mal. Les docteurs m’avaient dit qu’en grandissant, mes problèmes d’asthme avaient de grandes chances de disparaître, mais apparemment ils se sont trompés. La preuve : un simple petit refroidissement le dernier jour des vacances scolaires (d’accord, ce n’était peut-être pas très intelligent de se baigner dans ce lac de montagne, mais Olive m’avait lancé un défi, et je ne suis pas du genre à me défiler) et je me suis traîné une pneumonie qui a vite dégénéré au point de me contraindre à passer trois mois sur un lit d’hôpital. Et à manquer la seconde visite de Cassandra et de son fiancé. Enfin, je suis remise à présent, j’ai même pu assister au mariage, ma sœur devrait être contente. Eh bien non, elle me foudroie du regard parce que j’ai l’audace d’écrire dans mon journal pendant sa cérémonie de mariage. Disons que c’est pour me dégourdir les doigts ? Il fait sacrément froid ici, tous les invités grelottent. Il ne manquerait plus que je fasse une rechute. Certes, j’ai pu suivre les cours par correspondance, mais ce n’est pas la même chose. J’essaye d’espionner le fiancé du coin de l’œil, mais je n’en vois pas grand-chose. Une silhouette de nageur (grande taille, épaules larges, hanches étroites) et des cheveux un peu trop longs (il aurait quand même pu faire un effort pour le jour de son mariage) qui masquent son visage. Je réalise que je ne sais rien de lui, à part ce que m’en ont raconté les parents à travers les propos de Cassandra, alors j’imagine que c’est tellement déformé que cela ne vaut rien. Il est professeur de littérature. Pas à l’université où je vais aller — la plus prestigieuse de la ville — mais une autre de moindre importance. Enfin, ça, ma sœur s’en fiche, elle clame à tout vent qu’être directeur d’études, à son âge (si je me souviens bien, il a cinq ans de moins qu’elle), augure une

carrière prometteuse. Si ça se trouve, elle l’a épousé rien que pour ça. Je me souviens, lorsqu’elle était au lycée, elle passait des heures au téléphone avec ses amies (en plein milieu du salon, pour que tout le monde en profite) pour décider avec quel garçon il était bien vu de sortir ou pas — en fonction de sa fortune personnelle, de la place de ses parents dans la société et de son allure, dans cet ordre. Pour en revenir au présent, j’ai hâte que la cérémonie se termine. J’ai les doigts gourds, je n’arrive presque plus à écrire. Je déteste les mariages. Je ne me marierai jamais. Je finirai vieille fille. Une tare de plus à mon actif… Si je récapitule : A : Je suis « intellectuellement précoce ». On pourrait croire que c’est un avantage, mais quand vous parlez et que les autres ne comprennent même pas ce que vous leur dites, c’est lourd. B : Je suis asthmatique, ce qui ne serait pas dramatique en soi, si je ne finissais pas à l’hôpital à la moindre infection. C subséquent : À cause de ça, ma croissance a été perturbée. Tout au long de ma scolarité, j’ai entendu : « Mais qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? L’école maternelle/primaire, c’est de l’autre côté de la rue ». En terminale, on me prenait pour une collégienne ; peut-être qu’à la fac, j’aurais enfin droit au statut de lycéenne ? D (conséquence des trois précédents ?) : Je n’ai jamais eu un seul vrai copain (au sens amical du terme, hein ; pour le reste, je n’ai pas encore vraiment cherché). E (pour couronner le tout) : Je vais devoir aller m’installer chez ma sœur qui me déteste et qui en plus vient de se marier. Je me demande comment mes parents sont parvenus à convaincre Cassandra d’accepter cette situation. Sans doute en faisant appel à son sens inné des responsabilités. Ils n’ont jamais compris qu’elle et moi n’avions absolument rien en commun. Ah, je crois que c’est fini. Journal d’Ariane Senchat, 5 janvier 2008 (soir) Finalement, cela ne va peut-être pas être si horrible que ça, cette cohabitation forcée avec ma sœur. Son mari a l’air plutôt gentil. Ça devrait permettre de mettre de l’huile dans les rouages. Après la cérémonie au temple, il y a eu un vin d’honneur dans les jardins de la mairie (ça sert d’avoir un papa conseiller municipal…). Je suis restée un bon moment collée au buffet à grignoter du bout des dents, tout en considérant d’un œil morne le ballet des mondanités qui se déroulait devant moi. Puis j’ai entendu une voix chaude derrière moi : « Tu n’as pas trop froid ? » Beau-frangin. Vu de près et de face, il est vraiment très beau. Pour une fois je suis d’accord avec les choix de ma sœur… Imagine-toi, cher journal, mon antithèse à peu près parfaite : grand et baraqué, des cheveux d’un noir brillant (contrairement aux miens, châtain délavé) juste assez longs pour faire sexy sans paraître débraillé. Des yeux brun foncé (les miens sont gris, couleur de pluie) masqués par des lunettes, très intellectuel, dans un visage aux traits bien dessinés. On aurait dit un acteur plutôt qu’un prof ; en tout cas, si j’avais ce type de prof, je serais certainement plus attentive en classe. Surtout, le genre de sourire qui te donne envie d’être joyeuse en retour, même si l’instant d’avant tu étais complètement déprimée. Il a attrapé une de mes mains entre les siennes et je me suis efforcée de ne pas rougir. Il ne pouvait pas savoir que c’était la première fois que l’on me touchait de la sorte. Ma famille n’est pas vraiment portée sur les effusions. « Tu as les mains gelées ! » Effectivement, mes ongles avaient dépassé le stade du bleu pour virer à un blanc de mauvais

augure. Il a frictionné mes doigts pour rétablir la circulation. Il a de grandes mains chaudes, cher journal, c’est… Mais je ne suis pas censée fantasmer sur le fiancé, non, le mari de ma sœur. Ensuite, il m’a demandé de l’attendre pendant qu’il allait me chercher une boisson chaude. Il est revenu avec un bol de chocolat brûlant, et la sensation de la porcelaine chaude contre mes doigts m’a presque fait mal. Je commençais à me sentir nettement mieux, lorsque Cassandra est arrivée comme une furie et l’a attrapé par le bras au son de : « Mais qu’est-ce que tu fiches ?! Viens, tu n’as pas salué les Quelqu’un. » Je me demande vraiment ce qu’il fait avec elle. Enfin, ce ne sont pas mes oignons. Grâce au chocolat, j’ai réussi à survivre à la fin du buffet ; après quoi nous avons continué la fête dans un grand restaurant qui offrait au moins l’avantage d’être chauffé. Je me suis retrouvée coincée entre une vieille dame persuadée que la vie de son chihuahua était passionnante, et une femme de l’âge de ma mère qui ne me prêtait aucune attention, trop occupée à faire des effets de décolleté à son voisin. Du coup, j’ai confectionné de petites boulettes de pain et je me suis amusée à reconstituer un échiquier sur les carreaux de la nappe. Les noirs ont gagné deux fois, les blancs trois. Incroyable ce que ça peut être long, un repas de noces. À un moment, j’ai relevé la tête, et je l’ai vu qui m’observait d’un air amusé. Ça change de Cassandra qui a toujours l’air de penser que je me conduis en parfaite asociale (ce qui est partiellement vrai, je le lui accorde). J’ai essayé de me terrer dans mon coin lorsque l’heure des danses a sonné, mais papa est venu m’en extirper pour que je le fasse danser. « Je suis tellement fier de ma fille. » Tu parles. C’est parce que maman prétexte de son arthrite pour couper à la corvée ; qu’elle ne croie pas que je sois dupe. Non pas que je danse mal, ce serait malheureux avec toutes les leçons que j’ai eues (non : auxquelles on m’a contrainte, maman étant persuadée que l’apprentissage des danses de salon est vital à toute jeune fille de bonne société), mais papa n’a pas son pareil pour écraser les pieds de ses danseuses. J’ai regardé Cassandra tourbillonner au bras de son Apollon. Pourquoi je ne peux pas lui ressembler ? Grande, séduisante, riche, aimée. Mon intelligence ? Je la laisse à qui en veut, pour ce que cela me rapporte. Papa m’a obligée à danser avec toutes ses relations, flattées d’être menées par une « si jolie jeune fille ». Ces vieux libidineux ne pensaient qu’à loucher dans mon décolleté. Manque de bol pour eux, ils n’ont guère eu de quoi se rincer l’œil de ce côté-là. Le seul bon moment, c’est encore beau-frangin qui me l’a offert. Un tour de danse magique. Pas de pieds écrasés, pas de regards sournois. De grandes mains fermes posées dans mon dos (il faut que j’arrête de fantasmer sur ses mains). « Tu danses très bien », m’a-t-il complimentée à la fin. J’ai viré au rouge brique et prétexté que j’avais très chaud pour quitter la piste et me réfugier derrière une plante en pot avec un verre d’eau. Ça ne va pas durer, ma mère va bien finir par me repérer à un moment où à un autre, mais en attendant, cher journal, ça me calme de pouvoir écrire. Journal d’Ariane Senchat, 6 janvier 2008 Vivent les voyages de noce ! Je dispose de l’appartement pour moi toute seule les deux prochaines semaines. Cassandra m’a laissé deux milliers de recommandations que je me suis empressée d’oublier. Elle m’a refilé un mémento aussi épais qu’un dictionnaire, et j’ai bien vu que son mari se retenait pour ne pas rire. Moi pareil. Après les avoir déposés à l’aéroport, je suis revenue à l’appartement avec mes parents. J’ai cru que j’entrais dans un hôpital. Non, j’exagère : dans un hôpital, il y a des couleurs, des fresques

réalisées par les patients. Ici, tout est blanc : le sol, les canapés, la moquette des chambres, les lampes… « Ce doit être salissant », a remarqué ma mère d’un ton soucieux. Je me demande si ce n’est pas précisément la raison pour laquelle ma sœur a choisi cette couleur. T’ai-je déjà dit, cher journal, qu’elle était légèrement obsessionnelle au sujet de la propreté ? Les produits de nettoyage occupent un placard entier dans la cuisine. Et une bonne dizaine de pages de mon mémento sont consacrées à la question du ménage. « Remarque, avec ton asthme, il faut te montrer prudente ». Je sais, maman. Je dois faire attention à la poussière, aux acariens, aux pollens, aux poils d’animaux et que sais-je encore. Ce serait plus court de faire la liste de ce qui ne me met pas en danger de mort. Mais, contrairement à Cassandra, je n’en ai jamais fait une obsession, moi. Je me demande si elle me laisserait mettre des posters dans ma chambre. J’adore celui d’Einstein qui tire la langue. Mais ne rêvons pas, je suppose qu’elle aurait des palpitations si jamais j’osais souiller ses murs avec des images colorées. Je vais devenir neurasthénique dans cet endroit. Curieusement, aucune trace de sa marque à lui. Il est vrai qu’ils ne vivaient pas ensemble avant le mariage, cet appartement est celui de ma sœur. Un symbole de sa réussite sociale… Parce que, oui, rendons-lui cette justice, elle a quand même très bien réussi sa vie. De bonnes études d’économie, un poste prestigieux dans une grande entreprise, il ne manquait plus que le mari à sa panoplie de la femme accomplie. Elle vient de le décrocher, tout va bien dans le meilleur des mondes. Tu sais quoi, cher journal ? Je crois que je commence à détester le blanc.

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